Eidolon : Athènes, Londres et Téhéran
Chapitre II : Londres (1/2) - De Benji en Benjamin Vaughan
Après avoir accompagné Hélène dans sa fuite en Egypte, son eidolon rejoignant la citadelle troyenne, il est temps de suivre Benjamin Vaughan se dérobant à lui-même par un périple tenant dans l’infiniment petit de l’intimité d’une vie. Dans l’album qu’il lui consacre, l’eidolon s’épanouit alors à travers les anfractuosités d’une existence en apparence accomplie… et qui n’attend que les stridulations d’un synthétiseur pour exprimer le contraire.
Pour évoquer l’album Eidolon de Benjamin Vaughan après avoir esquissé à gros traits le sens de l’eidolon en revenant à Euripide dans l’épisode précédent, je dois revenir au minimum quinze ans dans le passé. J’ai découvert l’artiste durant mon adolescence. Il avait signé avec un label qui me fascinait : Twisted Music, fondé par Simon Posford.
Ce label pouvait se résumer à « Simon et ses amis ». Il abritait alors Hallucinogen, son projet trance Goa (à ne pas confondre avec la psytrance, s’il vous plaît1) qui a rencontré un certain succès commercial à la moitié des années 90 ; Ott, projet psychedelic dub de grande qualité qui poursuit aujourd’hui son chemin sous d’autres cieux ; l’inénarrable Shpongle où Simon Posford collabore avec l’Australien Raja Ram (il faudrait un article entier pour le présenter comme il se doit), projet de musique psychédélique sans frontières qui m’a absorbé pendant des années ; bien sûr Prometheus, le projet psytrance de Benjamin Vaughan ; et enfin le fabuleux Younger Brother où Benjamin Vaughan collabore avec Simon Posford à travers des albums qui lorgnent de façon manifeste vers Pink Floyd et dont j’ai accessoirement usé les albums jusqu’à la corde. Autant donc le dire tout de suite : en parlant de Benjamin Vaughan, je ne pourrai nullement adopter un regard analytique et distancié, étant donné que j’ai vraiment commencé à apprendre à aimer la musique avec cette joyeuse bande. La majorité de ce que j’avais entendu jusque-là n’avait hélas suscité chez moi qu’un profond ennui, au point de me demander si écouter une machine à laver tourner n’aurait pas davantage d’intérêt que d'allumer une radio. Je peux cependant mettre en évidence que Simon Posford a exercé une influence très forte sur la plastique sonore de tous les artistes du label. La patte du grand manitou a influencé tous les projets musicaux, mais bien sûr avec des variations importantes en fonction des sensibilités singulières.
Ce nouvel album, Eidolon, est donc un véritable retour aux sources. J’y retrouve les sonorités acidulées sautillantes et tourbillonnantes qui sont la signature de la plupart des musiciens estampillés Twisted Music, les extraits de discours à peu près profonds (et aux relents new age prononcés) qui font partie du folklore de la musique psychédélique électronique, le sentiment de plonger dans un univers futuristopsychédélique rendu palpable par la magie des manipulations électroniques, mais aussi une certaine noirceur déjà présente depuis les débuts de Benjamin Vaughan en tant que Prometheus.
Cela dit, ce que j’avance ici est déjà teinté du filtre d’un passé lointain. Ce nouvel album n’est pas seulement un simple retour aux sources, mais témoigne du passage du temps. Depuis 2014, il signe ses albums sous un nouveau nom : Benji Vaughan. Le ton se veut plus personnel, s’éloignant plus volontiers de ses trois albums sous Prometheus pour privilégier un tempo plus posé, destiné à être écouté dans des conditions moins mouvementées, telle une fin de journée ou un début de matinée. C’était le cas pour Even Toundra et cela le reste avec Eidolon, également signé sous ce nom d’artiste.
En compagnie de Eidolon, je ne rencontre donc pas seulement du connu, mais également des différences marquées à divers degrés, comme un ancien ami que l’on retrouve avec des rides en plus, alors qu’on le pensait disparu. C’est d’autant plus vrai que Benjamin Vaughan a arrêté il y a environ huit ans toute activité musicale pour devenir, ô surprise !, fondateur de la startup Disciple. Il s’extirpa complètement de l’univers musical dans lequel il s’était si confortablement installé, s’éloignant de ses nombreuses machines, de ses festivals, de ses soirées interminables, pour s’accomplir à travers ce que de nombreux parents à travers le monde nommeraient « un métier bien plus sérieux ». Toutefois, les choses ne se passèrent pas comme il l’entendait.
Ainsi, il ne résista pas à la tentation de ressortir occasionnellement ses machines pour élaborer de nouveaux sons et mélodies sur ses moments de temps libre. De fil en aiguille, il se retrouva avec un tout nouveau studio d’enregistrement. Musicien jusqu’au bout des ongles depuis sa plus petite enfance, il était évident que ce choix radical entraînerait à un moment ou un autre une sensation de manque. Son exil hors de la sphère musicale ne dura donc qu’un temps. Quand on effectue un choix, on éclaire toujours une partie de son existence au détriment d’autres, et ici le besoin de sortir de la bulle musicale (comme il l’appelle lui-même) au détriment de son accomplissement artistique. Mais un choix ne se limite pas forcément à un renoncement. Les différentes facettes d’une personne peuvent également se convertir au nouvel état d’existence comme un tournesol à l’exposition changeante au soleil. Eidolon est un témoignage de cette progressive mue depuis la mise en sourdine du passé artistique jusqu’à l’ébullition souterraine d’idées créatives pour éclore dans une mise en lumière de sa propre nécessité d’être.
Quand Benji Vaughan intitule son nouvel album Eidolon, le terme prend donc des couleurs très personnelles. Il rend compte d’une période où Benjamin Vaughan n’était plus l’artiste Benji Vaughan sans pour autant que le second ne renonce à prendre part dans le fil de la vie du premier. Benji Vaughan continuait à vagabonder à l’ombre, tandis que Benjamin Vaughan vaquait à ses occupations de chef d’entreprise. Eidolon signifie donc une absence à soi-même, vivre en étant quelque part arraché à une part essentielle de ce qui fait le cœur de ce que nous sommes. Il n’est donc pas question de peinturlurer le concept des nuances que la culture pop lui a collées. Certes, Benjamin Vaughan lui-même raconte qu’il cherche à y narrer le récit d’un monde rempli d’eidolons, le nôtre, où la frontière entre fiction et vérité, hallucination et réalité, intelligence artificielle et intelligence humaine, s’estompe. Mais il est surtout question d’y voir un chemin sur lequel on se serait débarrassé de parts de soi si fondamentales que ce qui en reste demeure trop inconsistant pour qu’on puisse le déterminer autrement que par une présence spectrale. Cet album peut, en ce sens, être considéré comme le plus personnel de l’artiste, exprimant musicalement la longue traversée intérieure du désert.
Épisode suivant : Londres (2/2) – Eidolon et Alter-Gheist