Miettes pour une histoire du rock en Chine
Le rock en Chine, s’il n’est pas tout à fait méconnu en Occident même si très confidentiel, mérite amplement qu’on se penche sur ses déjà quarante ans d’histoire. Riche, complexe, plein de moments d’héroïsme, je ne peux pas en livrer toute la richesse, mais je peux toutefois en laisser quelques notes : trois bouteilles à la mer pour qui voudra un jour accoster ces terres fertiles.
En 1986, Peter Watkins sortait son documentaire-fleuve intitulé Le Voyage. Situé durant la guerre froide, il avait pour arrière-fond historique la course à l’armement entre les États-Unis et l’Union Soviétique. Peter Watkins, pacifiste, y dénonçait entre autres l’absurdité des dépenses militaires américaines en vue de damer le pion à son rival. Ces milliards, investis entre autres dans le développement de l’arsenal nucléaire, auraient aisément permis de régler le problème des famines dans les pays les plus démunis et assuré un accès à l’éducation moins inégalitaire. Mais ce qui me fait me pencher dessus aujourd’hui, ce sont surtout ces scènes extrêmement fortes où il met en contact des personnes qui se situent de part et d’autre du Rideau de Fer qui séparait alors les deux blocs. Comme il avait récolté des témoignages vidéo des deux côtés, il lui suffisait d’exposer des personnes sous régime capitaliste aux opinions des personnes sous régime communiste et vice-versa. Le constat fut sans appel : le problème n’est pas tant que les peuples veulent en découdre les uns avec les autres, naturellement vindicatifs, mais que les politiques font en sorte de les embrigader dans leurs luttes idéologiques.
Il me semble que l’on se rapproche à nouveau de ce genre d’impasse, mais cette fois entre le bloc Occidental et la Chine. Il devient donc on ne peut plus urgent de prolonger le geste de Peter Watkins afin de dépasser ces clivages. Explorer le rock en Chine a été pour moi une voie salutaire pour appréhender le pays avec un nouveau biais, loin des démonstrations de force et des piques que se lancent actuellement les deux camps en présence.
Cette mouvance musicale remet largement en question la vision encore trop répandue de la Chine en Occident. Cela veut dire celle d’une Chine où la créativité est réduite à néant, à cause d’un pouvoir castrateur qui empêcherait le déploiement d’initiatives innovantes. Cela veut dire une Chine où la musique se réduirait à une pop insipide du fait d’une censure omniprésente. Cela veut dire, enfin, un univers dans lequel le rock, porteur de l’esprit individualiste occidental et par conséquent incompatible avec les valeurs du parti communiste chinois, n’aurait pas dû éclore. Ou encore, horreur absolue, que les « présupposés ancestraux de la civilisation chinoise » ne permettent pas aux chinois de saisir. Et pourtant, je dois l’affirmer, si on en entend peu parler dans les médias francophones en dehors de l’un ou l’autre livre, d’une poignée de documentaires et émissions (mais, en revanche, bien plus dans ceux anglophones), le rock chinois existe bel et bien. Même plus, j’ose affirmer selon mes propres découvertes, qu’il ne s’est rarement si bien porté.
Plus encore, il incarne, selon mon humble avis, l’une des scènes musicales les plus vivantes et créatives au monde. Sur la pléthore de groupes qui ont eu l’occasion de faire vibrer mes tympans, s’il y a évidemment un grand nombre qui ne fait qu’imiter (trop) respectueusement les géants du rock occidental ou livrer une musique pop sans relief, une pléthore d’artistes m’a donné la sensation de redécouvrir le genre sous un autre angle grâce à des mélanges audacieux, des structures créatives, des atmosphères singulières. Telles de formidables éponges, ces groupes ont réussi à s’approprier les codes du rock occidental. Après un temps de digestion, ils sont arrivés à transfigurer ces influences en y apportant de l’inouï. Par conséquent, la grandeur chinoise ne passe pas forcément par un nationalisme forcené et d’ailleurs intensifié ces dernières années, mais surtout par cette capacité à dialoguer avec les autres peuples du monde et de créer des ponts. Le rock devient ainsi un patrimoine commun de part et d’autre de ce monde divisé. C’est pour toutes ces raisons que je suis prêt à défendre bec et ongle contre les détracteurs qui n’y verraient qu’un phénomène marginal sans grand intérêt. Il se dégage de ce bouillonnement musical une telle énergie, une telle sincérité, une telle authenticité, que je me verrais difficilement y renoncer pour me cantonner à son pendant occidental. C’est pourquoi que je t’invite, lectrice, lecteur, à me suivre dans les méandres de son histoire aussi complexe et contrastée que celle du pays, afin d’en faire percevoir l’incroyable aventure humaine qu’elle trahit. Je ne pourrai bien sûr pas être exhaustif. Ce que je développe ici n’en est qu’un avant-goût, aussi complet puisse-t-il paraître.
Années 80 : les origines
Lorsque la lumière du jour inonde les horizons et les fait resplendir, il n’y a pas à se poser la question d’où arrêter son regard. Tout se met à luire. Tout porte ses propres couleurs. Tout libère dans l’atmosphère mille étonnements qui éveillent l’imagination au-delà de toute mesure. En revanche, quand la nuit tombe, les seuls repères sont la Lune, du moins lorsqu’elle ne s’éclipse pas, le scintillement des étoiles et surtout les éclats artificiels que l’humanité fait naître en son sein. Les couleurs sont dès lors celles qui ont été voulues. Ce qui doit émerveiller ou non, inspirer ou non poètes et artistes, le fruit d’une sélection. Mao était un souverain de la nuit. Il choisissait ce qu’il fallait illuminer. Il décidait de ce qui devait avoir de la valeur, quand le reste demeurait plongé dans l’oubli. Sa Chine vécut ainsi des années 40 jusqu’au terme des années 70 suivant les chants patriotiques, les discours et les images du parti communiste. Le reste n’avait de raison d’exister.
Quand ses successeurs levèrent un pan de rideau et mirent en exergue les crimes exécutés parmi les ombres, il fallut se résoudre à varier le prisme chromatique. Sous l’égide de Deng Xiaoping, ce monde de la nuit se résolut à commercer avec des étrangers jusqu’aux confins et à en adopter les mœurs capitalistes. Ils se vêtaient de couleurs plus bigarrées. Ils débordaient de témoignages d’une prospérité inconnue jusque-là, en Chine. Tout cela suscita l’envie et l’admiration dans un univers si sévèrement réglé qu’il en perdait jusqu’à la connaissance de sa propre histoire. Mais il fallait rester prudent. Sous les ordres des successeurs de Mao qui prenaient soin à ce que leur spectre chromatique ne soit pas trop altéré, les gardiens de la juste lumière veillaient au grain afin que la ligne soit respectée.
Mais aussi loin que cette ligne s’étendait, elle ne parvint jamais à tout à fait couvrir son ombre qui bruissait en arrière-fond. Elle peinait à étouffer les premiers riffs de rock and roll venus circuler dans les quartiers de Pékin. Subrepticement, quelques habitants de la capitale y prirent goût. Les pensées et émotions s’éveillèrent à de nouvelles gammes expressives. Le rock répandit ses lueurs dans les lieux fréquentés par les étrangers. En dehors, l’épaisseur de la nuit enserrait la population bien trop étroitement pour envisager un renversement.
Cependant, le rock ne se limita bientôt plus à n’être que scintillements au fond de la vase. Cui Jian fut le fondateur de son pendant chinois. Le rock résonne désormais avec les sentiments d’une jeunesse désorientée et démunie dans un monde en plein bouleversement. Ses variations chromatiques ne viennent donc pas uniquement se greffer à celles du pays. Elles viennent éveiller les potentialités enfouies. Lorsque Cui Jian organise le 9 mai 1986 son concert mythique au stade des travailleurs de Pékin devant un vaste public qui pour beaucoup n’avait jamais entendu de rock, il ne fut pas un simple promoteur d’une culture étrangère. Il exprima tout haut ce que sa génération ressentait tout bas. Plutôt qu’être un phare, il incita chacun et chacune à retrouver son propre éclat et ainsi ses propres couleurs. En retour, les manifestants de la place Tiananmen s’approprièrent sa musique en 1989. « Je n’ai rien » (一无所有 ou plus littéralement “rien en mon nom”) devint leur hymne. Cui Jian s’y rendit alors en personne. Il participa à un concert aux côtés de stars hongkongaises et taiwanaises ainsi que, il ne faudrait pas l’oublier, l’emblématique He Yong. Ce dernier incarna par son unique album Garbage Dump la désillusion ressentie à la suite de la tragédie sanglante de la place Tiananmen.