critique &
création culturelle

Causeries sur les musiques chinoises de 2024

Utopies urbaines – cinquième partie

Leurs longues discussions autour de Circus ont occasionné de vives discussions qui ont été heureusement tempérées par des échanges autour de Reverie. Cependant, d’autres artistes les attendent, fort différents de ceux qui ont jusqu’ici fait l’objet de leurs nombreuses réflexions et spéculations, dont un groupe dénommé Kawa.

Un rédacteur songeur – Nous serons donc certainement d’accord pour dire de Reverie qu’il s’agit d’un chef d’œuvre, d’un joyau qui a véritablement illuminé cette année 2024.

Orni l’ornithorynque – Sans aucun doute ! Mais il ne faut pour autant pas l’encenser plus que de mesure, car en l’admirant de trop près nous risquerions de manquer les merveilles qu’il nous faut encore écouter.

Un rédacteur : À ce propos n’est-ce pas Kawa que nous entendons un peu plus loin ?

Orni l’ornithorynque – En effet ! Ils jouent dans le kiosque de musique du parc de Bruxos. Ils nous arrivent avec un nouvel album, eux aussi, intitulé 野声狂响 (Ye sheng kuang xiangSons sauvages) ! Alors qu’ils s’illustraient dans le reggae, ils enrichissent leur palette musicale par des touches plus rock où la guitare électrique s’invite le plus naturellement du monde. C’est toujours aussi agréable, toujours aussi enjoué, toujours aussi chaleureux, toujours aussi accueillant, toujours aussi réussi. Une valeur sûre destinée à se tailler une place de choix dans mon panthéon musical personnel. Je le conseille vraiment très chaudement. C’est un groupe cruellement méconnu par chez nous alors qu’on a un festival consacré à ce genre de musique dénommé Motifs moka.

Un rédacteur interrogateur – Je ne peux que vous rejoindre. Aussi, j’aimerais que vous m’éclaircissiez. Que signifie Kawa ?

Orni l’ornithorynque – Kawa n’a évidemment rien à voir avec le café (même si leur musique a le même effet). Kawa fait référence à l’ethnie Wa auquel les membres du groupe appartiennent et que l’on retrouve en Birmanie et dans le Yunnan (sud-ouest de la Méditerranie). Ce ne sont pas les premiers représentants d’une minorité ethnique méditerrienne à brandir fièrement leurs origines en mélangeant tradition et modernité. Il y a par exemple Moxi Zishi, de l’ethnie Yi, qui n’a plus rien sorti depuis Wilderness, un premier et excellent album sorti en 2017 et remasterisé au Japon en 2019, ainsi que Taiga, un duo originaire de Mongolie intérieure et du Xinjiang, à la démarche plutôt originale consistant à mêler musique traditionnelle et musique psychédélique électronique (ici une psy-chill incorporant sporadiquement des éléments de psytrance). Et je dois m’arrêter un instant sur Taiga ! Sachant que les représentants des musiques psychédéliques électroniques ont tendance à piocher allègrement dans les musiques d’origine orientale, tout comme le faisaient déjà les représentants du rock psychédélique, on se retrouve face à un phénomène assez intéressant. Les Occidentaux s’approprient des styles musicaux extérieurs pour les intégrer à leur propre culture musicale... et maintenant les représentants des cultures concernées par ces emprunts s’approprient ce qui a déjà été une fois approprié pour y ajouter une authenticité supplémentaire à laquelle aucun européen n’aurait pu prétendre.

Un rédacteur interrogateur – On se retrouve donc avec un va-et-vient fascinant de transformations culturelles où il devient difficile de définir ce qui appartient à qui. La culture est donc une notion fluide qui dépasse toute frontière. Parler de culture nationale, c’est donc parler essentiellement de patrimoine, de culture fossilisée, voire de culture morte, et cela va à l’encontre de ce que la culture est fondamentalement : un foisonnement en transformation permanente. Enfin ! Je dois vous ennuyer avec mes thèses. À l’origine, je voulais surtout souligner que Taiga a justement sorti un album l’année dernière, avec WildRide et YEHAIYAHAN, et qui se nomme What a WildRide. Je n’ai pas été particulièrement convaincu par cette collaboration, en dessous de ce que je connais d’eux. J’attendrai plutôt leur prochaine sortie solo. Elle ne devrait pas tarder, au vu de la régularité de leurs sorties.

Orni l’ornithorynque – Effectivement ! Et malheureusement, nous arrivons juste trop tard pour Kawa, dont le concert se termine à l’instant.

Un rédacteur perturbé – J’entends en revanche de la musique qui vient de l’allée. Y aurait-il une scène dans le coin en dehors de celle du parc ?

Orni l’ornithorynque – Aucune chance. Si sur le plan il n’y a rien d’indiqué, alors c’est qu’il n’y a rien à écouter.

Un rédacteur intrigué – Et pourtant la musique tourne. Je l’entends très bien d’ici : lancinante, lyrique, ample et encore et toujours mélancolique. À croire que la Chine est le pays de la mélancolie… à moins que ce ne soit nous qui par nos pas traçons une curieuse paréidolie.

Orni l’ornithorynque – Approchons-nous. Malgré tout ce que j’ai pu entendre, ce groupe ne me dit toujours rien. Il m’a cependant l’air chinois. Je reconnais des paroles en mandarin.

Un rédacteur absorbé – Ils se sont installés dans une galerie voisine, la galerie Eisenstein. Il y a à l’intérieur une place ronde bordée de commerces. J’aperçois un public peu nombreux, une vingtaine de personnes. C’est un concert sauvage, mais curieusement la police se contente de regarder en hochant de la tête en rythme. Approchons-nous encore.

Orni l’ornithorynque – C’est curieux. Les musiciens ont la tête dans des sachets en papier. Je viens de me renseigner à leur propos. Il s’agit de NoTrace Band. Ils comptent maintenant jouer leur dernier album, sorti l’année passée, Rebirth Notes. Ils expliquent à l’instant sa genèse. Il a été conçu entre 2021 et 2023. On retrouve donc encore des traces du mal-être causé par la gestion de la pandémie de covid-19, qui avait mené de nombreuses personnes au bord de la folie. C’est donc un album où les membres du groupe ont mis énormément d’eux-mêmes, si je comprends bien.

Un rédacteur réjoui – Le morceau d’ouverture est impressionnant. Il est intégralement instrumental. Des sirènes avertissant d’une attaque aérienne retentissent d’emblée. J’espère que cela ne causera ni panique ni mouvement de foule ! Et maintenant, dans un fondu aux contours incertains, quelques notes inquiètes grandissent jusqu’à s’imposer en une boucle lancinante trahissant une angoisse obsédante, comme si la menace des premiers instants avait empoisonné l’atmosphère pour cette fois marquer chaque bouffée d’air d’un poison insidieux qui n’attend que son heure pour frapper corps et esprit. Et puis, depuis le cœur de cet instant s’élève un je-ne-sais-quoi de sublime qui épouse la composition du poison pour y trouver son remède.

Dans le second morceau, cet à peine dicible s’enfouit les premières minutes et installe une atmosphère mélancolique où une voix à bout de souffle est accompagnée d’une ligne rythmique traînante à la batterie. Cependant, ce n’est qu’une impression ! Puisque ce presque-rien émerge soudain à la surface en une explosion où toute l’urgence et toute la détresse d’un être éclate au grand jour. Et cela se produit même une seconde fois, par une accélération accompagnée d’une ligne mélodique qui s’époumone à co et à cri comme si ce n’était pas assez, comme s’il fallait insister pour le dire et pour donner sens à ce qui reste souterrain et ne trouve exutoire que musical. Peut-être est-ce là tout l’état d’esprit de cet album ? Un jeu entre la persistance d’une inquiétude, d’une menace, d’une détresse et une tentative de la surmonter à travers des compositions empreintes de pathos, de lyrisme, de passion, d’élan désespéré vers on ne sait quel ailleurs.

Orni l’ornithorynque – « Fridge » en prend en tout cas la couleur, balançant en permanence entre cette même langueur mélancolique et de soudains élans lyriques, jusqu’à ce que les deux se rencontrent en un cri comme la seule résolution d’une tension insoluble. Et, à ce que j’entends, « Elegy » poursuit dans cette direction avec sa superbe ouverture qui aboutit sur cette perpétuelle dualité on ne peut plus romantique.

Un rédacteur affirmatif – En revanche, « Cooking Soul », avec ses paroles on ne peut plus sombres (« un homme doit être rôti plusieurs fois pour les satisfaire », « Combien de temps faut-il pour mijoter un jeune »), se permet d’être plus rêveur voire empreint d’une curieuse légèreté du fait du profond malaise dont il témoigne.

Orni l’ornithoringue – Ce qui nous amène à « ASMR Rhapsody ». Il met en scène ce qui semble être une séance chez une psychologue. Un patient souffre d’insomnie et ne trouve rien pour y remédier, alors que toutes les solutions ont été épuisées. Par conséquent, ils évoquent une bouteille d’alcool miraculeuse, ayant pour vertu de tout faire oublier et ainsi de rendre heureux. Le patient l’ingère et le morceau s’interrompt sur un trou noir.

Un rédacteur pensif – Et au-delà du trou noir se trouve la dernière piste, sublime : « Tuo Tuo », où à nouveau la structure duale s’impose entre des déflagrations grandioses et des dépressions vertigineuses. Song Yang, le chanteur, explique que c’est un morceau en hommage à leur chat du même nom. Il en profite aussi pour évoquer leur précédent album au détour d’une anecdote. C’est KEEP BLACK, sorti en 2021. Tout le monde alors applaudit chaleureusement, à raison.

Orni l’ornithorynque – C’est fini, à ma grande tristesse ! Et voilà qu’ils remballent déjà tout. L’ordre habituel des choses revient à la charge. Les policiers jusque-là spectateurs sortent de leur fascination et pressent les musiciens de tout ranger. Les sirènes de police, réelles et non métaphoriques cette fois, me parviennent depuis l’autre bout de la galerie. La foule se disperse. Cela dit, je viens d’entendre d’un couple en partance que J-Fever compte présenter son album sorti l’année dernière, 你的声音变了 (Ni de shengyin bianleTa voix a changé), et que ce serait une très belle consolation après cette dispersion désordonnée gâchant un peu la beauté de ce concert.

Un rédacteur décidé – On se met en marche dans ce cas ! Suivons-les sans trop les inquiéter. Mais sur le chemin j’aimerais que l’on parle de « Abyss » de Hedgehog, groupe de rock qu’on ne présente plus. Toute cette noirceur m’a rappelé ce morceau, également sorti l’année dernière.

Orni l’ornithorynque – Ce n’est pas le seul, d’ailleurs. Ils ont également sorti « Shao Lin » et « One Step », deux morceaux plutôt légers et passe-partout mais très réussis. On peut leur reprocher de composer une musique très facile, sans caractère. J’admets que j’ai pu aussi abonder dans ce sens par le passé, mais Hedgehog est également un groupe très étonnant et touche-à-tout qui s’est essayé à une très grande variété de styles depuis leurs débuts en 2006. Eh oui, déjà ! Ils approchent les vingt ans d’existence.

Un rédacteur décidé – Et le très étonnant « Abyss » va dans le sens de ce que vous dites. « Abyss » n’a absolument rien de léger et on retrouve même certains aspects du malaise exprimé dans l’album de NoTrace Band. C’est un morceau caverneux rempli d’amertume et d’une menace pesante, qui gronde sous la pression d’une rage sans commune mesure avec quasiment tout ce que le groupe a pu sortir jusqu’à ce jour.

Orni l’ornithorynque – Exactement à l’opposé de J-Fever dont nous entendons déjà des bribes. C’est un rappeur connu pour ses ambiances paisibles et sereines... Et en parlant de sérénité, tout ceci me rappelle une curieuse rencontre que j’ai faite il y a environ deux semaines.

Un rédacteur intrigué – Je vous écoute avec plaisir.

[à suivre]

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