La pièce Muzungu plonge son public dans les méandres des souvenirs de son auteur, Vincent Marganne. Les contours de la salle du Rideau de Bruxelles s’effacent alors pour se métamorphoser en Burundi tel qu’il existait à la croisée des années 1960 et 1970. À grands renforts de souvenirs et de films familiaux, un passé renaît. À moins que ce ne soit qu’une tentative ?
Inventaire d’une ascension
Pour faire de l’alpinisme, surtout quand on est saisi par le besoin irrépressible d’escalader l’Everest, il faut avoir avec soi du matériel en conséquence et ne pas hésiter à multiplier gants et chaussettes, afin de ne pas risquer de perdre un doigt ou un orteil. De plus, le risque d’hypoxie est bien présent passé les 7000 mètres. Plus on grimpe, plus l’air se raréfie. À part les alpinistes chevronnés qui ont derrière eux de nombreuses ascensions, peu sont les personnes qui se passent de bouteille d’oxygène lors de leur aventure à de telles altitudes. L’être humain n’affronte ainsi pas nu la montagne, mais accompagné d’un solide outillage qui se mesure à l’encombrement des sacs qu’il déplace avec lui. Il en est de même pour sa contrepartie mentale, lorsque l’être humain va à la rencontre de sa propre histoire en remontant le flux de ses souvenirs. Pour affronter sa montagne intérieure, il puise non seulement dans ses propres ressources, mais également dans tout un éventail de ressources extérieures.
Livré à lui-même, l’être humain est non seulement dépourvu de membre défensif ou offensif (comme des épines, un dard, une carapace ou des griffes acérées) mais également d’un esprit prédéterminé pourvu à l’avance de toutes les solutions aux drames et tourments psychiques. Alors il se tourne vers son environnement immédiat et cherche des biais par lesquels s’abriter de toutes ces portes ouvertes, ces questions sans réponses, qui claquent au moindre nouveau courant d’air. Pour certain-e-s, cela sera en se jetant sur la nourriture. Un ventre bien rempli donne la sensation d’une satiété physique qui peut faire illusion un moment et tromper l’esprit. Pour d’autres, cela sera en s’adonnant avec acharnement au travail. Pour d’autres encore, cela sera en se perdant dans les méandres de jeux divers et variés à travers lesquels l’esprit courra d’objectif illusoire en objectif illusoire. Puis, enfin, certaines personnes ne chercheront pas à rester au pied de la montagne, à trouver mille stratagèmes pour ne pas prendre le risque de suffoquer, mais la regarderont bien en face pour faire corps avec ses parois abruptes. Elles saisiront un crayon, des feuilles, compagnons de voyages bien précieux. Elles reviendront sur les photos du passé. Elles puiseront dans la documentation à leur disposition pour surmonter un passage aux prises raréfiées. Elles revivifieront des émotions enfouies afin de mieux les affronter lorsqu’elles prendront les traits d’une paroi si raide que la seule volonté ne suffit plus. Vincent Marganne est l’une de ces personnes.
Théâtre vagabond
Vincent Marganne est né au Burundi et a vécu ses sept premières années à Bujumbura avant de revenir en Belgique avec ses parents en 1972, lorsque le génocide burundais envers les Hutus bat son plein. Depuis, près de cinquante ans se sont écoulés. De nombreuses interrogations continuent de planer autour de ces années désormais lointaines et nimbées d’une aura mythique. Que ce passé africain implique-t-il pour sa propre identité ? Alors que, comme tout le monde le sait, cela signifie que son passé s’inscrit en plein cœur de l’histoire de la colonisation belge ? Et, plus encore, d’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire du Burundi, dont il a été témoin ? Comédien de formation, avec derrière lui plusieurs pièces de théâtre dont Le Carnaval des ombres , l’équipement auquel il fait appel pour grimper cette montagne (sûrement le mont Heha) est chargé de son jeu théâtral autant que de ses talents littéraires et des images filmées par sa famille. Mais, en parlant de jeu, il ne faut pas entendre celui, palliatif, qui berce les résignés au pied de leurs massifs ! Il faut plutôt comprendre un type d’artifice qui tantôt apporte un nouvel élan, tantôt le réconforte, tantôt permet de se fixer fermement au sol, telles les Muses dont Giordano Bruno faisait louanges en tant que vent, ancre et port.
Ainsi naît la pièce Muzungu . Muzungu est un terme kiswahili utilisé par les communautés locales pour désigner les européens. Il tire son origine du XVIIIe siècle, une époque où les explorateurs occidentaux commencèrent à entrer en contact avec les multiples peuples d’Afrique subsaharienne de langue swahili. Ils les voyaient aller de-ci de-là, indécis, perdus dans ces contrées où ces étrangers n’avaient pas de repères. Ces derniers étaient forcés d’arpenter prudemment ces territoires. Cela amusa les autochtones jusqu’à ce que muzungu émerge tel un sobriquet tout droit sorti d’un échange de plaisanteries. Le mot ne portait en effet pas sur leur couleur de peau, mais sur leur attitude donnant l’impression d’errer sans but précis, tels des vagabonds tâtonnant à l’aveugle pour trouver leur direction.
Quand Vincent Marganne choisit de nommer sa pièce Muzungu , il se définit par un terme qui est lourd d’un sens qui n’a rien de forcément glorieux, mais qui lui sied pourtant à merveille. Bien que des siècles se soient écoulés depuis cette rencontre décisive dans le rapport qu’entretiennent les africains de ces régions avec les européens, l’acteur principal et auteur de la pièce se comporte exactement comme ces muzungu d’il y a des siècles. Le passé est lointain et opaque. Il émerge laborieusement et parfois sans espoir d’en atteindre autre chose que de la vase dans laquelle chaque pas n’a l’assurance que du suivant. Lorsqu’il revient en 2011 sur les lieux de son enfance, il est d’ailleurs l’objet d’une plaisanterie, une phrase dont il n’a pas conservé le sens, à part le fameux terme . Cette pièce n’est par conséquent pas l’histoire d’une réconciliation complète et accomplie, mais plutôt d’une désorientation profonde dont il s’agit de se dépêtrer, comme on chercherait à échapper à la force d’aspiration d’un siphon.
Mémoire diaphane
Le dispositif fait furieusement penser à celui de Qui est blanc dans cette histoire ? de Raphaëlle Bruneau . À sa façon, Vincent Marganne questionne le passé colonial. Là où Bruneau le faisait avec des photographies à l’appui, lui le fait à partir des bobines filmées majoritairement par son père. De la même façon, la scène comprend un écran pour exposer directement ces images au public. Dans les deux cas, le monologue est privilégié (malgré la présence notable d’Edson Anibal aux côtés de Vincent Marganne, dont le rôle est assez marginal la grande majorité du temps). Mais, au-delà de la comparaison, la pièce de Marganne trahit par tous ses pores des tensions qui demeurent à vif et en font sa singularité.
Il est un alpiniste qui, dans sa nudité, ne semble plus avoir qu’une idée vague de sa destination et qui, pour pallier cela, ressent le besoin impérieux de compenser en multipliant les couches et les prothèses. Son jeu est ainsi énergique et passionné, lyrique à l’excès, comme s’il traduisait une nécessité profonde d’un emballement pour arracher à l’oubli ce que ce dernier n’a pas complètement digéré. Pourtant, l’illusion ne prend pas. Cela n’empêche nullement de ressentir cette exaltation pour tout et un rien comme suspecte lorsque les souvenirs évoqués sont si factuels, des squelettes dont la chair a eu le temps de retomber en poussière. S’époumoner, par exemple, sur la couleur du ciel ne suffit pas à faire ressentir la sensation qu’elle procurait à l’âme durant la prime jeunesse. S’époumoner sur le goût du pili-pili ne suffit pas à faire ressurgir tout un pan de l’enfance révolue. Ce ne sont que des fragments qui expriment difficilement la singularité d’un vécu.
Selon ses paroles, les images de film qui sont diffusées soutiennent l’émotion au lieu de simplement l’illustrer. Mais je soupçonne également qu’elles sont essentiellement là pour donner corps à des souvenirs qui, autrement, se dissiperaient au premier coup de vent. Quand il raconte son histoire, il commence par des éléments purement objectifs et désincarnés, mais même par après, il convainc rarement de l’authenticité de son témoignage, malgré tous les efforts déployés pour faire revivre un feu depuis longtemps éteint. Si toutes ces évocations de souvenirs sont ordonnées pour converger vers l’histoire de son père et celle de la vision de victimes étendues sans vie précédant le retour en Europe, c’est surtout lorsqu’ils commencent à toucher au présent et au passé récent qu’ils en viennent à véritablement devenir convaincants. Autrement, ils apparaissent souvent, même peut-être trop souvent, comme des boursouflures stylistiques qui cachent difficilement une terrible vacuité. C’est peut-être d’ailleurs ce que la pièce a de plus tragique : cette impossibilité de la mémoire où, même avec une démultiplication d’efforts et de gesticulations, le cœur du passé demeure perdu. Il a beau ainsi tenter de donner à voir le Burundi, la manière dont il l’a vécu, un voile en opacifie les traits jusqu’à ne laisser qu’un jeu de silhouettes et d’images cinématographiques. Dans cet univers, son unique interlocuteur (Edson Anibal) a d’ailleurs plusieurs visages selon les circonstances. Il devient son père. Il devient l’interlocuteur burundais jaugeant ses prises de position. Il devient le témoin qui a refusé d’intervenir au cours de la pièce. Il est par conséquent le visage de toutes les absences et jamais présent à lui-même.
Mirages d’une ascension
Au bout de cette longue et fastidieuse ascension le long de parois escarpées, bien qu’il se soit apprêté soigneusement jusqu’à disparaître sous la masse de son équipement, il n’aperçoit pas l’ombre d’un sommet, puisque depuis le départ, il n’a jamais fait que grimper jusqu’au sommet d’une ombre. Pour affronter leur montagne, certaines personnes se saisissent d’un crayon et d’une feuille, d’autres de documentations, d’autres enfin revivifient leurs émotions enfouies. Mais, parfois, la montagne qui est escaladée n’est que le miroir d’une autre qu’il faut encore trouver avant même de pouvoir prétendre s’y frotter.
Quand Muzungu touche à sa fin, l’Histoire prend d’ailleurs le pas sur son histoire personnelle. Il fait un pas de côté. Cela ne veut pourtant pas dire que, durant toute la représentation, le public a été dupé sur ses intentions. La volonté était bien présente d’explorer sa propre identité, d’exprimer sa vision de la vie des Belges au Burundi durant cette époque en dépassant les clivages. Mais les doutes ne peuvent que resurgir lorsque cette vision optimiste est extraite d’un passé si nébuleux et lorsqu’il est mis à l’épreuve par le réalisme de personnes de son entourage ou de passants. Sa quête a ainsi les traits d’une utopie d’un soi sans lieu ni temps qui creuse sa voie au sein des souvenirs d’un passé rêvé et d’un présent à sans cesse réimaginer.
Du fait que le lac Tanganyika voisin est déjà à haute altitude, le relief montagneux de Bujumbura se confond avec celui des vallons jusqu’à ce que les impressions de hauteur n’engendrent plus qu’un vague vertige. Marganne y perd le sens de son ascension, non pas parce qu’elle serait spécialement manquée, mais parce qu’elle est toujours déjà là, affirmée sous ses pas sans même qu’il ait à esquisser un geste pour avancer vers le sommet. Chaque souvenir s’informe par des crêtes rocheuses particulièrement retorses, par des passages particulièrement accidentés, et requiert une attention renouvelée pour ne pas glisser dans l’illusion d’un contrebas plus clément. Le risque incessant consiste à oublier la montagne sous les pieds. Bien plus que pour l’Everest, Heha se trahit par ses traits assoupis qui se fondent dans les plaines à ses pieds, jusqu’à ce que l’indécision plâne sur qui commence où. Ainsi en est-il également pour le parcours que traverse Vincent Marganne dans Muzungu . Sa parole s’élève, marquée par l’effort d’arracher un centimètre de plus à la montagne. Mais sa parole s’aplatit dans le même temps et accompagne le rythme cyclique des cultures de la région. Il invoque régulièrement durant la pièce l’image d’un battement de cœur. Peut-être bien que c’est la métaphore qui illustre le mieux sa démarche. Muzungu part d’une impulsion vive, mais que les régularités finissent par émousser.