Incas(s)ables
Combler le vide

Fabien Robert et Eric de Staercke s’associent aux Riches-Claires pour un spectacle au titre mystérieux : Incas(s)ables. Dans une performance éclatante permise par une mise en scène ingénieuse, nous sommes immergés dans le quotidien d’un éducateur et de son jeune ankylosés par leurs solitudes respectives.
« Être ados en 2025 au cœur de l’Aide à la jeunesse. Et si un ou une ado de 14 ans acceptait une rencontre citoyenne pour échanger sur sa situation et son avenir ? »
Voici l’accroche d’Incas(s)ables que l’on peut lire sur le site des Riches-Claires. Sur scène, on voit une chaise, une table basse, de l’eau, et une petite pancarte sur laquelle on lit « Ugo ». Hervé, son éducateur de centre pour jeunes, ouvre la séance en présentant l’objectif de cette « rencontre citoyenne ». Il remercie le public pour sa venue, échange brièvement avec lui en attendant l’arrivée d’Ugo. Cette attente s’éternise, et le comédien nous berce dans un monologue évasif et se laisse aller en improvisations et divagations.
Puis, Hervé monte sur scène et on comprend qu’Ugo ne viendra pas. Il renonce à combler l’attente et commence par nous le présenter. Ce jeune de 14 ans « impulsif », séparé de ses parents tout petit, est un ado turbulent, qui fugue régulièrement, insulte son entourage et se voit même renvoyé de son école. Par exemple, alors qu’il s’y rend, embarqué en camionnette, il se permet de tirer le frein à main au beau milieu de la route.
Après l’exposé de son insolence, Hervé la nuance et explique ses comportements par sa souffrance, son sentiment d’abandon et l’instabilité qui le secoue. Autre exemple, Ugo a régulièrement rendez-vous au tribunal pour l’examen de sa situation, mais il déchiquète sa carte d’identité pour éviter de voir la juge. Ainsi est incluse une dimension émotionnelle absolument essentielle pour saisir la complexité du personnage d’Ugo cachée derrière cette insolence.
C’est par ce billet qu’Hervé critique virulemment le nombre et l’état des structures pour jeunes : SROO, SRG, SRU, IPPJ, PEP, etc. Elles sont nombreuses et euphémisées, les orphelinats sont maintenant des « services résidentiels », et les jeunes désœuvrés sont maintenant en « situation ». Au comble de l’absurde, Ugo ne peut pas voir ses propres frères s’il ne suit pas la procédure étouffante exigée.
L’éducateur parle aussi des conditions de travail d’un job qui s’étale la nuit et le week-end. Il explique ne pas pouvoir reporter les pleurs des enfants au lendemain ou les reléguer à ses collègues lorsqu’il termine sa journée. Il remarque aussi qu’au lieu de deux parents par jeune, on doit se contenter d’un éducateur ou d’une éducatrice pour 6,2 jeunes, et que près de 600 d’entre eux attendent encore une place seulement à Bruxelles, contraints de cohabiter avec les parents dont ils sont éloignés.
« Plus ça dure, et plus c’est dur, plus ils arrivent abîmés dans la structure… »
Bien que le fond du spectacle importe le plus, par le message transmis par le texte – le directeur des Riches-Claires, Eric de Staercke, me dira que tout est vrai dans le spectacle, de l’enfance d’Ugo, au cervelas qu’il vole dans une boucherie –, la mise en scène mérite elle aussi une attention particulière. Hervé est seul, bien qu’il mime quelquefois d’autres personnages (Ugo, la juge, les autres enfants, etc.), il n’y a pas ou peu de décor, si ce n’est une poubelle qu’il transforme en tambour, et la lumière est rigide, jaunâtre, sur la scène autant que sur le public, comme dans une salle de conférence. Par sa simplicité et son aspect épuré, elle permet en fait à Fabien Robert de travailler son seul en scène dans le détail, et au public de mieux percevoir le génie du texte.

L’absence d’Ugo n’est pas seulement une analogie subtile d’enfants absents des débats du spectacle qui les concernent, mais c’est aussi la porte vers un texte d’une époustouflante complexité. Si le comédien s’adresse dès le départ au public, il s’emporte dans ses propres rôles et mêle les couches narratives. En jargon, nous dirons qu’on alterne entre discours intradiégétiques (Hervé parle à la rencontre citoyenne, au sein de l’histoire) et extradiégétiques (le comédien parle au public, en dehors de l’histoire). Insistons enfin sur la performance éclatante de Fabien Robert, entre silences et bégaiements maîtrisés, intonations équilibrées et stratégies diverses pour remplir l’espace vide laissé par l’ado.
Incas(s)ables ouvre un débat urgent et met la lumière sur une réalité qui a besoin de plus d’attention. Fabien Robert, le comédien qui interprète Hervé nous l’explique après le spectacle, assis pas très loin du bar du théâtre : « Il faut que les gens sachent ».