Que notre joie demeure de Kevin Lambert
La chute d'un pauvre riche
Le Québécois Kevin Lambert poursuit son exploration du capitalisme. Il avait dénoncé l’obstination des syndicats dans Querelle, il critique ici, dans Que notre joie demeure, la folie des grandeurs des milliardaires, y mêlant une aspiration au bonheur et un engagement politique tacite.
« Que notre joie demeure », c’est le refrain que chantent, après leur dîner, les grandes richesses québécoises, à la fin de la première partie du roman. Cette scène nous ouvre les portes d’un monde à part : l’élite, la haute société, coincée dans un entre-soi percé dès le début. Les premières phrases, qui s’étendent sur une page entière pour certaines, plongent directement les lecteurs dans la démesure des personnages. Kevin Lambert se donne cette mission-là : montrer l’invisible. Il le fait à travers les yeux de Céline Wachowski, une architecte de renommée internationale, aux productions éparpillées entre Dubaï, Pékin, Londres ou New York… mais pas à Montréal, sa ville natale. Et c’est le projet Webuy, qui est censé accueillir le nouveau siège social de sa société, les Ateliers C/W, qui va cristalliser les tensions.
« Céline est de la trempe des éternelles, de celles à qui on voue des monuments, des chapelles et des cultes, […] Céline doyenne, Céline pionnière, Céline archipuissante, Céline qui propulse et qui démolit des carrières. »
Le projet le plus important de sa carrière vise à décorer sa ville de son œuvre. Rapidement, une fois le chantier lancé, des accusations de gentrification1 vont naître. Céline devient le bouc émissaire des traditionnelles revendications sociales ravivées : contre l’évasion fiscale, contre le prix de l’immobilier, contre les inégalités socioéconomiques… contre le capitalisme. Entre une pénurie mondiale de sable et les défis de surpopulation, l’auteur rappelle les enjeux centraux de l’immobilier au XXIe siècle, ceux d’une « architecture éthique » qui respecte « l’environnement et l’intégrité historique des villes ». Le mot « demeure » du titre évoque ainsi autant ce monde de la construction que la recherche permanente de stabilité, d’un équilibre essentiel pour les démocraties libérales. Par ailleurs, la Recherche de Proust occupe une importance particulière dans l’histoire.
« Une nuit, une centaine de personnes s’infiltrèrent dans le chantier du Complexe Webuy, escaladèrent sa structure inachevée et brandirent une immense banderole qui clamait « PROJET MEURTRIER ET DESTRUCT », parce qu’un côté avait été mal fixé. »
Il est énormément question de politique dans ce roman. Bien qu’il se soit explicitement positionné en faveur du patronat et surtout opposé au syndicat gréviste dans son premier roman Querelle, Kevin Lambert m’a semblé ici plus difficile à cerner quant à ses propres opinions, car il expose des réalités sociales avec beaucoup d’objectivité. Et, même si les personnages principaux appartiennent à des grandes fortunes, certaines pointes d’ironie, et leurs propres réflexions interrogent toutefois leur culpabilité. L’auteur évoque des idées pour limiter les capitaux, en affirmant qu’une vie ne suffit pas pour dépenser des milliards. En somme, il a plutôt l’air de vouloir remettre au premier plan l’opposition traditionnelle droite/gauche modérées, libéraux et socialistes, questionnant la responsabilité que peuvent se reprocher ceux qui gagnent un jeu sans tricher. Pour ce faire, il se plaît à critiquer des militants de gauche radicale désorganisés qui crient sans écouter et l’extrême-droite en travaillant la mixité des protagonistes et en formulant un appel à ressouder la confiance en la démocratie.
« […] ça induit une forme de fascisme psychique, c’est encore plus clair quand tu regardes ce qui se passe aux États-Unis – tu votes quand tu peux et le reste du temps, tu attends que le pouvoir intervienne en ta faveur. Tu peux prier longtemps. »
Que notre joie demeure contient également le mot « joie ». Ce mot familier dissimule en fait une quête de bonheur, face à la vacuité de l’existence que rappelle l’héroïne dans ses moments de faiblesse. En effet, la crise politique et sociale causée par le projet Webuy affecte aussi personnellement la milliardaire, qui se retrouve à remettre de nombreuses choses en question : la loyauté de ses amis, celle du Québec, et même la sienne vis-à-vis d’eux. La véritable chute qui la plonge dans une solitude dont elle souffre, et la nostalgie imprègne ses ruminations. Sa madeleine est le camélia reçu par sa mère quand Céline l’attendait à la maison, elle l’aperçoit comme un mirage un soir, et se le rappelle face au jardin de sa maison d’enfance quand elle y passe, désespérée. Empreints d’empathie, on se demande alors : critique-t-on les grandes fortunes ou leurs propriétaires ?
« Nous devons protéger les intérêts des minorités, et les riches sont toujours moins nombreux que les pauvres » (John A. Macdonald, Conférence de Québec, 1864 – Cité avant le récit)
En tous les cas, l’auteur de Que notre joie demeure confirme son talent. Il a néanmoins standardisé son écriture depuis son premier roman, car le nouveau présente moins d’anglais et de vocabulaire dialectal, ce qui est dommage. Là où Querelle reprenait la Querelle de Brest de Jean Genet, j’ai croisé le roman Que ma joie demeure de Jean Giono, publié en 1935. Kevin Lambert adresse-t-il cette fois un hommage à Giono ? Ces deux poursuites du bonheur s’opposent de fait. Celle de Giono raconte l’arrivée prophétique d’un sage, le collectivisme frugal de paysans provençaux avec la doctrine du « c’est ce que vous donnez qui vous fait riche », et un certain pessimisme par la mort du héros. Celle de Lambert se montre toutefois plus optimiste, et propose une liberté acquise par ceux qui ne jouent que pour eux.
En somme, l’association ingénieuse d’une intrigue prenante avec des méditations dans l’air du temps, agrémentée par un engagement qui questionne plus qu’il n’opine, et de nombreuses références à Genet et à Giono nous impatientent pour le roman suivant.