Le Docteur Jivago de Boris Pasternak
Une Histoire aux petits soins
La brique de Boris Pasternak, monument littéraire de la Russie du XXe, connaît une nouvelle traduction, chez Gallimard, proposée par Hélène Henry. Refusant le prix Nobel, censuré pendant trente ans, réfugié politique, l’auteur du Docteur Jivago est encore aujourd'hui un univers à lui tout seul.
Hélène Henry est chercheuse et enseignante à la Sorbonne, agrégée de russe, et spécialiste des littérature et poésie russe. En 2023, Gallimard publie sa traduction du Docteur Jivago de Boris Pasternak, près de septante ans après la première traduction, anonyme, publiée en France en 1958. Cette publication-là avait d’ailleurs beaucoup divisé, principalement en raison de sa critique du régime soviétique.
Ce roman est donc de ceux qui marquent les siècles, des chefs-d’œuvre au retentissement mondial. Interdit en URSS en 1956 avant d’être publié en Italie et en italien l’année suivante, il parle à la fois dans et de l’Histoire. En 1958, son auteur reçoit le prix Nobel qu’il est contraint de refuser sous la pression du parti communiste. Le livre sera adapté au cinéma en 1965 par David Lean, adaptation qui produira la célèbre Chanson de Lara de Maurice Jarre, encore fredonnée aujourd’hui. Boris Pasternak aura donc accompli son projet : « écrire un roman, un vrai roman, avec un contenu, et qui parle de notre temps1. »
« La parole est d’argent, mais le silence est d’or. »
La traductrice expose son travail au début de l’ouvrage : la « sincérité rime avec simplicité ». Le « puzzle verbal » du roman mélange les registres, entre poésie et spontanéité, entre métaphores et cruauté. Globalement, la traduction s’est attachée à reproduire la « marqueterie » stylistique du roman, tout en préservant sa lisibilité.
Pour une brique, Le Docteur Jivago en est une. Un « roman tolstoïen » digne du « sillage de Dickens et Dostoïevski », comme le rappelle Hélène Henry. Dans ce cadre, autant me mettre directement à nu : cette critique est celle de la première œuvre classique russe dans laquelle je me suis plongé, en jeune lecteur, en manque de références et surtout d’appréciation des subtilités sûrement nombreuses des sept cents pages.
Cependant, j’ai des raisons d’avoir été largué… La difficulté assumée du Docteur Jivago est son personnel romanesque extrêmement complexe : des dizaines de personnages désignés par plusieurs noms entretiennent des centaines de relations aléatoires qui s’enchevêtrent et se brouillent. D’autant plus que les principaux soutiennent chacun une vision du monde et des opinions politiques que l’auteur se plaît à confronter. Les débats fusent et la nécessité de maîtriser en amont l’histoire russe est ressentie à l’évocation des dragons, de la Tchéka, ou encore de la NKVD.
« ― Des événements d’une importance extraordinaire ! Combats de rue à Pétersbourg. Les soldats de la garnison passés aux insurgés. C’est la révolution. »
Malgré tout, un personnage attire l’attention : Iouri Jivago lui-même. Je trouve un épisode de sa vie particulièrement touchant. Amoureux de Lara, il sombre quand elle disparaît. Il la rêve, il en devient fou et, ironiquement pour un docteur, malade. Il se perd en même temps qu’il la perd, et il en souffre.
« Cette harmonie est dans tout ce qu’elle fait. Comme si, pour vivre, elle avait pris son élan dans l’enfance, il y a longtemps, et qu’à présent tout se fasse chez elle sur la lancée, avec la légèreté de la vitesse acquise. Cela se lit dans la ligne de son dos quand elle se penche, dans son sourire qui déclôt ses lèvres et arrondit son menton, dans ses paroles, ses pensées. »
Tiraillé entre deux femmes, Tonia son épouse et Lara son amante, Iouri fait face à d’autres contradictions. C’est aussi un pacifiste enrôlé et un poète idéaliste qui se retrouve à guérir des blessures de guerre. S’il soutient originellement la révolution bolchévique, il condamne les crimes commis par le régime, entre famines et massacres. Ses traits de caractère et les événements qu’il traverse rappellent la biographie de son auteur : également poète, victime d’un amour univoque, réfugié politique, etc. Iouri Jivago est d’ailleurs décrit par Hélène Henry comme « l’idéal » de ce que Pasternak aurait voulu être.
On retient aussi les célèbres décors sibériens enneigés magnifiquement décrits. Ils dissimulent à la fois les tares des personnages et celles de la société. Un attrait pour la nature qui n’est pas sans rappeler le Mal du Siècle et la fuite romantique, mais aussi un retour à l’essentiel qui caractérise la poétique de nombreux auteurs du XXe. En somme, un beau pavé qui, pour ma part, méritera d’être relue, avec plus d’attention pour ses nombreuses dimensions et subtilités.
« Les champs succédaient aux champs. Les forêts les étreignaient encore et encore. La succession de ces vastes étendues élargissait le diapason des pensées. On avait envie de rêver et de songer à l’avenir. »