critique &
création culturelle
Comme ce monde est joli de Karen Joy Fowler
De la déroute humaine

Dans son anthologie de nouvelles Comme ce monde est joli , publiée aux éditions La Volte l’automne dernier, Karen Joy Fowler nous fait découvrir une multitude de mondes, d’époques et d’univers, entre réalisme et science-fiction, avec toujours un point central commun : l’être humain dans toute sa sensibilité.

Les 17 nouvelles reprises dans Comme ce monde est joli courent sur une trentaine d’années, des débuts de l’autrice en 1985 jusqu’à 2013. Dans ses récits, par contre, la temporalité est beaucoup plus large, passant des années 1800 (« La science d’elle-même ») à un lointain futur imaginaire (« En visage »). Toutes, pourtant, sont atemporelles : chez Fowler, l’ancrage dans le temps est superflu, l’accent étant plutôt mis sur les comportements humains.

Même dans ses mondes imaginés et ses nouvelles les plus éloignées de nos réalités, l’intrigue tourne avant tout autour de nos façons de percevoir les choses, d’y réagir. Profondément centrée sur l’humain et sur les constructions sociales, Fowler semble se passionner pour l’introspection. En parcourant Comme ce monde est joli , le lecteur est ainsi presque mis face à des fables sociologiques.

L’être humain, c’est évident, tâtonne dans un monde dont il ne perçoit ni ne comprend rien. Dans l’univers immense, l’homme reste enfermé dans une toute petite pièce.

Cet ancrage socio-psychologique ne teinte pour autant aucunement ces divers récits de banalité : Fowler s’amuse de clichés qu’elle détourne et se focalise souvent sur la part de ténèbre de ses personnages, comme sur leurs réactions face à l’adversité ou au conflit. Ce trait commun ne saute toutefois pas immédiatement aux yeux du lecteur avide de rencontrer tant de réalités disparates. Chaque nouvelle oscille entre des genres très différents : réalisme magique, science-fiction, fiction spéculative, réalisme… Fowler démontre sa propension à mélanger univers réaliste et fictif.

Ce flirt constant entre réel et irréel donne lieu à de nombreuses nouvelles s’inspirant largement de personnalités ayant existé. Celles-ci restent pourtant souvent un point de départ superflu : « Lieserl » va ainsi raconter les premiers moments de vie de l’enfant d’Albert Einstein… enfant imaginaire, puisqu’il est le fruit d’un amour que lui porte une femme qui ne l’a même jamais rencontré ; ou encore dans « La science d’elle-même » qui se passe dans la ville où se déroule Mansfield Park de Jane Austen et raconte le destin d’une contemporaine à sa célèbre protagoniste, Mary Anning1 , dont la réalité est aux antipodes de celle des personnages de l’autrice. « Verre noir » fait de Carrie Nation2 une entité guerrière quasi-magique, vengeresse des piliers de bars locaux…

Seule une femme saurait enseigner la science d’elle-même. — Jane Austen 3

On constate vite que Fowler semble s’inspirer en particulier du sort des femmes, même si elles sont parfois perçues sous le prisme d’un regard masculin. Ses personnages sont indépendantes, pleines de ressources, volontaires… Toutes ont à cœur de prendre en main leur destin. Ce qui semble d’ailleurs être un thème cher à l’autrice, qui s’interroge sur les limites, les interdits, les craintes… pour mieux leur faire face. Il est clair que Fowler se passionne pour les opprimés, les « personnages maltraités par leurs propres mythes4 ».

Qu’est-ce que tu crois que ça fait, demandait-elle, d’avoir su voler et de ne plus pouvoir le faire ? D’avoir dépassé ce stade ? Quel impact ce genre de manque peut avoir sur la conscience de toute l’espèce ?

Si les caractéristiques étranges et magiques des mondes de Fowler sont supplantées par les personnes qui les habitent et leur psychologie, force est de constater que ceux-ci sont riches et passionnants. Si bien que le lecteur préférerait parfois s’attarder sur ces univers presque suggérés plus qu’exposés. La plume de l’autrice se veut précise, aiguisée : elle décrit l’évidence, mais toujours avec un phrasé efficace, factuel, concret. Ses nouvelles sont souvent simplistes jusqu’au tiers final qui retourne la situation et lui apporte du relief et une conclusion inattendue.

En fait,  je ne saurais pas vous dire dans quel ordre les choses se sont produites, seulement à quelle saison. Comme si, dans mon esprit, mon enfance entière s’était ratatinée en une année unique, très dense. Et moi, je grandis, je rétrécis, j’ai trois ans, dix, cinq ; j’ai de nouveau huit ans, et c’est l’été.

On soulignera particulièrement sa forte utilisation de symboles et son retour vers les détails qui annoncent des sujets clés. L’autrice joue sur le rappel sémantique, sur la langue et le sens pluriel des mots, sur l’anecdote qui fait sens quinze pages plus loin et vient apporter un nouvel éclairage à un récit qui, de prime abord, pourrait sembler creux. Les nouvelles de Fowler sont pourtant loin d’être évidentes : elles s’analysent et nécessitent d’être creusées, discutées.

C’est là que La Volte tape juste avec cette édition enrichie, en guise de postface, de commentaires des traducteurs qui ont eux-mêmes sélectionné les nouvelles du recueil. Léo Henry et Iuvan ajoutent ainsi quelques notes explicatives autour de chaque nouvelle, allant de l’anecdote à la piste d’analyse, en ajoutant souvent leurs appréciations personnelles et des bribes d’interviews de l’autrice allant jusqu’à 2020. On apprend ainsi qu’elle égrène les détails qui font référence à sa propre vie, s'inspirant de son enfance, de ses aspirations désespérées… Mais difficile de cerner l’évolution de sa pensée, comme l’ordre des nouvelles ne respecte pas la chronologie d’écriture de Fowler. Ce choix renforce pourtant le caractère actuel de ses récits, qui touchent encore une fois à l’universel, et nous invitent d’autant plus à nous plonger dans les autres écrits de cette romancière américaine.

Même rédacteur·ice :

Comme ce monde est joli

de Karen Joy Fowler

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Iuvan et Léo Henry

La Volte, 2021

422 pages