critique &
création culturelle

Les nuits sans Kim Sauvage de Sabrina Calvo

L’intime numérique

Dans Les nuits sans Kim Sauvage, Sabrina Calvo électrise les pages d’une intrigue frénétique au style poétique ; une exploration de soi, entre le paraitre, son corps et les autres.

Vic, accompagnée de son assistante numérique Maria Paillette, se lance dans la conquête du milieu de la mode d’un futur Paris où les gens « s’excarnent » dans le monde virtuel de Nouvelle-Arcologie. Stylisé comme une œuvre de haute couture poétique et barrée, le nouveau roman de Sabrina Calvo explore les dynamiques relationnelles que l’on peut avoir avec les autres, avec soi-même ou encore avec son corps. L’autrice embarque ainsi ses lecteurices dans une aventure déchainée qui pense les questions d’être et de paraitre, un délire sublime et intime qui crée un dialogue entre les vastes possibles du monde virtuel et coloré de l’Ouvert, et le grisâtre monde réel du Clos qui paradoxalement enferme les gens. Multiforme, l’intrigue se vêtira tout à la fois des attributs de l’enquête (qui est cette Kim Sauvage évoquée par le titre, quel est le lien avec le clip de Laurent Voulzy ?), de la quête de soi (avatars numériques, transidentité, alter ego), de la romance (exploration de l’amour d’un et pour un algorithme), ou encore du thriller psychédélique (dans les méandres numériques et hallucinés de l’Ouvert).

« Si Paris tombe en ruines, que tout est à sec, que les gens crèvent de faim ou croupissent dans des camps républicains, ici, à Nouvelle-Arcologie, le rêve d'un pays prestigieux semble encore possible. »

Comme dans Toxoplasma et Melmoth furieux, l’autrice déploie un style incarné par ses personnages. Ici, la narration à la première personne permet une plongée dans le regard de Vic, qui sculpte les autres en contraste de son propre corps, qui nomme sans ciller les marques qui vêtissent tout un chacun. Une langue qui respire et saccade avec les battements de son cœur. On y habite une vie numérique et réelle, passant du Clos à l’Ouvert, qui se colore d’un phrasé vivant, punk et techno, plein d’anglicismes, de mode et de couture. Un tissage verbal qui n’est pas sans rappeler Melmoth furieux, roman qui pulsait de métaphores textiles. Le lexique et la syntaxe se modernisent, les phrases se libèrent par moments des contraintes, jouent avec les répétitions et les brisures, s’entremêlent de poésie en prose. Un travail de la forme qui, s’il demeure le grand intérêt et la qualité première du roman, peut malheureusement se révéler contraignant, prenant par moment le dessus sur le fond. Le récit se perd en effet parfois dans son expression poético-délirante. Un surplus de formules figurées, d’images, qui provoque de temps en temps un manque de limpidité. Aussi, au sortir de ma lecture, j’ai l’impression d’avoir loupé une bonne partie du roman.

« Mon existence de rien qui se roule en boule là en chute dans les escalators, machine à laver dans le blanc des tuniques tachées de rose, en chute dans les escalators, en chute dans les corps au milieu des affaires sales, en chute contre la rambarde et le mouvement lent de la Seine plus bas. »

Les nuits sans Kim Sauvage est un récit exigeant. Si le roman reste efficace et évocateur lors de nombreuses scènes, la recherche du pas de côté stylistique, la recherche de formules nouvelles et la mise en mots figurative ou métaphorique, par accumulation, rendent certains passages opaques à première lecture. Et j’avoue n’avoir pas pu offrir toute la concentration et le temps nécessaire pour saisir pleinement le récit. J’aime les œuvres qui sortent des sentiers battus en matière de langue (c’est d’ailleurs une marque de fabrique que j’apprécie chez les éditions La Volte), mais peut-être qu’ici, une forme de clarté instantanée m’a fait défaut. J’aurais aimé une narration qui me transporte avec moins de détours pour dire et saisir ce qu’il se passe concrètement. Les nuits sans Kim Sauvage est un livre qu’il me faudrait relire, et décortiquer, pour le découvrir à sa juste valeur. Car Vic est une narratrice-personnage attachante, pleine de doutes, de curiosité. De sa perdition dans les rayons d’Ikea en étant enfant, à ses péripéties de stagiaire dans le monde de la mode, son histoire offre de grands moments de sincérité à fleur de peau.

« À la table d'à côté, trois meufs parfaites en talons aiguilles serrés et complets No-Gabbana se montrent des photos sur leurs coquillages. Elles gloussent. J'ai l'impression d'avoir été emmenée en Éden pour y souffrir de la comparaison de tout : des fringues, de l'allure, des nouveaux looks chaque jour, de la jeunesse et du courant branché à fond sur le zeitgeist éternel et vivant d'une mode qui m'échappe. »

Œuvre complexe, dense, où les mots tissent un ailleurs numérique foutraque, le dernier roman de Sabrina Calvo propose un délire poétique qui bouscule. Bien que je n’ai pas été aussi captivé par l’intrigue que je l’aurais souhaité, il faut reconnaître que le travail de la forme, détournant par moment de l’intrigue au profit d’une lecture plus fantasque, reste en accord avec les thématiques explorées par l’autrice. Au-delà de l’aspect fashion du style, de ses effets moirés, tout un monde intime et subtil se tisse autour du personnage de Vic, et le roman explore comment elle arrive à faire sens d’elle-même, et à se coudre une vie qui lui sied.

Même rédacteur·ice :

Les nuits sans Kim Sauvage

Sabrina Calvo

2024, La Volte

338 pages

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