Contes et légendes par un soir de veillée
Ce qu’on a gagné en 2020, c’est du temps. Du temps pour se reposer, se recentrer, et du temps comme prétexte pour se lancer dans de nouveaux projets, comme l’ont fait Lloyd Blake et Bilyana Bachvarova, en lançant le podcast Contes des soirs perdus . Pour Karoo, on discute des origines du podcast, de l’importance des contes et du retour à l’oralité.
Salut les gars ! Vous pouvez vous présenter aux lecteurs de Karoo ?
Bilyana : Je m’appelle Bilyana, j’ai 25 ans et je suis en dernière année de langues romanes. Je fais l’agrégation pour être prof et je m’occupe des réseaux sociaux du podcast.
Lloyd : Moi c’est Lloyd, également en dernière année de langues romanes et je fais aussi l’agrégation pour devenir prof de français. C’est ma voix qu’on entend dans les podcasts. Ancien chef louveteau, j’ai pu faire de l’improvisation pour mes animés et ça m’a guidé vers le fait de raconter des histoires.
Et qu’est-ce que vous faites sur Internet ?
L : On a créé le podcast Contes des soirs perdus , dont le principe est de partager les cultures de différentes régions du monde en passant par le folklore. Ça permet de voir ce que des régions complètement éloignées et des cultures isolées parfois pendant des milliers d’années peuvent avoir en commun ou de particulier dans les histoires qui circulent depuis des siècles. L’idée du podcast est d’explorer des histoires traditionnelles ; par exemple, nos épisodes sur les Amérindiens sont des histoires qui ont été collectées au début du XIX e siècle , mais qui avaient circulé déjà depuis très longtemps dans les tribus de façon orale. C’est leur particularité culturelle.
C’est le côté veillée, l’ambiance mystérieuse qui t’ont amené à raconter des histoires ?
L : En fait, c’était durant mon premier week-end en tant que chef. Les gosses étaient surexcités et il fallait leur raconter une histoire pour les faire dormir. Je me suis proposé et par la suite, c’est toujours moi qui les mettait au lit.
Lloyd, c’est toi qui a eu l’idée de créer un podcast ?
L : Oui. J’adore les légendes et les contes, et c’était une super motivation de me demander ce que j’allais raconter pendant les week-ends ou les camps scouts. Quand j’ai quitté les mouvements de jeunesse, ça m’a manqué et j’ai eu envie de raconter des histoires à nouveau. Le podcast a été l’occasion de m’y remettre. Contes des soirs perdus , ce sont des histoires que j’ai envie de partager. Le premier épisode est sorti il y a moins d’un an, le 16 avril 2020.
Et toi Bilyana, tu as rejoint l’aventure dès le début ?
B : On n’a pas tout de suite créé nos comptes sur les réseaux, donc dans les premiers temps j’aidais Lloyd en étant son premier public. Il me racontait une première fois l’histoire, je donnais mon avis, je disais s’il y avait des choses qui devaient être modifiées ou pas, je relisais le script... C’est d’ailleurs ce que je fais encore aujourd’hui. Je suis un peu le cobaye ! Et après ça, quand on a commencé à avoir des écoutes, on a créé le compte Instagram et puis le compte Facebook. Mais je ne suis là qu’en aide, car c’est vraiment Lloyd qui est au cœur de la création.
L : Mais c’est toi qui revoit aussi les textes.
Vous n’êtes que deux à la création ? Vous n’avez pas d’autre premier public ?
L : Non, pas d’autre premier public, mais depuis le début de la saison 2, on travaille avec deux amis qui s’occupent de la partie technique (enregistrement, mixage et montage). Si l’un d’eux a des idées, on les explore ensemble. Le monteur insiste d’ailleurs pas mal pour qu’on fasse Le voyage vers l’Ouest , la grande légende chinoise qui a inspiré Dragon Ball .
Dans l’épisode sur Sindbad , j’ai remarqué qu’il y a un peu plus de travail au niveau du sound design et de l’ambiance...
L : Oui, c’est dû à l’arrivée de Gilles et Arnaud. C’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire et j’ai tenté de créer une ambiance pour chaque scène dès le premier épisode. Je cherche à faire vivre l’histoire à travers le son. Le souci, c’est le temps que ça prend et les compétences que ça demande. C’est un des boulots les plus ingrats : au cinéma, personne ne va dire que le son est vraiment bon. À la limite, on va parler de la musique, mais le son, quand il est bien fait, on ne le remarque pas. Comme c’est très compliqué et que je n’ai pas les compétences, j’avais abandonné cette idée. En travaillant avec Arnaud et Gilles, on vise l’objectif de passer à une ambiance beaucoup plus définie et perceptible.
Pourquoi avoir choisi la forme du podcast ? Lloyd, tu t’y connaissais déjà un peu ?
L : Je n’avais jamais bidouillé avec du son… Ça a été un apprentissage de A à Z, je ne savais même pas quel programme utiliser au début. Vers la fin de la saison 1, le montage d’un épisode me prenait encore une dizaine d’heures. Pour ce qui est de la forme, à Louvain-La-Neuve j’étais au Kap Contes1 pendant un an, donc raconter des histoires c’est quelque chose que je faisais déjà et ça n’est jamais passé par l’image. Le podcast s’est imposé de lui-même par rapport au type de contenu. Et puis le podcast, c’est beaucoup écouté le soir. Quand les gens vont se coucher, ils n’ont pas envie d’avoir un écran devant eux ou d’avoir de la lumière.
Ça marche plutôt pas mal en ce moment, les podcasts.
L : Oui, un peu comme YouTube vers 2010-2012, quand beaucoup de créateurs ont commencé leurs vidéos. Je ne sais pas si c’est parce que je rentre dans ce monde et que je vois quelque chose que je n’avais jamais vu ou si c’est une émulation intéressante, mais il y a un peu cette idée que tu peux faire ce que tu veux. J’ai vu passer un podcast d’un type qui parle des grands courants de l’histoire du foot : il n’a pas besoin d’avoir un producteur qui lui dit « Oui ça c’est une bonne idée, vas-y ». Il le fait, il le diffuse et les gens qui aiment écoutent.
Vous êtes adaptés aux enfants ? Parce que certaines histoires font parfois un peu peur, par exemple celle du garçon qui dessinait des chats …
L : Celle-là, spécifiquement, c’est une histoire que j’adorais quand j’étais petit. Elle est adaptée aux enfants, mais en général (et je pense surtout à l’épisode grec), je ne raconte pas les histoires en ayant un public d’enfants en tête. J’ai eu pas mal de retours de parents qui me disent qu’ils écoutent les podcasts avec leurs enfants : je trouve ça chouette car le parent est là. S’il y a des thèmes un peu délicats, il peut en discuter avec l’enfant. Je ne serais pas toujours à l’aise qu’un enfant écoute ça seul parce que, par exemple dans l’épisode sur la Grèce, il est pas mal question de viol (comme celui de Danaé par Zeus).
C’est quoi votre public cible alors ? Qui est votre auditeur type ?
L : On vise plutôt un public d’adolescents. Un profil se dessine sur les réseaux sociaux, mais on ne sait pas dire si c’est notre auditeur type ou l’auditeur qui nous suit sur les réseaux. On a l’impression que le public est plutôt féminin, un cliché qui reste fort dans le monde littéraire. Mais je dirais que notre auditeur type est dans la deuxième moitié de la vingtaine, principalement.
B : C’est difficile de savoir si c’est véritablement féminin ou si les femmes osent plus se manifester sur les réseaux. Il y a toute une partie du public à laquelle on n’a pas accès.
Comment ça se passe pour choisir les contes ?
L : Dans un premier temps, le choix des histoires se fait dans un souci de variété : je regarde les régions des épisodes déjà parus et j’essaye de changer de territoire géographique. Ensuite, je regarde le matériel à disposition parce que je mets l’accent sur l’authenticité des histoires. Si tu tapes « légendes africaines » sur Google tu auras beaucoup de résultats, mais les sources dignes de foi sont un peu plus compliquées à trouver, ce qui limite parfois mes choix. Je ne cite pas toujours mes sources parce que j’ai commencé avec des histoires connues comme les frères Grimm, les Lettres de mon moulin … À ce moment-là, les sources étaient évidentes. Donner des références pourrait être intéressant pour les gens, mais je ne veux pas allonger inutilement le podcast avec trop d’informations.
B : Par contre tu fais toujours une mise en contexte à la fin de l’épisode.
L : Et si l’histoire vient d’un auteur en particulier, je le cite.
Donc tu prends le texte comme tu le trouves ?
L : Non, il y a toujours une phase de réécriture : généralement, je trouve les contes à l’écrit alors il y a aussi une oralisation à faire. Puis j’ai très souvent des sources en anglais que je dois traduire. Parfois les sources sont très longues (comme le Chevalier au lion ou Faust , des romans de 400 pages à raconter en une vingtaine de minutes), parfois le texte original de certaines histoires est introuvable ; je me base alors sur des descriptions du récit pour recréer la narration.
Y a-t-il des pays ou des cultures que vous trouvez plus riches en termes d’histoires, donc plus « intéressants » à traiter ?
B : Ce que je trouve intéressant, ce n’est pas tellement de voir qu’il y a des cultures plus riches que d’autres, mais voir que des histoires se recoupent vraiment dans des cultures différentes. Elles sont modifiées par rapport à la culture-même, mais certaines histoires sont fondamentalement identiques et c’est ça qui est intéressant, leur circulation et leur adaptation à la réalité de chaque culture.
Ça vous est déjà arrivé de raconter la même histoire dans des cultures différentes ?
L : Non, pas encore. Éventuellement, ça pourrait arriver parce que l’ Odyssée , par exemple, est un patchwork de légendes qui circulaient autour de la Méditerranée. C’est pareil pour Sindbad : dans l’un de ses voyages, il débarque sur une île avec son équipage, mais un cyclope les capture et les mange. L’exercice est de trouver des histoires suffisamment proches pour que les gens se rendent compte des similitudes, et assez éloignées pour que ça reste intéressant à raconter. Un vrai travail de funambule. Pour moi, il n’y a pas de culture plus riche qu’une autre. Un des besoins les plus ancrés chez l’humain est de créer du narratif. On a besoin d’histoires. Toutes les cultures ont des histoires. Par contre, certaines cultures ont un folklore beaucoup moins bien documenté, et d’autres sont plus intéressantes pour un public européen car elles sont beaucoup plus exotiques. Le Japon est un exemple parfait : il est situé juste à ce point où les gens voient ce que c’est et situent vaguement la culture, mais il reste très exotique. Et cela sans que la culture soit plus intéressante en elle-même. C’est un pays qui fait rêver, c’est sûr. J’ai l’impression que le Japon s’est fait connaître dans notre génération par le biais des mangas ou des films de Miyazaki ( Princesse Mononoké, le Voyage de Chihiro ), qui sont des œuvres très ancrées dans le folklore japonais. Depuis que j’ai commencé le podcast et que je connais un peu plus les légendes japonaises, je vois des influences dans les Miyazaki que je n’avais jamais vues avant. Ça garde les gens en terre connue : même si ils ont juste vu le Voyage de Chihiro , ils savent ce qu’est un yokai 2 .
Tiens, Le garçon qui dessinait des chats, c’est un peu mystérieux, avec un petit côté thriller. Le voyage de Chihiro m’a traumatisée quand je l’ai vu : j’étais trop petite et j’ai eu très peur. Vous pensez que le public européen a un attrait pour le côté flippant des histoires japonaises ? Vous faites attention à ce qui pourrait captiver l’auditeur ?
L : Il faut tenir compte du fait que le Japon est un pays de tradition shintoïste. C’est une religion animiste, un terreau hyper fertile pour tout ce que nous pourrions juger inquiétant. Ce n’est pas perçu de la même façon là-bas. N’importe quel arbre ou rivière peut avoir sa propre « âme » et je pense que c’est ça qui peut donner le côté inquiétant. En Occident, la nature est domestiquée, assez morte. Ici, c’est fou de croiser un cerf dans les bois, on n’a plus l’habitude ! Au Japon, même une vieille sandale peut prendre vie d’un coup ! C’est ancré dans leur folklore et leur culture, donc je ne sais pas si c’est vraiment effrayant, mais c’est exotique, différent. Pour moi, ce qui attire les gens, c’est l’exotisme.
B : Par rapport à nos choix d’histoire, nous faisons aussi une sélection subjective. Certaines histoires nous parlent plus que d’autres, il y en a aussi que j’adore et que je lui demande de raconter. C’est vrai que quand on regarde les histoires, on se dit qu’une telle sera moins intéressante, mais on ne se dit pas « Ça c’est super exotique, les gens ne connaissent pas, jouons là-dessus ». C’est plutôt qu’on trouve qu’une histoire mérite d’être racontée.
L : Chaque épisode demande beaucoup de travail. On ne se dit jamais « Ça, ça va marcher donc on le fait », simplement parce que, personnellement, je ne serais pas motivé de terminer un épisode qui ne m’intéresse pas.
Quels sont vos critères pour choisir une histoire ? Les valeurs, les éléments narratifs ?
L : Je dirais l’aspect narratif plutôt que l’idée des valeurs. On regarde surtout l’originalité ou l’authenticité. Pour Mulan , par exemple, on s’est demandé quelle était la légende derrière le personnage Disney, et on a découvert beaucoup de différences. On regarde l’histoire, si le contenu est original, les rebondissements, et si l’histoire est représentative de la culture abordée. Notre but est de faire découvrir des cultures.
Le sujet ou le thème sont importants pour vous ?
L : J’ai tendance à toujours aller vers des histoires tragiques…
B : …et donc moi je lui demande de tempérer un peu pour ne pas déprimer les gens ! C’est bien d’avoir un peu de variété de temps en temps, même si les plus belles sont les plus tristes. Varier apporte de la fraîcheur.
L : Bilyana m’a imposé de varier, parce que les six premiers épisodes n’étaient pas très joyeux. Je vais faire attention à cela pour la saison 2, qui commence avec Sindbad , une épopée avec du tragique, de l’aventure, mais surtout un ton assez positif. Un autre épisode de cette deuxième saison parle de contes italiens, un peu dans le ton de Gargantua , qui date à peu près de la même époque. J’y raconte deux histoires : un drame très tragique et une autre plus contemplative. Mais plus que les thèmes ou les valeurs, si on parle de plusieurs histoires dans un épisode, j’essaie de garder une même ambiance. J’essaie de créer un moment cohérent au sein de l’épisode.
Quels sont vos contes préférés ? Bilyana, tu m’as dit que tu demandais parfois à Lloyd de raconter des histoires spécifiques...
B : J’essaie de lui faire raconter depuis des mois Le nain au long nez , un conte hongrois que mon papa me lisait quand j’étais petite. Il me l’a notamment raconté quand je suis tombée sur la tête et que je suis restée deux jours à l’hôpital. J’essaie de retrouver le texte français mais pas moyen de mettre la main dessus. Comme je suis originaire de Bulgarie, je pense le traduire depuis ma langue maternelle. Mes parents m’ont toujours raconté des contes russes ; j’ai une affinité pour ces contes-là.
L : Une de mes histoires préférées, c’est Le joueur de flûte de Hamelin, et c’est d’ailleurs la première que j’ai racontée dans le podcast… et la première que j’ai racontée aux louveteaux. On la retrouve sur notre logo : une enseigne avec un rat qui joue de la flûte. Et sinon, j’adore Le garçon qui dessinait des chats , j’étais super heureux de pouvoir la raconter. Généralement, j’aime bien les histoires un peu étranges. J’ai adoré, dans un épisode amérindien, celle d’un type qui ramasse un gros caillot de sang, qui construit un sauna et y dépose le caillot. Un peu après, il l’entend chanter. Les contes amérindiens sont fantastiques, ils me font beaucoup rire. J’ai hésité à raconter l’histoire d’un homme qui a une écharde au pied qui gonfle terriblement, avec du pus… Finalement, une fille en sort. Il y a aussi une légende très connue chez les Inuits, celle d’une fille qui s’accroche au bateau de son père pendant une tempête, mais son père lui coupe le bout des doigts. Dans le récit, le conteur met l’accent sur la transformation des moignons en phoques et en baleines.
B : On ne l’a pas racontée celle-là.
L : Tu ne voulais pas que je la raconte.
B : Je préfère les histoires plutôt dérangeantes, étranges et qui font peur, mais pas gores.
Je n’ai pas l’impression que vous enjolivez les contes, en fait. Si vous deviez raconter Cendrillon, vous parleriez des demi-sœurs qui se coupent les orteils !
L : Les contes originaux sont souvent plus gores que l’adaptation Disney. C’est marrant de voir des sites comme Konbini faire des articles « top 10 » qui expliquent les versions d’origine. Par exemple pour Mulan , ce qui fait toute la force du personnage, c’est sa volonté de s’opposer à quelque chose qui veut lui être imposé. Son suicide cristallise sa détermination et il aurait été criminel d’enlever cet élément de l’histoire. Si besoin, je fais un commentaire au début ou à la fin pour remettre en contexte, mais je ne veux pas modifier les histoires pour les rendre plus acceptables.
On parlait de tradition orale, ici tu te réappropries l’histoire, tu lui donnes ta touche personnelle, tu la modernises. C’est intéressant, cette idée de continuer l’oralité.
B : C’est vrai que le podcast est un format idéal pour transmettre l’oralité qui se perd.
L : C’est un moment très particulier : tu te tais, tu rentres dans l’histoire que quelqu’un est en train de raconter… Ça me fait penser à ces jeux de société avec dés, dans lesquels tu dois raconter une histoire, et tu rentres dans l’univers que quelqu’un est en train d’étendre devant toi. C’est un des moments les plus magiques que tu puisses vivre. Un bon conteur peut t’emmener dans un univers d’une manière beaucoup plus intime qu’un livre ou un film.
Votre démarche reste plutôt neutre, mais est-ce que vous avez déjà reçu des remarques par rapport aux dangers de l’appropriation culturelle ?
L : Non, je n’ai pas reçu de remarques, mais le souci est présent : je suis un Belge blanc qui va raconter des histoires africaines ou sud-américaines, c’est donc une question qui se pose à la sélection mais j’essaie quand même de comprendre le contexte des histoires, je cherche des sources scientifiques pour les mises en contexte et j’essaie d’être le plus fidèle possible au statut et aux valeurs de l’histoire dans sa culture d’origine. Parfois, je peux prendre un peu de distance dans la façon dont je raconte l’histoire, par rapport à des valeurs qui ne sont plus en accord avec la société d’aujourd’hui. Par exemple, dans la version de Chrétien de Troyes du Chevalier au lion , il y a des passages très misogynes… C’est assez dingue et évidemment je ne raconte pas cela au premier degré car ça reviendrait à les valider, mais je ne peux pas les taire puisqu’ils font partie de l’histoire d’origine. Je prends de la distance pour rendre compte du statut et des valeurs de l’histoire au moment où elle a été racontée, sans m’en faire l’avocat.
Il y a des contes ou des histoires que vous avez racontés que vous ne connaissiez pas auparavant et qui ont eu un impact sur vous ?
B : Pour moi, une histoire japonaise, celle du miroir. C’est l’histoire d’une petite fille qui perd sa mère jeune et tout ce qui lui reste d’elle, c’est un miroir. Elle regarde le miroir à chaque moment sombre de sa vie en pensant parler à sa mère, mais un jour elle se rend compte qu’elle se parle à elle-même, qu’elle a grandi.
L : Pour ma part, c’est encore l’histoire du Garçon qui dessinait des chats , qui a eu un gros impact sur mon imaginaire quand je l’ai découverte. Dans l’épisode sur les Vikings, il y a une histoire sur Odin (le conteur de la mythologie nordique) qui m’a marqué. C’est dans le contexte de la christianisation des domaines vikings, quand la tradition orale est en train de s’effacer. À la fin de l’histoire, Odin meurt, emportant ses histoires avec lui. Les plus belles histoires sont celles qui parlent d’histoires. C’est toute une tradition qui disparaît, mais que moi je peux faire revivre à ma petite échelle.
J’ai entendu Bilyana prêter sa voix à des personnages. Est-ce que vous allez inviter d’autres conteurs ou comédiens ?
L : Justement, pour l’épisode 27 sur la création de la Grande Muraille de Chine, j’ai demandé à une amie comédienne de venir faire une voix pour un court passage extrêmement important de l’histoire, qui en cristallisait le message. C’est un moment très fort qui devait être bien rendu. Cependant, je ne pense pas que c’est quelque chose que je vais systématiser, ça restera occasionnel. C’est chouette de travailler ensemble avec Bilyana. Ça me touche énormément quand j’entends sa voix dans un épisode.
À quoi peut-on s’attendre pour la saison 2 ?
L : En terme d’histoire, on va parler de la plus ancienne histoire dont on ait gardé une trace, l’épopée sumérienne de Gilgamesh . Pour moi, elle sonne comme un nom oublié, mystique. Ça fait des années que je voulais la lire et le podcast m’en a enfin donné l’occasion. Ça donne le vertige de se dire que l’histoire a presque 4000 ans ! Mon scope se limite aux Romains, à la limite aux Grecs, et Gilgamesh c’est presque deux fois plus loin. C’est magique : on va se poser et écouter une histoire que les gens ont écoutée il y a 4000 ans. Au niveau technique, on se dirige vers quelque chose de beaucoup plus immersif. Si je peux m’adresser aux lecteurs de Karoo : écoutez les épisodes au casque. Notre ingénieur du son a créé une room tone , et c’est un travail incroyable qui ne se remarque pas avec de simples écouteurs. Je travaille aussi avec Mathilde Belot, qui fait de super illustrations pour les pochettes, ainsi qu’avec une ethnologue spécialisée dans les cultures précolombiennes.
On a beaucoup parlé de magie dans cette interview. Croyez-vous en la force du conte ?
L : Je trouve dramatique que ça sonne neuneu comme question. Tu crois à la force du conte, Bilyana ?
B : Oui (rires) .
Je vous demande ça car j’ai eu l’occasion de faire un travail sur l’enculturation par le conte, d’où aussi ma question sur les valeurs. Il y aurait donc une force qui forge la personnalité, et un côté magique qui influence l’imaginaire.
L : Oui, j’y crois énormément, sur plein d’aspects. Les contes, pour des enfants, c’est merveilleux, c’est un univers qui forge la créativité. J’ai entendu quelque part que la créativité était la capacité à piocher dans plein de sources différentes. Je suis tout à fait d’accord avec cette idée. Le conte s’affranchit des règles de narration habituelles. Si un géant arrive, traverse l’histoire puis s’en va et que c’est un monde dans lequel les géants n’existent pas, ce n’est pas un problème. Le conte est foncièrement créatif, ce qui nous permet de bien plus nous laisser porter par les univers. C’est une porte privilégiée pour découvrir une culture. On s’en rend peu compte, mais quelqu’un qui étudierait les traditions folkloriques européennes verrait que beaucoup d’aspects de notre société en découlent. Je suis persuadé que c’est le cas dans plein d’autres pays. Ça permet de bien mieux comprendre les cultures. Mon petit rêve personnel, c’est d’intéresser les gens et de changer leur regard sur les choses, à mon échelle.
B : J’y crois aussi. Pour revenir à ce qu’on disait, on a toujours besoin de se raconter des histoires, c’est permanent chez l’être humain. Le podcast est un format génial parce que le film impose une image, alors que le conte est associé chez la majorité d’entre nous à l’enfance. On retrouve d’emblée une sensation de nostalgie hyper agréable. En tant qu’adulte, on peut redécouvrir les contes de notre enfance d’une autre façon. C’est un moment super chouette. On ne les voit plus avec nos yeux d’enfant, alors on y trouve autre chose.