Le voyage de Talia de Christophe Rolin
Pérégrinations d’un ver à soie au Sénégal
Talia est afrodescendante. Talia se pose des questions. Talia sent que le moment est venu de partir en quête de ses origines. Sur la base d’un pitch très simple, le réalisateur belge Christophe Rolin développe une histoire haute en couleurs en plein Dakar, où aventures et questionnements s’entrecroisent dans un récit initiatique où la question du sens du voyage est omniprésente.
L’avion atterrit sur le tarmac en pleine nuit. Dehors, un bus nous attend. Il fait lourd, chaud et humide alors qu’il doit être près de vingt-trois heures. On s’y entasse un petit moment sans vraiment savoir quelle direction on est en train de prendre. Il n’y a aucun repère auquel s’accrocher. On ne voit rien. On est juste là sur ce tarmac à rouler, rouler, rouler. Enfin, à l’aéroport même, on est toujours nus. Il faut savoir où aller. Nos regards se perdent et cherchent des panneaux pour éviter de couler davantage dans le béton de l’hébétude. On finit par retrouver nos bagages. Cependant, le contrôle des papiers est une nouvelle épreuve. L’inquiétude de se voir demander un document imprévu demeure un aiguillon glacial tenace qui se fiche dans l’échine. D’ailleurs, après avoir enfin passé cette étape, un militaire demande un ultime document. De fatigue, il a été rangé dans une poche au hasard. Un local rencontré dans l’avion nous aide et s’apprête à négocier à l’aide d’un peu d’argent. Heureusement, la feuille pliée apparaît enfin. Cela ne veut pas dire qu’on est au bout de nos peines. Ce monde est encore plongé dans un brouillard épais. Quelqu’un est venu nous chercher, mais il faudra encore attendre que les autres se joignent à nous.
Dans ces premiers instants, l’Afrique de l’Ouest n’a pas encore eu lieu. On ne s’est pas vraiment posé en ce monde. Il s’épaissit au fil de ces instants et forme des grumeaux comme autant de parties d’un puzzle à un milliard de pièces. On tente de se retrouver à travers ce miroir brisé, cette représentation d’un monde manqué. Toutefois, les jours et les semaines ne suffiront jamais à remplir toutes les béances. Les pièces seront plus nombreuses et plus promptes à s’assembler, mais elles resteront durant tout le séjour rien de plus que des îlots de significations sur lesquels espérer pouvoir reprendre son souffle avant de retrouver les profondeurs.
Dans une bulle
Ceci ressemble peu à l’expérience de Talia telle qu’elle est montrée dans Le Voyage de Talia de Christophe Rolin. Talia est une jeune femme néerlandophone afrodescendante qui se décide à revenir dans le pays de ses origines : le Sénégal. Elle sent un hiatus grandir entre ses questionnements identitaires et ce que son quotidien belge lui apporte en termes de réponses. Il est donc temps de partir en quête de ses origines.
Sur place, le choc du réel est rapidement amorti à travers un enchaînement d’événements qui se répondent sans accrocs. Durant au moins le premier quart d’heure du film, elle demeure à l’écart des heurts éventuels, que ce soit à l’abri du cocon protecteur d’un taxi, spectatrice, ou à l’abri dans celui confortable de sa riche cousine sénégalaise chez qui elle loge. Même quand elle va manger, c’est encore dans un restaurant que seule la haute bourgeoisie dakaroise et les Occidentaux (expatriés et/ou touristes) peuvent se payer. Elle vit dans un monde artificiel qui ne s’impose pas seulement à elle, mais qu’elle-même sécrète lorsque, libre de ses mouvements, son premier réflexe est de faire du tourisme en des lieux détachés du quotidien sénégalais. Au cours des déplacements, elle a son casque sur les oreilles et est plongée dans un volume de One Piece .
Le Voyage de Talia n’est donc pas une affirmation, mais une question. On se demande à chaque instant quand le voyage va vraiment commencer et quand ce parcours balisé au sein de cette bulle protectrice va s’effacer pour qu’enfin elle se risque à tracer sa propre voie en embrassant cet univers dans l’ensemble de ses contradictions. Bon gré ou mal gré, la réalité de toute façon la rattrapera pour qu’elle puisse, exposée, opérer sa véritable aventure dans un Dakar qui se révèle dans ses aspects les plus crus. Cependant, même à ce moment-là, Talia ne fera jamais qu’osciller entre le monde qu’elle charrie avec elle et celui du quotidien sénégalais. Elle ne se jettera jamais tout à fait dans le grand bain. Plutôt que de chercher à s’imprégner radicalement d’un univers autre, elle cherche avant tout à s’y refléter. Problème : comment se cristallise le rapport à l’altérité là où le soi ne cherche jamais qu’à revenir à lui-même ?
Le train dakarois fantôme
Quel est donc le véritable sens du voyage de Talia ? C’est après tout un aller pour un retour. Christophe Rolin ne montre en effet pas un Dakar d’interrogations, mais parcourue d’affirmations, de points d’arrêts, de bornes clairement identifiables pour une identité en devenir. Les plans du film sont de cette manière plutôt illustratifs et trahissent une volonté de faire primer l’idée sur l’image, l’esprit sur la matière. On ne se perd jamais vraiment dans Le Voyage de Talia . Tout est très programmatique, même quand il s’agit d’orchestrer les événements les plus aléatoires. Il s’agit d’exemplifier la vie à Dakar plus que la montrer dans un bouillonnement, de la donner à voir dans sa clarté plutôt que le flou chaotique du flux désordonné des impressions qui assaillent la voyageuse. C’est un Dakar sur des rails, un train dakarois fantôme, voire un Dakar fantôme dont on observe les spectres à travers des saynètes qui pourraient tout aussi bien être ornées d’un titre explicatif comme « scènes de la vie bourgeoise dakaroise », « scène de danse africaine », « la misère dakaroise : exemple 1 », « leçon sur l’esclavage à Dakar », « monument célèbre de la ville », etc. S’il y a des tentatives évidentes pour errer au-delà de toutes ces catégories, celles-ci sont malheureusement bien trop vite ramenées dans des compartiments bien définis. Pour le meilleur et pour le moins bon, les choix de montage opérés vont ainsi très clairement dans le sens de son héroïne aux airs de Narcisse : la ville est plus souvent réfléchie que pleinement vécue.
Cela ne veut pourtant pas dire que Le Voyage de Talia est un mauvais film. Correctement filmé, malgré un côté un peu trop sec et des transitions parfois brutales, bien joué, malgré un côté parfois un peu trop caricatural (la cousine de Talia), le scénario intelligemment ficelé et malgré ses défauts déjà pointés, il se suit volontiers. De plus, Christophe Rolin reste très respectueux de son sujet. Les scènes qui semblent foncer à cent à l’heure dans le mur du cliché sont à chaque fois suffisamment nuancées pour éviter les grincement de dents trop sonores. Il y a une véritable épaisseur dans les réalités mises en évidence due à un travail d’investigation sur le terrain considérable. Le souci ne se situe donc pas du côté d’une méconnaissance du vécu dakarois… D’autant plus que certaines actrices du film sont des autochtones.
Non, le vrai problème est que Le Voyage de Talia semble surtout trop étroit. Il ne déborde pas assez de ses limites. Il ne laisse pas assez poindre l’informe, les informations chaotiques, l’inexpliqué en les laissant grouiller tels quels parmi les images. Il n’est pas suffisamment flou. Il aurait peut-être été intéressant de ne pas jeter immédiatement Talia dans son taxi sénégalais, avec un sourire béat de spectatrice regardant défiler les scènes comme on regarderait défiler un film. Il aurait peut-être été intéressant de regarder l’avion atterrir sur le tarmac en pleine nuit, alors qu’il fait lourd, chaud et humide. Il aurait été peut-être intéressant de la voir pleinement se jeter à l’eau, bousculée dans ses retranchements par une Dakaroise qui se serait écrié « Feral Nako ! » (« arrête de téter ta mère et prends tes responsabilités ! » en wolof)1 avant de la pousser dans un bus vers on ne sait où. Il aurait été peut-être plus judicieux de cultiver le trouble pour en récolter les fruits biscornus. Enfin, il aurait été plus intéressant de la bousculer davantage, au lieu de la préserver avec soin dans ses rêveries de jeune femme perdue entre deux mondes. Cela aurait donné lieu à un film moins artificiel, gommant ses tendances vers le récit touristique, et ouvert Talia au-delà d’elle-même, brisant le miroir auquel elle s’accroche pour en faire naître les archipels de ses avenirs… ainsi qu’un dénouement plus palpitant. Mais, peut-être aussi ne sont-ce là que les plans sur la comète d’un critique en train de refaire un film à son image… Devenant le Narcisse qu’il pointe du doigt.