critique &
création culturelle

Causeries sur les musiques chinoises de 2024

Utopies urbaines – troisième partie

五雷轰心掌 par Run Run Run

Jusqu’ici déroulant leurs critiques à grande vitesse, Orni et son interlocuteur prennent toujours davantage leur temps pour ausculter les différentes sorties, comme en témoignent les tirades passionnées à propos de Tremble Mix ou les développements ciselés à propos de Duck Fight Goose. À présent prenant la direction des cieux, tandis qu’ils s’attardent dans les hauteurs vaporeuses du rock psychédélique méditerrien.

Orni l’ornithorynque – La quatrième scène donc… Il ne faut pas trop traîner, puisqu’une fois redressée sur ses innombrables pattes il devient difficile de la suivre dans ses différentes pérégrinations, encore davantage quand elle replie tous ses membres pour s’élever dans les airs. Or, au vu des mélodies qui la berceront, elle sera susceptible de tisser sa trajectoire parmi les nuages et de s’envelopper entre tumulus et nimbus. Elle ne résistera pas au rythme lancinant et hypnotique de 五雷轰心掌 (Five Thunder Heart Palm) par Run Run Run, un groupe venu tout droit du sud-ouest méditerrien. C’est une superbe sortie, une merveille !, qui selon moi surpasse sans le moindre doute toutes leurs précédentes sorties orientées krautrock. Je ne compte même plus le nombre de fois que je l’ai écoutée. Elle conjugue aisément le meilleur du funk psychédélique des années 1970 en incluant des motifs de la tradition musicale chinoise pour un résultat sans fausse note très enjoué et entraînant se permettant même quelques sursauts rythmiques. D’ailleurs je l’aperçois déjà, là, dans le ciel ! La scène rebondit au rythme plus enlevé de « 摆摆 » (« Baibai » – « Balançoire »). Il faut décidément que l’on presse le pas. D’ici peu nous ne pourrons même plus espérer y mettre pied, d’autant plus que le concert bat son plein et que voilà le dos de l’animal scénique en pleine chorégraphie !

Un rédacteur apaisant – Sans le moindre doute ! Cependant, vos craintes sont probablement exagérées. Le groupe suivant de cette programmation psychédélique est Sweet Sister Session, d’après ce que je lis ici… Et c’est un groupe qui tranche quelque peu avec le style de Run Run Run, puisqu’il est plus bien plus orageux et vénéneux. Voilà de quoi refroidir les ardeurs de l’animal et nous permettre de monter à bord. Dans quelques minutes, nous y serons, ne vous en faites pas.

Filthy Floating Fantaisies de Sweet Sister Session

Orni l’ornithorynque – J’entends déjà «  Raininess » de leur premier album, un morceau terriblement entêtant et qui invite bien plus à une introspection nauséeuse parmi les strates égotiques qu’à partir à l’aventure parmi les couches atmosphériques. Filthy Floating Fantaisies est en effet beaucoup plus nerveux, bien plus obsessionnel, bien plus inquiet, porté par une urgence qui lui colle aux semelles tout du long. D’ailleurs voilà la scène qui oscille, qui menace même de se renverser, qui se prend dans les branches, qui se démène parmi les lianes et les ronces… Attrapez ma main ! On profitera de la prochaine accalmie pour sauter. Ce ne sera pas « Recurring Mistakes » qui nous le permettra, regardez donc comment la créature plisse les yeux tandis qu’elle se plonge dans ses propres tourments intérieurs ! Encore moins « Ghost Fire », qui exhale une rage de plus en plus débridée. Vous risqueriez même de vous faire mordre en vous approchant trop près de la gueule de la bête et de vous faire trancher par quelque distorsion. Encore moins « Evil Rider » qui ferait de vous de la chair à pâté aux saveurs communes aux traditions orientales. Vous ne survivrez pas à la vivacité de sa rythmique, saupoudré parmi le public qui vous inhalerait comme un parfum exotique. Vous pourriez peut-être avoir un peu de chance avec le sombre et pesant « Lands of Fear »… Si vous arrivez à vous glisser parmi les battements écrasants sans vous faire écraser… Si vous échappez à la menace sourde qui s’élève jusqu’à diffuser un poison pernicieux qui vous éteindra sans que vous puissiez y penser, puisqu’il se mêlera si bien à vous que jamais vous ne l’envisagerez différent de ce qui façonne votre identité. Non, ce ne sera donc pas « Lands of Fear » qui vous permettra de grimper sur ses flancs, ni même « Chronic Suicide », au bourdonnement qui ne vous lâchera que lorsque vous aurez cédé et laissé la pesanteur vous entraîner toujours plus bas, aspiré par un tourbillon dont on ne peut jamais se libérer puisque les seules lois en vigueur vont d’ascendance en décadence jusqu’au chaos des cris les plus infernaux. « The Door » est peut-être la meilleure opportunité, maintenant que la langueur s’impose après la tempête, que la seule chose qui nous écarte de la scène tient en quelques vagues qui s’abattent mollement sur ses branchies. Ici, nous pourrons peut-être avancer en espérant ne pas couler. Restez donc fermement agrippé à ma main avant que la tempête ne se lève ! Je la sens en effet approcher, je sens les premières bourrasques tenter de nous emporter. Les lèvres de la créature frémissent déjà à nos côtés et s’apprêtent à meugler à plein poumons de panique. Ses pupilles s’écarquillent de crainte. Mais nous voilà néanmoins à l’abri tandis que l’atmosphère s’allège avec « Hymn » et qu’un peu d’espoir filtre à travers cette opacité. Il résonne comme un slow mélancolique où chaque pas menace de traverser le plancher. Filthy Floating Fantaisies n’a donc décidément rien d’une œuvre où l’on peut s’agripper sans crainte et qui, au contraire, nous agrippe pour nous plonger toujours plus bas dans ses abîmes. Heureusement que voilà Backspace, groupe déjà installé, qui s’apprête à nous mener dans une barque bien plus sûre.

Un rédacteur exténué – Oui, sans doute également le plus électronique des trois. Ce n’est pas à l’origine un groupe qui m’avait laissé une forte impression, mais en opérant eux aussi un tournant psychédélique, ils ont réussi à donner vie à une création mêlant des sonorités synthétisées plus anguleuses à la chaleur des instruments acoustiques. Ici, il n’est plus question de se plonger dans les turpitudes d’atmosphères chargées, mais de se mêler à des courants ascendants portés par un lyrisme affirmé. Avec Outside of Change de Backspace, tout est bien plus aérien et léger. Notre monture se redresse d’ailleurs au point de chercher à tutoyer la voûte céleste ! Le jour tombe et voilà que nous nous rapprochons de la Grande Ourse au risque de nous prendre un coup de patte. L’ascension ne nous épargne pas certaines amertumes, comme en témoignent les paroles des chansons. Ici, nous sommes dans un univers plus proche de celui de Run Run Run, pour ses ambiances, et néanmoins s’approchant de Sweet Sister Session, pour sa mélancolie. Et c’est tout autant une réussite ! Même si je dois admettre qu’il est plus froid que les deux précédents et qu’il ne parvient pas à m’immerger aussi profondément. Chez Backspace, on est bien plus proche de la surface. Cela ne retire en rien ses qualités. « World of One » est ainsi une merveille qui restera dans les annales. Tout comme « Seen but Unreported ».

Outside of Change de Backspace

Orni l’ornithorynque – C’est une expérience différente où les sonorités viennent agréablement faire pétiller les neurones sans les renverser dans des réalités insondables. Et à ce propos, après avoir parlé de ce trio d’albums qui ont fait briller la scène psychédélique chinoise, il faut aussi parler de Laughing Ears qui, dans un autre registre, façonne des univers étranges par blocs sonores finement sculptés. Elle a sorti pas moins de deux albums l’année passée.

Un rédacteur mitigé – Tout à fait, mais j’admets avoir des réserves par rapport à 4.44.444, le premier dans l’ordre chronologique. Elle reprend la formule de 33EMYBW à son compte, c’est-à-dire à la fois froideur industrielle et étrangeté organique, sans parvenir à atteindre une aussi grande richesse esthétique.

Orni l’ornithorynque – Mais, au lieu d’y voir une simple reproduction d’une formule, ne pourrait-on pas également y voir la naissance d’une sorte de courant, d’école ? Que l’on pourrait nommer « école de Shanghai », par exemple, et qui se définirait justement par ce mélange entre organicité extraterrestre (voire intraterrestre ?) et froideur industrielle ? Elles ne sont en effet pas seules à adopter cette formule, comme on peut également le voir sur les compilations Scandal, consacrées exclusivement aux femmes de Shanghai exerçant dans les musiques électroniques. Et certainement que ce style est voué à s’étendre à d’autres villes de Chine, si ce n’est pas déjà fait. Il y aurait une réflexion à développer là-dessus.

Un rédacteur buté – Sans doute, sans doute, mais je reste sur ma position. Je trouve que cela manque de subtilité. La formule de Laughing Ears est plus dépouillée, plus directe, je dirais, moins foisonnante. Je ne la qualifierais cependant pas de mauvaise, simplement de moins convaincante. Je préfère infiniment plus Erased Tapes, sa seconde sortie de l’année, qui prend bien plus son temps pour poser des ambiances énigmatiques, plongeant dans des cavernes profondément enfouies éclairées par des créatures bioluminescentes pour explorer un univers qui n’attend qu’une imagination fertile pour le peupler, sans toutefois renoncer à une certaine nervosité.

Orni l’ornithorynque – Je respecte votre avis, mais je ne le partage malheureusement pas. Je trouve au contraire le premier plus ciselé, plus condensé, que le second qui tend à trop répéter les mêmes motifs à l’envi. Enfin, je pense qu’on peut cependant se mettre d’accord qu’elle a le mérite de ne pas se cantonner à une formule figée, mais à sans cesse chercher de nouveaux équilibres, qui tantôt convaincront certains et tantôt en déconcerteront d’autres. Et peut-être qu’un jour elle trouvera celui qui fera l’unanimité.

Un rédacteur illuminé – À propos d’être déconcerté, il faut que l’on parle de Circus de Dabo Lang. Ils passent ce soir d’ailleurs, dans la cinquième scène située au cœur d’un labyrinthe aux multiples sorties mais dans lequel on n’entre que par une seule porte…

[à suivre]

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