Eidolon : Athènes, Londres et Téhéran
Chapitre III : Londres (2/2) - Eidolon et Alter-Gheist
Dans le chapitre précédent, l’album Eidolon transparaissait par son propre eidolon : le prisme de la vie de Benji Vaughan. Mais en remontant ainsi le cours de son ombre tel un ruisseau, n’est-il pas inévitable de devoir se confronter à sa source et d'apposer une critique sur ses atours ? Ainsi, attelerons-nous enfin à dépeindre ses paysages et récits, aussi fantasques que soient les détours auxquels ils contraignent, aussi périlleuses soient les acrobaties qu’ils chorégraphient.
Benji Vaughan a presque toujours eu la musique dans le sang, de sa prime enfance jusqu’à sa rencontre avec Simon Posford, qui va non seulement produire ses albums sous le pseudonyme de Prometheus mais avec qui il va également lancer le projet Younger Brother. Cependant, il décide de marquer une rupture à la suite de la sortie d’Even Tundra pour adopter un virage à 180 degrés et devenir CEO de la startup Disciple. Il ne peut donc pas accomplir ce changement radical sans amertume… ni sans finalement revenir à ses premières passions. Ainsi, d’incartade musicale en incartade musicale dans un quotidien qui ne répondait que partiellement à ses aspirations, naquit Eidolon.
C’est pourquoi on peut y relever sans le moindre doute des touches de mélancolie. Il tranche sur ce point avec le dernier album sorti sous Prometheus, Spike, où le ton était souvent très enjoué voire galvanisant (écouter les extraordinaires « Blue Tubes », « 2010 » et « Rhythm, Circuit, Echo »). C’est d’ailleurs également le cas sur la très grande majorité des sorties de Benjamin Vaughan. Quand il met musicalement en scène des ambiances plus inquiétantes, comme dans « O.K. Computer » sorti sur l’album Robot.O.Chan, cela reste de l’ordre du décor que les émotions traversent, mais aucunement de la teinte qu’elles prendront. Il adopte le ton résolument optimiste d’une âme qui n’a jamais rien perdu de sa candeur, trahissant au fil de ses créations l’état d’esprit d’un enfant toujours réjoui par les possibilités que lui permettent ses jouets.
En revanche, pensé comme un tout cohérent, Eidolon peut être abordé comme la dépiction d’une morose journée hivernale dans un environnement extraordinaire, depuis la levée du jour où la frénésie du rush hour retentit par un bouillonnement joyeux et anarchique d’activités en tous genres, jusqu’au zénith où toutes les énergies se déploient dans l’entièreté de leurs potentialités, pour s’apaiser lors du crépuscule et céder abruptement face à l’éclosion des angoisses nocturnes. Eidolon est donc passionnant en ce qu’il est manifestement imprégné du quotidien plus rangé de Benjamin Vaughan, et qu’en même temps ce quotidien est transfiguré par son imaginaire musical.
« Pandora’s Box » apparait ainsi comme une aube magnifiée et autant portée par des influences floydiennes que par ses couleurs orientalisantes. Entre chien et loup, on ressent encore la présence menaçante de la nuit, mais qui subrepticement se retire lors des premiers rayons du soleil. Comme le titre l’indique, il s’agit non seulement d’un monde qui s’ouvre à une nouvelle journée, mais d’un homme qui cède aux sirènes de sa propre boite de Pandore : stabilité et revenus confortables contre son âme d’artiste. Un début tout à fait faustien.
Le quotidien du startuper peut alors commencer. Dans « Harmonique », le voilà au volant de son autobulle décollant pour rejoindre les spatioroutes où s’embouteillent déjà les véhicules multicolores et où filent à toute vitesse des salarymen pressés de rejoindre leurs bureaux. Les conducteurs levés du pied gauche s’énervent et hurlent d’avancer à ceux visiblement encore ensommeillés. Il faut aller vite, le plus rapidement possible ! La productivité n’attend pas ! Dans ce Blade Runner seventies où les pubs pour dentifrices croisent les immeubles en lava lamp, il n’est pas question de perdre une seule seconde.
Mais « Alternative Facts » dénote avec cet empressement. L’artiste devenu patron d’entreprise gagne les bureaux où les employés s’installent mollement en évitant les blibs et les blobs multiformes qui s’empressent également de gagner leurs postes. L’énergie emporte cependant rapidement l’ensemble des bureaux. « Alternative Facts » est un morceau tout en ascension et tout en enthousiasme, porté par des âmes encore pleines d’élan.
Malheureusement, les heures passent et cet optimisme se révèle aussi éphémère qu’un rayon de soleil durant le solstice d’hiver. La routine prend vite le dessus. « Machine Dream » : l’esprit entre dans un état second et navigue à travers les tâches comme dans un aquarium à la faune exotique. Le réel s’efface au profit de nouveaux songes brumeux rythmés par la succession des réunions. Le jour tombe sans que personne n’en prenne conscience.
La routine se poursuit, mais à un rythme cette fois effréné lorsque les deadlines rappellent les troupes à l’ordre, au point de venir à bout du temps lui-même : « Killing time ». Les sonorités sont plus fantaisistes, plus sautillantes, agréablement saupoudrées de tourbillons rappelant les joies du Roland TB-303, mais aussi plus inquiètes. L’éclat d’ « Harmonique » est déjà loin, de même que les collaborateurs qui ont déjà déserté les locaux pour le laisser seul dans l’immensité de son bureau, perdu dans un coin d’univers en compagnie d’une machine qui prétend pouvoir lui donner le bonheur nécessaire, ou même le vivre à sa place. Parce qu’être heureux peut se révéler être une activité épuisante. Le startuper poursuit sa descente.
Le cerveau saucissonné, « Scatter Brain », il s’affaire encore à ce que ses maigres forces lui permettent de parcourir. Dans sa solitude, il aperçoit cependant une lumière dansant majestueusement devant ses yeux. Il suspend ses doigts au-dessus du clavier et lève ses yeux de l’écran pour la première fois depuis des heures. Ce morceau est certainement l’un des plus réussis et contient des moments tutoyant avec le sublime.
Mais ce sublime, quel est-il ? Il transparaît sans apparaître et finit par s’enfouir à nouveau loin des yeux et des oreilles. « Eidolon » retentit, un pur moment de brouillard où il est difficile de se repérer, entre des nappes synthétiques et des cordes distordues, puisque désormais la nuit a tout englouti.
Dès lors, tout ne peut que retomber, encore plus bas, dans la beauté des profondeurs, où l’éclat rejoint l’effroi. « Pollinisator » bourdonne, profonde détresse et grandes envolées. Derrière la routine, derrière le grand flou d’une monotonie où tout se mélange, explosent des émotions qui jusque-là se retenaient de s’exprimer. « Pollinisator » tient du cri perçant une journée interminable.
La fatigue l’emporte. Il se traîne lourdement dans les couloirs. « Random Buchla » tapisse les murs pour atténuer leur présence, invitant quiconque ignorerait quel est ce Buchla à questionner TamiX, troisième porte sur la gauche, service Atmos. Pour transcender la platitude du quotidien, le pas s’orientalise et suit des mélodies serpentines. Il s’autorise même des spirales acidulées qui nous transforment momentanément en chat afin d’en adopter les ronronnements avant l’ultime moment de conscience…
Comme une « Good Lemonade », un rafraichissement et surtout un lancinement qui prend aux tripes, coupe le souffle et subjugue. Il est temps de cesser d’errer, d’être cet autre. La mélodie montre le chemin. Elle poursuit son ascension et prolonge le cri de « Pollinisator » pour en faire éclore une fleur. Curieux, le startuper la poursuit jusqu’à atteindre l’abîme au-delà de laquelle s’étale un autre monde.
Et « Last Orders » referme doucement la porte. Derrière lui, l’open space n’est désormais plus qu’un magma confus. Il est temps de sortir de cette journée pour regagner un nouveau jour où Benjamin Vaughan renouera avec Benji Vaughan.
Eidolon entrelace donc le témoignage d’un quotidien plus routinier et l’imaginaire, de façon à n’en faire qu’une seule et grande histoire kaleidoscopée par le pouvoir fractalisant du psychédélisme. Le milieu du travail est retourné sens dessus dessous, technicolorisé et distordu là où il allait trop en ligne droite. Les eaux infinies des fantaisies musicales sont quant à elles habitées par les sirènes d’un libéralisme où l’on vient s’échouer contre un récif, bien plus qu’y trouver l’épanouissement escompté. L’essence de l’album vient donc rejoindre l’existence. Benjamin Vaughan menait sa vie sans pouvoir échapper à son eidolon artistique et, par conséquent, n’ayant l’opportunité de faire autrement que de vivre comme un autre, cette nouvelle identité désormais endossée. Ici encore, l’esthétique de l’album se dédouble… Mais aussi, il opère une alchimie extraordinaire par laquelle l’eidolon n’est plus où on le croit. Là où l’univers professionnel s’imposait et l’univers artistique s’épanouissait dans une espèce de clandestinité, le pouvoir de la création renverse la perspective. Dans l’album, ce n’est plus l’univers professionnel qui triomphe. Il affleure discrètement et en catimini, virtuellement transformé par l’amour de Benji Vaughan pour les récits de science-fiction et les sonorités alambiquées. L’univers professionnel y incarne si bien l’eidolon qu’on aperçoit ainsi un jeu de miroir entre l’œuvre artistique et le quotidien dans lequel elle se contextualise. Chaque versant prend le pas sur l’autre, si bien qu’il est difficile de distinguer l’original du vrai. Comme l’Hélène d’Euripide qui est et n’est jamais allée à Troie, Benji/Benjamin Vaughan a et n’a pas été à la rencontre de son soi véritable…
À moins que l’enjeu derrière l’eidolon soit dans un ailleurs plus radical, comme pour Siavash Amini qui, depuis Téhéran, peuple ses paysages cosmiques impossibles d’ombres et de créatures aussi divines qu’infernales ?