critique &
création culturelle

    Pousse-café # 6

    « La récolte » de Zélia Abadie

    Karoo vous propose de

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    lire cet été les nouvelles issues du recueil Pousse-café

    rassemblant les quatre lauréats primés du Grand Prix de la Nouvelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles et six autres nouvelles que ce jury a tenu à distinguer. Cette semaine,


    « La récolte » de Zélia Abadie.

    Dans une cuisine brumeuse et bruyante, la brigade s’affaire méthodiquement autour des casseroles, des fours et de la chambre froide. Sonnette, les portes battantes soufflent leur courant d’air habituel, un jeune serveur aux gants blancs emporte un dessert et traverse la salle de restaurant. Les murs, garnis de miroirs piqués et de boiseries fines, sont tranquillement éclairés par des appliques en cuivre, à la lumière orangée. La foule de clients bavarde, mange ou négocie. À l’abri des regards, sourires enchantés, un couple illégitime retient ses envies charnelles. Surmontée d’une tête de déesse, la cheminée en pierre répand une chaleur confortable, les joues des enfants rougissent. Le jeune serveur dépose la pêche melba devant une vieille dame trop maquillée et se retire. La dame dévore le biscuit avant d’attaquer la glace avec une allégresse enfantine. Près d’elle, une famille fête la réussite scolaire du petit dernier, les verres claquent et débordent joyeusement. Discrètement, les serveurs continuent d’apparaître et de disparaître. Dans la cuisine, les coquilles craquent sous la lame experte, disposées avec soin sur un lit de glace, les huîtres charnues et gorgées d’eau salée sont prêtes à accomplir leur dernier voyage. Alitées sur leur tombeau d’argent, elles quittent la cuisine pour échouer à la table cinq. Tempes blanches et pupille pétillante, l’homme saisit les mollusques de ses mains fines. Attentif aux paroles de son volumineux interlocuteur, il les décroche de leur coquille et les glisse entre ses lèvres. Le visage du mangeur d’huîtres est aussi finement composé que son phrasé, il embaume le parfum de qualité et respire la bonne santé. Son interlocuteur est haut placé dans le gouvernement, négociation du contrat engagée.

    Mon affection se porte sur les êtres de doutes, leurs incertitudes sont salvatrices et leur humilité rafraîchissante : ils éloignent la médiocrité. À la naissance d’un nouveau siècle, je devais cueillir une jeune femme dans sa forêt natale. Elle m’attendait seule près d’une cascade, dans ses veines coulait un singulier invisible. Sans me voir, elle m’adressa une prière de bienvenue en jetant d’immenses pétales bleu moiré dans l’eau. Je la laissai finir et me montrai. Elle sourit de sa bouche avare de dents et se laissa glisser dans l’étendue d’eau transparente. Je saisis ses mains et m’allongeai dans le liquide. Elle s’était attelée à exister, avait décortiqué la vie pour en saisir la sève fondamentale et m’avait envisagé dès sa naissance. Je la laissai me regarder avant d’ordonner tendrement son dernier soupir. Son visage se figea dans un sourire sucré, reflet de sa tranquillité. Elle avait été un bébé charnu et rieur. Les bébés, je les visite pour le plaisir. Ils me voient sans me craindre et gazouillent d’innombrables histoires dénuées de mots. Elle, elle avait compris que pour une traversée moins aride, la vie d’une femme se soutenait du rire.

    Sous sa coquille d’homme humble, le mangeur d’huîtres se croit empereur. Sa femme, rencontrée lors d’un gala d’art, il l’a choisie douce et soumise, une créature sans histoires. Elle est sa plus-value, son atout silencieux. Elle ne pose pas de questions, survit dans sa tristesse et dans son manque. Elle subit et n’en dit rien. À force de se détourner de son âme, elle a perdu l’usage de son intuition, une femme absente à sa propre personne.

    J’enlève et je coupe, je suis celui qui prend à sa convenance.

    Légère comme une louve, le menton haut, une femme entre dans le restaurant : il lui manque une bottine. Le talon de la chaussure restante l’oblige à adopter une marche gondolée. Maintenus par des cordelettes, des dizaines de livres couvrent son corps, de ses épaules jusqu’au sol. Elle s’arrête devant le bar, prend une bouteille de whisky et parcourt un de ses ouvrages. Je suis le seul à la voir. Bientôt, plus personne ne lira de livres. Bientôt, tout le monde aura oublié la peinture, la sculpture et même la photographie. Bientôt la pensée sera un mot d’avant, un disparu anonyme. Votre humanité ne sait ni jauger, ni prendre la mesure, ni choisir ses pertes.

    Lui en est le parfait exemple. Apparence d’un homme brillant : scolarité en écoles privées, université bruxelloise, stages en université américaine, poste haut placé dans une entreprise capitaliste. Né dans une famille de blancs riches et reconnus. De ces riches qui ne pensent pas et qui refusent de regarder l’humanité. De ceux dont la fortune familiale s’est forgée sur le sang des autres. Une famille criminelle qui tait les actes impunis, génération après génération, tenant haut le flambeau du mensonge. Une famille convaincue d’avoir tout, quand être paraît aussi fade qu’un pain sans sel. Une famille qui nie le réel mais qui brandit l’horreur de la souillure en étendard. L’homme a étudié la finance ou l’art de fuir le sens des mots. Il condamne des humains à la faim, lui qui n’a jamais embrassé le manque. Déjà enfant, il riait de gaspiller la nourriture, avec une criminelle absence de gravité. Ses parents sont de fausses bonnes figures qui gardent cachés les secrets innommables. En apparence, le linge sent le propre. Quand vous méprisez la psychanalyse, la philosophie, l’acupuncture, les arts, la Loi et l’Histoire, rien ne peut nourrir votre âme. La liberté et l’égalité sont de nécessaires idéaux détournés par ceux qui ne manquent de rien, sauf de pensée.

    À travers la fenêtre, je plonge dans les pupilles du rouge- gorge qui me dévisage. Je lui fais un signe, j’ai déjà croisé son âme. Je le complimente sur la beauté ravageuse de ses plumes. Il gonfle son délicieux poitrail et répand les battements de son cœur. Un petit cri discret, envolé. Un bruit de verre brisé me ramène à mes affaires. Il a englouti sa crêpe Suzette et attaque son cognac, liquide flamboyant et doucereux. Je le vois se répandre dans son corps, le luxe est son quotidien. Le rendez-vous est pris pour la signature du contrat. Le caractère inébranlable de ses certitudes m’insupporte. Encore une gorgée, cognac achevé. Ça rit, ça exige un cigare. Le jeune serveur se fait rabrouer, penaud, il rejoint le maître d’hôtel, homme sage habitué aux paroles déplacées. Dans un souffle, il rappelle au jeune homme que le client est roi mais que chaque membre du personnel est un empereur. Il dépose le cigare sur un plateau. Submergé par ses tremblements intérieurs, le jeune homme se dirige vers le fumoir. La pièce de verre est lourde d’entrelacs de fumée qui cherchent à s’évader. Libéré de son collègue et étendu fièrement sur la banquette de velours, le mangeur d’huîtres entame une conversation avec une femme. Il saisit le cigare, le plateau manque de se renverser, le serveur pâlit. L’homme le condamne d’un œil noir et retourne à son bavardage. Elle, elle est de son monde, le duo se gargarise. Le serveur s’est éclipsé, troublé par la puissance déplacée de cet homme huileux. En rentrant chez lui, il pleurera pour évacuer cette violence invisible. Tu es un homme à la douceur prononcée, tu seras aimé pour qui tu es, tu interrogeras la tempérance et la droiture. Ta vie sera sans illusion, preuve de ton intelligence. Je te cueillerai tendrement à l’aube de tes cent ans, ta fin sera juste.

    Au milieu du brouillard de tabac, le mangeur d’huîtres décide d’embarquer la femme dans sa chambre d’hôtel. Le désir et les corps montent. Subitement, ses pupilles se voilent, il masque son inquiétude. Je m’applique à faire décliner son entrejambe. Les yeux dans les yeux, ils se lèvent, les joues rougies par leurs chaleurs internes. Il règle l’addition, le personnel apporte les manteaux. Ils échangent un regard brûlant. Je suis face à lui. Sans hésiter, je bloque sa nuque, ma main plonge dans sa bouche, mon bras s’enfonce dans sa gorge. Je saisis son cœur, ses yeux me découvrent. Je lui donne à voir l’inanité de son existence. Je plante mes doigts dans l’organe palpitant et je le transperce. Le regard s’éteint, le sang pleure, je me délecte de sa chaleur. Le corps s’effondre, la femme hurle. Le silence balaie la rumeur des conversations. De leurs mains, les parents voilent les yeux des enfants. Un homme crie qu’il est médecin et se jette sur le corps : le pouls est absent.

    Sonnette, la porte battante de la cuisine souffle. Le bruit métallique des couverts reprend, les verres sont bus, les assiettes vidées. Je scrute un verre de cognac, couleur flamboyante de ma victoire, je me délecte de ma féroce satisfaction.

    Face à moi, la femme aux livres sort du mur en briques. D’un coup de brise, elle m’emmène ailleurs. Autour de nous, le bar se transforme en comptoir d’étoiles. Elle m’enlace de ses cordelettes et m’enveloppe de son manteau de nuit. Nous sommes seuls, nous dansons au mi- lieu des poussières brillantes. Elle susurre dans un langage qui m’est familier : «Je t’ai entendu te questionner sur ma bottine manquante. Lasse d’être attribuée à mon pied, je l’ai laissé vaquer à sa liberté. Les humains nous désespèrent mais nous devons les laisser être ce qu’ils deviennent. Nous leur ôtons la vie quand il est temps. Ni avant, ni après. Nous avons l’éternité pour nous tapir dans leur quotidien. Le monde humain est bancal et aveugle. Regarde-les, ils sont multiples, semblables et incohérents. Leurs sentiments reflètent leur éveil et leur perte. Dès leur naissance, ils hurlent de savoir qu’ils vont mourir. Toute leur vie, ils sont déchirés entre la frustration et l’illusoire satisfaction. Si nous étions mortels, peut-être serions-nous exaspérants. Nos regards déjouent leur tricherie, nous sommes les lucides.

    Mon ami, prends le temps de les regarder encore. Cette petite fille, là, dans les bois, elle joue à être une pirate, elle a fabriqué sa couronne en feuilles de châtaignier, elle a taillé son épée avec un couteau trop épais pour ses mains, elle parle aux oiseaux, elle câline les arbres, elle n’écoute pas toujours ses parents, à l’école, elle joue aux échecs et au foot. Son esprit, son âme nous rappellent que les humains sont vivants.» Un long souffle, le comptoir d’étoiles s’est volatilisé. Autour de moi, le bar, ses boiseries, sa lumière orangée. Le corps a disparu, emmené par une ambulance geignarde. Mon amie s’est éclipsée. Le service touche à sa fin, la cuisine est silencieuse. Je sens des effluves de vinaigre blanc, les serveurs essuient énergiquement des montagnes de couverts. Un couple rapproche une poussette du comptoir, ils payent. Mon regard tombe sur la locataire du quatre roues. Ses grands yeux noirs me jaugent un instant puis, décidée, elle me tend son hochet en me lançant un énergique « Babayouda ! » J’aperçois quatre petites dents en cours d’éclosion, je me fige. Elle balance son hochet sur le sol et tape des mains en agitant ses jambes joyeusement. Le jeune serveur lui rend son hochet, il voudrait la prendre dans ses bras, en secret, il rêve d’avoir une fille. La petite éclate de rire, son père passe un doigt sur son visage. Serviette blanche sur l’avant-bras, le maître d’hôtel revient du fond de la salle,
    « Babayouda ! » Surpris, il dévisage ce petit être chaleureux secoué par un rire aux origines inconnues. Il lui fait un clin d’œil et disparaît en cuisine. La petite continue de rire, enchantée par la découverte de ce son fédérateur qui émane de son corps. Hypnotisé par son humeur, je sens un soubresaut, je suis atteint. Quelque chose monte en moi puis tout cède. Je ris ! Moi, le cueilleur, je ris ! Ravissement invisible, imprévu et léger. « Baba ! Babayou ! » La poussette s’éloigne, la petite se retourne vers moi, la réjouissance dans ses yeux. Celle d’avoir lié, un instant, le monde des hommes à celui de l’éternité.

    Même rédacteur·ice :

    Zélia Abadie est née à Sarlat en Dordogne et a grandi dans différentes villes du sud de la France. À vingt ans, elle déménage à Bruxelles et s’installera plus tard à Liège. Elle est bachelière en techniques cinématographiques (INRACI) et titulaire d’un master en écriture cinématographique (ULB). Passionnée par le cinéma et les mots, elle travaille depuis 2010 en tant que scénariste et assistante mise en scène.

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