« La serrure » : voilà le thème du Grand concours de nouvelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles 2018-2019. Karoo publie ici Les clefs du magasin de Timour Sanli, nouvelle primée parle jury du Grand Prix de cette édition.
Tout ça c’est de la poudre aux yeux. À chaque fois c’est pareil, on me dit que j’aurai une promotion et on ne me la donne pas. J’ai pourtant toujours eu l’impression de faire les choses correctement. Je suis ferme avec les petits étudiants, je règle tous les matins le minuteur du four à pain pour qu’il ne soit ni trop cuit ni pas assez, sans parler de mon habileté à l’organisation du rayonnage. Et puis j’attends. J’attends des nouvelles du patron, j’attends que mon téléphone sonne. Même le week-end. Une bonne nouvelle peut arriver n’importe quand. Un coup de fil alors qu’on est au parc, un appel en absence après être allé au cinéma, un message vocal peut-être. Il suffirait de ça et hop, me voilà promu. Mais dans la vie, il y a des contraintes. Toujours des contraintes, encore des contraintes, j’attends dans la contrainte, je vis dans la contrainte, je déteste attendre. Et je déteste mon boulot comme on déteste une vieille maîtresse dont on connait toutes les sales manies. Alors j’en veux un autre. Un mieux, un mieux payé, plus intéressant, un plus reconnu. Un qui fait du bien. Un où on a la clef du magasin. Il y en a qui rêvent de vent frais sur leur visage, qui rêvent d’être insolents lorsqu’il pleut, qui rêvent de parcourir l’Orient en autostop mais moi je veux une voiture pour aller où je veux, quand je veux, sans me soucier ni des horaires ni de la pluie. Essuie-glace, siège chauffant, Fanta citron et musique de plage. Dans ma voiture je roulerai vite. Vite vers chez moi, vite vers chez mes amis. N’importe où, j’irai n’importe où. Et j’aurai la clef du magasin. Plus de loquet, plus de serrure, plus de limite. Le rayonnage je le regarderai de loin. Les crayons sont à leur place, les céréales aussi. Très bien… mais… pourquoi n’avez-vous pas réparé la roue qui coince du petit caddy rouge? La clientèle je la connaîtrai. On m’aura donné des chiffres. Les clients n’aiment pas les roues qui coincent ou les freins qui grincent. Je leur dirai qu’un client de mauvaise humeur c’est un client qui achète moins. Puis je prendrai ma voiture et j’irai sur l’autoroute pour conduire vite. Très vite. La musique à fond. Ça me détendra. J’irai où je veux, j’irai loin. Vers l’horizon, vers le soleil couchant et les traces orangées des avions qui atterrissent. Le monde pourra crever, ils pourront acheter des cordes et tous se pendre, moi j’irai vite, j’irai tout là-bas où le soleil se couche. Mais on me dit d’attendre. C’est de la poudre aux yeux. C’est le rayon illusion. C’est le rayon rêve. Attendre pour aller vite.
J’ai demandé à la petite nouvelle d’actionner le diffuseur d’odeur. Je continue à trouver cela franchement agréable cette odeur de viennoiserie lorsqu’on entre dans le magasin. Je regarde les gens entrer et parfois je les entends dire que ça sent bon. On sent la pâte moelleuse qui devient chaude, chaude comme la joue d’une femme qu’on aime dès le matin. Enfin je crois. Je passe parfois quelques minutes à observer les clients. Il y a de plus en plus de personnes âgées. Elles marchent lentement, elles marmonnent, elles prennent du temps à sortir leurs petites pièces de leurs petits porte-monnaie. Il y a une odeur étrange aujourd’hui d’ailleurs. Une odeur de chloroforme, une forte odeur de javel qui parfois prend le dessus sur l’odeur de croissant et de pain au chocolat et de couque à la noix de pécan. J’interroge mes employés qui me répondent qu’ils ont dû utiliser une dose plus forte de nettoyant car quelqu’un a eu un «petit accident». On a pissé dans mon magasin. Heureusement que je n’ai rien remarqué car rien ne m’insupporte plus que lorsqu’on pisse dans mon magasin. Ou qu’on se mette à hurler ou à pleurer et à faire fuir les clients. Les caissières sont toujours douces et délicates avec les gens qui pleurent, moi je préférerais que la sécurité les prenne en charge. J’aime que dans mon magasin les choses soient en ordre.Que les crayons soient au rayon crayons, que les produits ménagers soient au rayon produits ménagers et que les clients ne tentent pas de passer derrière la caisse. Depuis combien de temps fais-je ce boulot? Quand mes patrons passent, je les vois se garer avec leur voiture de service. Je me demande si parfois, sur l’autoroute, ils dépassent la limite autorisée, s’ils se font peur en frisant l’accident, s’ils brûlent les feux rouges, s’ils jettent leurs clopes par la fenêtre et rient des cris des passants. Je me demande si, quand ils desserrent leurs cravates, ils sourient à leurs enfants ou s’ils inspectent leurs chambres. Les patrons me donnent toujours des conseils. Ils me disent qu’ils me veulent du bien. Que je ne dois pas les prendre pour des ennemis. Et puis on trinque ensemble. Un verre d’eau ou du jus de fruit. Je leur ai déjà proposé d’ouvrir une petite bouteille et ils me répondent toujours avec ce sourire mielleux «Ah non, pas pendant le service. Pensez au magasin, monsieur». Puis ils repartent.
Aujourd’hui c’est mardi, et comme pratiquement tous les mardis, une employée vient me voir pour me dire «Monsieur vous devriez rentrer, votre mère et votre frère arrivent d’une minute à l’autre». Il est vrai que comme mon frère ne travaille pas le mardi et que ma mère est à présent retraitée, ils viennent souvent me rendre visite le mardi. La caissière a dû le comprendre, mais je n’aime pas particulièrement qu’elle me le rappelle. Je suis votre supérieur, je pars quand je veux. Je lui dis et le lui rappelle. Et tous les mardis pourtant elle répète son manège. Je la vois sur son téléphone à discuter avec son petit copain du moment, qui sait, peut-être lui envoie-t-elle des photos de son décolleté ? Elle a l’air d’avoir les seins bien fermes et bien ronds. Il y a quelque chose qui me retient de la virer, mais je ne parviens pas à savoir quoi. Peut-être sa voix douce lorsqu’elle me rappelle que mon frère et ma mère viennent me rendre une visite hebdomadaire ? Quand j’aurai les clefs du magasin, je viendrai ouvrir les stores et contrôler la bonne tenue des rayonnages par celui qui m’aura remplacé, ce jour-là peut-être je pourrai lui proposer… ? Ou plutôt à la fermeture du magasin, je lui proposerai d’aller boire un verre. Siège chauffant, Fanta gin et galipette.
Lorsque mon frère et ma mère viennent me voir, ils me répètent que je suis bien ici. Ils doivent penser que je ne suis pas bien ici. Je n’ai ni femme, ni enfant, ni chien. Je rentre seul mais à pied, quand d’autres s’engouffrent dans des trams. Je regarde les trams passer et parfois j’aperçois des jeunes s’enlacer au milieu de la foule. La cloche synthétique sonne, les néons glissent et les visages disparaissent. Ils étaient beaux, on aurait dit moi il y a longtemps. C’est vrai qu’on ne m’embrasse pas sur la bouche quand je rentre à la maison. C’est vrai que je ne dois jamais convaincre personne de regarder ce film et pas un autre ou de commander une pizza plutôt que de cuisiner. Mais je suis bien ici. Je regarde la photo au mur, je ne sais plus qui l’a attachée. C’est une photo d’un voilier sur la mer. La coque pénètre une vague qui gicle son sel et son écume sur des marins fatigués. Et je sais que bientôt, car ce jour finira par arriver, je serai comme eux. J’irai où je veux. Plus de loquet, plus de serrure, plus de limite, j’aurai la clef du magasin et celle de ma voiture. Les pneus crissant sur une bretelle d’autoroute une nuit d’été, un créneau réussi devant le magasin. J’aurai un abonnement aux chaînes payantes comme on en vend caisse 2. Et je finirai bien par avoir une femme. Quand je passe au rayon vêtements je la vois déjà. J’observe les soutiens-gorge et les petites culottes et je vois les délicates crevasses qu’ils ont laissées sur ses épaules et sur ses hanches.
Mon frère me tape dans le dos et ma mère m’embrasse. Je reste assis sur mon lit et les regarde s’éloigner dans le long couloir qui mène à la porte. Je ne sais pas très bien si je veux retourner au magasin. Il doit y avoir trop de bruit. Non je n’y retournerai pas aujourd’hui.
Après, comme tous les matins, m’être étalé de l’after-shave et m’être rincé le visage à l’eau froide, je me fixe dans la glace. Je suis toujours étonné de ne pas avoir l’air plus fatigué et je me dis que tout cela ce n’est que de la poudre aux yeux. Parfois dans ma vie, en écoutant Françoise Hardy, j’ai rêvé de flirter au McDonald’s. J’ai rêvé qu’on arrêtait de m’embêter dans les couloirs de l’école, j’ai rêvé de me venger et aujourd’hui, j’ai un rêve qui me parait bien simple et qu’on ne cesse de me promettre. Et pourtant, rien. Le volet se lève, mon chef ouvre la porte avec lassitude. Il me demande si ça va ce matin. Le magasin a une drôle d’odeur aujourd’hui. Il sent déjà le désinfectant. Je dis à mon chef que je vais légèrement surdoser le diffuseur d’odeur pour remédier à ça. Il me répond évasivement et disparaît. J’actionne le diffuseur, allume la radio, salue mes petits étudiants et mes jolies caissières. L’odeur du pain chaud, du sucre et du chocolat fondu se glisse dans chaque rayon. C’est une odeur de dimanche matin. C’est une odeur de miettes encore collées à l’assiette alors que les enfants jouent dans le jardin et que la radio passe une musique que vous aimez. Les premiers clients arrivent. J’en connais certains et n’hésite pas à les saluer. Ils me saluent en retour. Le sol a en revanche une texture étrange. Une texture molle de main moite. On dirait un médicament qui fond. Mais les clients ont l’air heureux et c’est cela qui compte avant tout. On entend le biip de la caisse. Biip. Au revoir merci. Vous avez la carte du magasin? Je ferme les yeux et j’entends son sourire. Biip. Encore biip et puis le biip de la carte bancaire acceptée qui se joint à la mélodie. Au revoir merci. Un homme entre dans le magasin. Il a la démarche chancelante. Je l’ai à l’œil. Il est bizarrement habillé… On dirait une… On dirait une robe de chambre ! Il empeste la naphtaline. J’ai à peine le temps de faire un tour du magasin que cette odeur me monte au nez. Une odeur infâme. La pisse et la naphtaline qui se fondent dans votre gorge. Une pisse chaude de quelqu’un qui n’a pas bu d’eau et qui avale plein de petits trucs chimiques. Je m’avance pour lui dire de sortir. Je veux qu’on le vire. Je l’ordonne. Il se met à hurler. À hurler de plus en plus fort. Mais où est la sécurité? Les clients s’affolent. J’en vois un qui se tape le crâne avec sa propre main et l’autre qui enfouit son visage dans ses mains frêles. Le pisseur a une voix qui se déchire avant même de sortir de sa bouche. «IL FAUT CONVOQUER DIEU CAR LE DIABLE EST ICI DEPUIS JEUDI». Enfin les caissières s’approchent du prophète aux pieds plique-plotant dans l’urine.
Elles ont changé d’uniforme. L’odeur me donne le tournis et je crois qu’elle me joue des tours. «NOUS AVONS BESOIN DE DIEU CAR LE DIABLE VOUS HABITE». Il faut le faire taire. La clientèle va fuir. Je m’affaisse sur un mur, ferme les yeux et me masse les tempes. Il faut que je respire. Profondément. C’est une technique de méditation. Un médecin m’en avait parlé, il m’avait dit que quand ça m’arrivait, il fallait que je pense à ma respiration. Que je me concentre dessus. Dès que ça m’arrive il faut que je me concentre dessus. Directement. «TUEZ LE FLIC QUI EST EN VOUS. IL A MENOTTÉ L’ANGE QUI DORT». Je vais dans la remise. Je m’approche des fours. Ils ont l’odeur des petits déjeuners silencieux dont on profitait en regardant l’arrière des boîtes de céréales. Ils ont l’odeur des taches de chocolat sur nos pulls d’écoliers. Ils ont l’odeur d’un monde où je ne dois pas regarder mon téléphone en espérant avoir raté un appel. «Où est-il?». C’est la voix de ma mère. Elle discute avec mon patron. Pourquoi est-il revenu? Pourquoi avec ma mère? Et mon frère aussi est là. C’est mauvais signe. Il faut que je monte et que je contrôle cette situa tion. Après tout, c’est mon rôle. Ils crient mon nom. Ils sont trois à me fixer et une vieille dame marmonne dans sa chaise roulante. Je tente de rester calme, mais l’odeur de pisse a réduit à néant le travail solidaire du diffuseur d’odeur. Je regarde mon patron. Je n’attendrai plus. On m’a assez berné.
C’est le moment de demander les clefs. De les enfoncer dans la serrure. D’entendre le loquet qui claque sur un magasin encore désert. C’est simple pour lui de me contrôler, de tous nous contrôler, de choisir nos horaires et de choisir le temps de cuisson et de choisir le costume qu’on portera alors que lui a une voiture de fonction, sans doute avec une belle radio et un biip lorsqu’il manœuvre trop près d’une autre voiture. Je veux les clefs ! Aucun son ne sort de ma bouche. Il s’approche de moi et me parle d’une voix douce. Je le vois mettre une main dans sa blouse blanche. Je sais ce qu’il va faire. Ils l’ont déjà fait trop souvent. Je m’en souviens maintenant. Deux infirmières m’ont saisi le bras. Le médecin s’avance vers moi avec sa seringue. Je me demande si lorsqu’il enlève sa blouse blanche il devient quelqu’un de bien. Je me débats. Mais c’est toute une armée d’infirmiers qui ont à présent pris le relais et qui me maintiennent au sol alors qu’il s’approche en me susurrant à l’oreille que tout va bien se passer. Ma mère et mon frère ont détourné le regard. Ils ne se bouchent par contre pas les oreilles. Ils devraient entendre que je les appelle. Mon cerveau est froid. Dossier 1402 – injection de Klonopin. Tout est sous contrôle. Le sol pue le médicament qui fond. Alors que ma mère et mon frère s’éloignent en me saluant timidement, je tente de leur faire comprendre que je ne veux rien de plus que les clefs. C’est tout ce que je demande. Lorsqu’ils arrivent au niveau de la porte, je les vois taper un code. Pas de serrure, pas de loquet, c’est un code ! BiiiP. Le Biiip de la porte qui s’ouvre. On me promet toujours tout et on ne me donne jamais rien. Je n’ai jamais été cruel moi. Je voulais juste les clefs du magasin.