C’était 2021 !
Benjamin Sablain revient sur ces coups de cœur culturels de l'année écoulée ! Avec une attention particulière portée sur la musique entre Chine et Israël...
2021 aura été pour moi l’année de petits pas, de longs tunnels et de nouveaux chemins. Sans être une grande année, chaque tâtonnement m’a fait dériver, sans nul doute, vers des ailleurs imprévus. Dans un besoin de renouveau, elle a commencé par des morceaux de techno chinoise (Hielektromen et Another Van en tête). Rapidement, un grain de sable, un morceau rock d’une artiste peu connue découvert sur la plateforme Xiami d’Ali Baba (désormais fermée faute de rentabilité), m’a littéralement happé au point de m’entraîner dans une boulimie musicale, où tous les genres et toutes les périodes sont passés par mes oreilles. Depuis, le rock chinois (et plus si affinité) m’accompagne au quotidien au point de supplanter tout ce que j’écoutais jusque-là. Forcément, la sélection qui suit s’en voit fortement marquée, surtout avec une année exceptionnelle pour la musique chinoise qui aurait pu me conduire à faire un top qui lui serait entièrement dédié ( SHAO, Fishdoll, Carsick Cars, Fazi, Fayzz, Kaishandao, Dirty Fingers, Modern Cinema Master, Duck Fight Goose et 群像, je pense fort à vous).
תוך כדי תנועה de Ravid Plotnik
Mais, rien que pour le plaisir de déjouer les attentes, ce n’est pas par un-e artiste chinois·e que je vais commencer. En matière de rap, si le dernier album d’Orelsan a fait la une médiatique au point d’être affiché dans les stations de métro, c’est bien en Israël que se situe pour moi « the place to ear » en la matière, avec l’excellent Ravid Plotnik et son nouvel album תוך כדי תנועה (en gros traduisible par « au fur et à mesure »). On est loin ici de l’insouciance d’il y a quelques années d’un Kapara Sheli , l’une de ses plus belles réussites et qui flirte avec des sonorités brésiliennes, ou d’un Sababa enjoué. Les morceaux sont plus pesants, très sombres et parfois agressifs. Une œuvre de temps de covid, donc. La pochette de l’album, la plus belle que j’ai pu voir cette année, témoigne de cette atmosphère inhabituellement torturée. La grande versatilité se rétracte pour offrir à la place quelque chose de bien plus resserré autour de quelques gimmicks et centré autour d’un registre rap plus classique. C’est donc un album auquel j’ai eu du mal à adhérer, ne retrouvant plus vraiment la diversité des genres et la légèreté qui me plaisaient dans ses précédents albums. Le plaisir d’entendre ses compositions orientalisantes, où il excelle à créer un pont avec les scènes musicales arabes des pays aux alentours, n’ont fait pour moi que souligner l’épure de ses choix artistiques… voire un léger manque d’inspiration.
Cependant, Ravid Plotnik reste Ravid Plotnik, l’un des rappeurs les plus talentueux à mes yeux, l’un de ceux qui m’ont le plus marqué ces dernières années, et sans nul doute qu’après un peu d’acclimatation j’y plongerai encore et encore… jusqu’à ce qu’il revienne avec un nouvel album qui me déconcertera peut-être à nouveau et me demandera un nouvel effort d’adaptation.
不穩定的規律/有序混沌 ( Law of instability /orderly chaos ) de Silent Speech
Comme je ne peux pas échapper à moi-même, il me faut bien revenir à ce bon vieux rock chinois. Oui ! Celui qui revient à la charge dès que je pense en avoir fini avec lui ! Celui-là même ! De cette manière, l’un de mes plus gros coups de cœur de cette année s’est accroché à moi lorsque je m’y attendais le moins. Un morceau s’est accolé à ma jambe et, sans crier gare, au fil des mois il déployait ses tiges, branches et épines jusqu’à ce que je ressemble à un sapin de Noël clignotant son amour pour le dernier album de Silent Speech . 不穩定的規律 / 有序混沌 m’a happé par la voix divine de son chanteur principal, singulièrement haut-perchée ; pour le soin presque maniaque apporté à la composition de chaque morceau ; pour leur inventivité et leur capacité de se réinventer d’une piste à l’autre ; pour leur capacité à varier les tons d’une seconde à l’autre – de l’extrême douceur jusqu’à l’explosion d’énergie dans un torrent bruitiste ; pour son titre incroyable ; pour leur audace – du rock-step1 ? Tu ne t’y attendais pas ? Bah, maintenant fais avec ; pour la présence du guitariste Jukka Ahonen, Finlandais expatrié à Beijing, sur deux morceaux ; et enfin pour ces incroyables moments suspendus où on se dit « ah bah voilà, on y est, et je veux y demeurer tout le reste de ma vie ». Pour toutes ces raisons, le dernier album de Silent Speech est devenu la bande originale de mon quotidien.
我用什么把你留住 de 福禄寿 FloruitShow
Étant donné que je suis sur ma lancée, le premier album (à l’ artwork sublime) d’un autre groupe de l’empire du milieu a capté mon attention. Il s’agit de FulushouFloruitshow, accolés ensemble le nom en chinois et sa translitération en anglais (parce que pourquoi pas). Elles sont trois, comme Angry Navel, comme South Acid Mimi, comme The Hormones… une combinaison gagnante au pays de Tchouang-Tseu. Si j’admets qu’ici je bascule non loin du pop mielleux et du mainstream (même carrément à pieds joints pour certains morceaux), elles m’ont entre autres complètement captivé par leur approche singulière de la musique traditionnelle chinoise qui apparaît réactualisée, revivifiée, par le croisement avec de nombreux genres musicaux contemporains. Si on parle ici de fusion, ce n’est clairement pas un terme excessif. Mention spéciale pour 心静自然凉3 , morceau que je labelliserais du genre musical « conte de pirates chinois4 » et où les spécificités de la langue sont sublimées. De fait, le mandarin est une langue aux consonnes peu pourvue en sons « durs » pour privilégier les sons sifflants et chuintants. C’est par conséquent une langue du souffle (pour une pensée du souffle... coïncidence ?). Ceci, la chanteuse l’a très bien compris, vu comme elle parvient à exploiter cette caractéristique sur l’ensemble des pistes pour donner à sa voix une tournure aérienne souvent glissante comme sur une piste de patinage artistique et parfois bondissante comme une balle magique. Si 心静自然凉 termine de plus sur une étonnante et jubilatoire explosion vocale où elle sort toutes ses tripes, ce moment est exceptionnel sur un album qui privilégie plutôt les morceaux que je qualifierais de « plaid », pour leur capacité à mettre leur auditeur (moi) dans ses pantoufles.
On-Gaku: Our sound de Kenji Iwasawa
Cependant, toutes ces mélodies ont cette fois réveillé mon mini-moi intérieur teigneux et grincheux (il ne vaut mieux pas le croiser, ça je vous le dis !) qui ne rêve que d’images. C’est pourquoi, pour le satisfaire, je traverse la mer du Japon pour me rendre au pays du Soleil Levant avec On-Gaku : Our sound, qui était à l’affiche du festival ANIMA de cette année. Véritable florilège de non-sens et d’absurde, il est difficile d’en parler sans en gâcher les nombreuses trouvailles visuelles et sonores. Je peux tout juste en dire qu’il suit Kenji et sa bande. Kenji est redouté pour son poing macaroni (sic) malgré ses airs de mollusque à deux de tension (il ne déparerait pas avec Dave, patron des argonautes). Or, un jour, sa vie bascule lorsqu’il aura une révélation : une envie soudaine de faire de la musique qui aurait tout aussi bien pu être une envie d’un bol de nouilles. Aussitôt dit aussitôt accompli, le voilà se lançant avec un enthousiasme modéré dans une musique modérément intéressante. Véritable ode au flegme, cette petite pépite m’a ramené à des principes essentiels de l’existence. Le détachement à l’égard des choses ne signifie pas particulièrement fuir la réalité, mais s’y unir autrement que par un acharnement continu et stérile afin de forcer les choses à porter des fruits qui ne seraient alors qu’artificiels. Dans un monde poussé de l’avant dans un souci de performance et de compétitivité, On-Gaku est pour moi une petite bulle de poésie et de justesse qui vient réchauffer l’âme de ses rayons dadaïstes.
Arts et marges – Dans un pli du temps
Et comme après une première moitié d’année marquée par le bruit et la fureur de groupes punk et post-punk, la seconde m’a décidément conduit à revenir vers des créations plus apaisées, je ne peux pas résister à revenir sur ma découverte d’Arts et Marges lors de la Museum Night Fever. Sans y avoir fait davantage que survoler, adepte que je suis de la formule un-maximum-de-musées-en-un-minimum-de-temps, j’ai été quand même séduit par l’accumulation d’œuvres de tous types et de tous horizons, par une gestion de l’espace si inhabituelle, par ces créations qui prennent le regard au dépourvu, lui qui jusqu’ici ne demandait rien d’autre que de se repérer dans cet environnement nouveau. En train de tenter de tendre les bras dans le noir à la recherche de l’œuvre tactile promise, je me suis mis à toucher le mauvais mur. Je me suis ainsi dit que c’était peut-être un équivalent d’un monochrome sans relief, puis j’ai tenté le mur opposé et je me suis dit, quand même embarrassé, « ah oui ». Plus tard, en train de lutter dans une jungle de bandelettes, une création étrange m’a devancé et je n’ai eu de choix que de la saluer du mieux que j’ai pu, en la scrutant avec attention et déférence. Plus tard encore, j’ai croisé un lieu moelleux plein de poufs où s’étaient installées quelques personnes. Je me suis dit : « Est-ce que je suis bien dans un musée ? Est-ce que je n’ai pas traversé par inadvertance la porte vers l’immeuble voisin ? » Arts et marges a été cette nuit surtout cela : le plaisir de surfer sur la vague instable de la marge qui sépare l’espace d’exposition de son autre, entouré d’œuvres d’art elles-mêmes marginales. Je me souviens enfin d’un mur couvert de mouchoirs en tissu, l’œuvre la plus fascinante que j’ai pu y observer. L’artiste y avait cousu la date, le lieu et les circonstances de leur découverte. J’avais le sentiment de vivre en m’y penchant un véritable road movie sans pourtant devoir me déplacer d’un seul centimètre. Les petites impressions sont les meilleures.