critique &
création culturelle

Koinè de Mélanie Fievet

Eutopie qui fait de l’espoir un cauchemar

Le premier roman de Mélanie Fievet, Koinè, édité dans la collection « eutopia » de La Volte, dépeint une utopie : l’humanité se porte beaucoup mieux depuis que le capitalisme est tombé. Quoique, trois personnages se montrent réticents, par nostalgie ou par ennui.

La Volte, dont les parutions sont suivies par Karoo depuis quelques années, a dévoilé en début d’année Koinè de Mélanie Fievet. Le capitalisme est tombé, la révolution date de quinze ans. Koinè est un archipel sur lequel prospère l’humanité sous la loi du partage, de la solidarité et de la sobriété. Trois personnages – Aliocha, Elpy et Soran – éprouvent toutefois des difficultés à s’intégrer à ce nouveau monde. Ils séjournent dans un hôtel de la Ville, dernier bastion des « années vingt », dont ils regrettent naïvement le laisser-aller, l’enrichissement sans fin et la technologie omniprésente.

Pour éviter tout demi-mot malhonnête, je me garderai de poursuivre le résumé de Koinè. Je n’ai pas du tout accroché avec l’univers, car la science-fiction et les récits d’anticipation ne m’emballent pas. Et c’est régulièrement le cas quand il s’agit de société alternative, différente de nos codes, et avec un lexique souvent constitué sur mesure. Ce court roman n’aura pas encore bousculé mes réticences, surtout eu égard à sa langue qui obstrue l’accès à son univers.

« C’est un chant qui ne se chante / qu’en chœur, parce que l’œuvre révolutionnaire est de longue, / longue haleine / et qu’un soliste ne peut pas tenir éternellement la note haute / mais qu’un chœur le peu / tenant tenant la note collectivement pendant que chaque voix / peut reprendre son souffle. »

Agrégée de lettres, l’autrice signe son premier roman à la suite d’un parcours littéraire envoûtant : enseignante, chercheuse, nouvelliste, elle a aussi remporté plusieurs prix et concours d’écriture. Sa carrière lui permet d’oser des libertés stylistiques qui attirent l'œil. Mais, concentrés sur celles-ci, les lecteurs moins enthousiastes peuvent en oublier la narration alors passée au « second plan ».

Ces libertés stylistiques, sans en être une caricature provocatrice, prennent la forme de poésie en prose, qui se détache des conventions graphiques de la rédaction et de l’édition. Certains passages adoptent diverses polices d’écriture, timides comme calligraphiées, à l’image de la polyphonie du roman choral. D’autres sont écrits en langage SMS, avec des graphies inhabituelles en littérature, comme « vazy » (« vas-y ») ou « c pas jontil » (« c’est pas gentil »).

« […] je voudrais l’emmener m’emmener dans les fourches du chemin revenir en arrière arrière de moi arrière du monde mélanger ce que je voudrais qu’ait été mon passé et ce que je voudrais qu’ait été celui du monde vivre ailleurs je voudrais partir d’ici […] »

Une autre originalité de Koinè introduit l’utilisation d’un « nouveau » neutre. La grammaire traditionnelle établit deux genres en français : le masculin et le féminin. Une forme « non-marquée », essentiellement similaire au masculin, est courante lorsque la précision du genre n’est pas nécessaire à l’information. Mais depuis que la recherche d’inclusivité et la représentation de la non-binarité ont investi la langue, les locuteurs ressentent le besoin d’inventer un troisième genre qui casserait la binarité.

Mélanie Fievet utilise ainsi les nouveaux pronoms « iel », « cellui » ou encore « celleux » pour désigner Aliocha, « lae » personnage non-binaire du récit. Ces termes sont sûrement plus familiers pour une partie du lectorat, mais leur emploi en littérature commence seulement à être sérieusement discuté. L’habileté de l’autrice est de ne pas en avoir fait le sujet de son histoire, ni une véritable originalité : ils sont normaux, dans la norme à présent. Il est alors presque regrettable que mon article l’aborde... Reste à savoir s’il s’agit d’une norme idéale pour elle, ou d’une norme qui ne peut attendre le futur et doit au plus vite s’implanter dans le roman.

Malgré tout, cette normalité reste étudiée dans une œuvre utopique. Plutôt clairement positionnée à gauche politiquement, l’autrice se montre moins optimiste que l’utopiste en vogue ces dernières années, Hadrien Klent. Il avait imaginé, dans Paresse pour tous (2021) et La vie est à nous (2023) publiés au Tripode, que la société pouvait se passer de nombreuses heures de travail, et ses personnages y étaient parvenus.

Chez Mélanie Fievet, l’utopie ne promet un tel succès. L’étymologie du néologisme de Thomas More atteste d’un u- privatif qui fait de l’utopie un lieu impossible. Et la littérature dystopique a exploré à maintes reprises cette impossibilité. Pour pallier cette question finalement plus complexe qu’en apparence, la préface de Koinè propose le terme « eutopie », qui signifie un lieu « bon », un lieu idéal, qui n’a pas besoin d’être possible pour être imaginé.

« Pourquoi, dans un monde utopique, est-ce qu’on choisit quand même de se suicider ? »

Néanmoins, les trois personnages mis au ban de cette société épanouie donnent un ton pessimiste à l’eutopie aussi. Un monde parfait est ennuyeux. Et Koinè ne met pas en scène des personnages révoltés comme dans les plus classiques dystopies, mais des détracteurs effacés du « système ». « Ce fut révolutionnaire. / C’est révolu. » Cet aveu d’échec du roman est alors comparable à une société contre-utopique, enterrant les espoirs nobles d’un monde meilleur et n’en faisant que de naïves rêveries retranchées dans la littérature, voire le cauchemar d’idéalistes déceptions. Écrire des utopies est-il encore utile ? Car si le monde pouvait être meilleur, pourquoi ne l’est-il pas encore ?

Même rédacteur·ice :

Koinè

Mélanie Fievet

La Volte, 2024

116 pages

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