Pascale Fonteneau
Istanbul,
Un jour, peut-être longtemps avant ma naissance, j’ai choisi la fiction à la réalité. Alors, forcément, aujourd’hui je m’imagine vivre pour toujours dans ce quartier d’Istanbul, dans cet appartement dont les fenêtres surplombent une cour d’école où les enfants semblent jouer à longueur de journée. Régulièrement, une brève musique retentit, on dirait une marche militaire jouée par Rika Zaraï. Apparemment rien ne se passe, mais peut-être qu’à ce signal tous les enfants lèvent les yeux vers le portrait d’Atatürk et les immenses drapeaux qui couvrent la façade. Cette façade et bien d’autres. Probablement à cause de la couleur des emblèmes, du monde dans les rues et des familles qui se prennent en photo devant le monument de l’indépendance, me reviennent parfois des images de Corée du nord ou de la Chine où je n’ai pourtant jamais mis les pieds.
Faut-il aimer son pays à ce point ?
Les élèves rencontrés lundi étaient-ils tous sincères en chantant leur hymne national au garde-à-vous ? Suis-je sincère en étant ici, écoutant la rumeur d’Istanbul, les mouettes, les appels à la prière et le cri de toutes sortes de marchands qui ramassent de la ferraille, du carton et d’autres objets apparemment inutiles ? Cela fait déjà plusieurs jours que je vis ici, depuis, j’aurais dû traverser le pont de Galata au moins trois ou quatre fois, visiter des mosquées, des églises, des bazars et des musées, au lieu de cela je traîne dans les rues proches. Ou dans les couloirs et les jardins de cette vaste maison blanche qui abrite le Lycée Notre-Dame de Sion et mon logement.
L’allusion américaine a fait sourire Osman qui connaît ce lycée où on apprend le français. Lui, l’a appris dans une autre école, mais il connaît surtout le japonais. Tout en me parlant, il me prend par le bras et me guide vers sa boutique où il vend des bijoux « ottomans » et des tapis. Sans conviction, il me montre des tenues de cérémonie et m’encourage à accepter un verre de thé. Assis en face de moi, tout sourire, il se désole cependant de ne pas voir suffisamment de Japonais pour utiliser des mots que je n’imagine pas dans sa bouche. Regret des Japonais, mais aussi des Européens remplacés par des Arabes, venus des pays du Golfe, d’Irak, du Qatar et des réfugiés de Syrie. Lui-même fait travailler un de ces réfugiés et loge sa famille dans l’appartement d’un cousin. Certes, il y a des risques, mais quand on est un être humain, on ne peut pas laisser un autre être humain dans la détresse, n’est-ce pas ? Sans transition, on en revient aux tapis. Il ne veut pas que je m’inquiète d’autre chose que de choisir la taille et le motif, il s’occupera de me faire parvenir mes achats. Gratuitement. À mon tour, je souris beaucoup. Je lui dis que je dois partir. Il me raccompagne, me serre plusieurs fois la main et me donne une carte avec ses coordonnés.
Un dernier geste, une photo et je reviens vers la triste place Taksim, chauffée par le soleil.
Plus loin, il faudrait que je monte dans ce petit tram rouge, mais je me contente de le regarder se faire avaler par la foule comprimée par les bords de la rue comme du sang pulsé dans une artère. J’observe ce flot ininterrompu en me demandant ce que je fais là. Suis-je vraiment légitime dans ce rôle d’écrivain voyageur, moi dont les voyages se limitent habituellement au bout de mon jardin ou de l’autre de ma rue ? Moi chez qui les projets de départ réveillent toujours des angoisses et des mélancolies de colonies de vacances ? Pour rencontrer cette ville, il faudrait que je vive ici un an, que j’y aie des habitudes, que je m’y fabrique un quotidien, que j’y organise de nouveaux rituels, comme maintenant quand j’écris au lieu de courir dans tous les coins de la ville.
Mon rythme est lent, je me perds dans les rues, j’observe les hommes alignés devant les Otopark, ceux qui vendent des billets de loterie, des chaussettes, des bracelets ou, partout, des simit , sorte de bretzel turc, délicieux avec un peu de miel et du thé. On peut aussi acheter des cannes pour les selfies, des colliers de fleurs, des moules pleines de riz, ou payer pour monter sur une balance.
Les trottoirs sont une kermesse permanente mais, comme partout, les vraies affaires se font à l’abri des regards. Peut-être à la terrasse de ce restaurant derrière le palais des Congrès où je rencontre Ahmet Ümit. Un tapis rouge semble avoir été déroulé pour nous. Je le remercie de cette attention. On fait une photo, on rit. La vue est superbe. Un parc s’étale à nos pieds et descend jusqu’au Bosphore. L’Asie est de l’autre côté. Magie de pouvoir dire : « On voit jusqu’en Asie. » À perte de vue, des collines couvertes d’immeubles, de minarets, d’antennes, de grues. Plus proche, Ahmet me désigne une tour moderne et noire, construite illégalement. Corruption.
J’aime sa voix. J’aime l’entendre parler d’Istanbul, de l’écriture et des raisons qui le poussent à raconter les coulisses de cette ville qu’il a choisie, comme j’ai choisi Bruxelles.
Affûter son regard, ne pas être dupe de ce lissage économique mondial qui renvoie petits et pauvres dans les banlieues invisibles de la modernité. On compare nos villes incomparables, le tirage de nos livres, incomparables là aussi, puis on se quitte à la fin du repas avec la légèreté de complices heureux de s’être reconnus et assurés de se revoir bientôt dans un lieu où l’Asie ne sera visible qu’en fermant les yeux. Charles Aznavour et la Bohème accompagnent notre sortie, preuve que les questions politiques autour du génocide arménien ne troublent pas le fond sonore des rendez-vous commerciaux. L’ironie n’est jamais loin.
Retour de l’autre côté du boulevard. La tête pleine de nos conversations, je redescends vers Taksim où les utopies d’hier ont disparu sous une sorte de gigantesque pierre tombale. Pas une fleur, pas un brin d’herbe. Cela ressemble à un avertissement. Personne ne sait ce que va devenir cet endroit, ni ce pays où tout semble se détricoter, l’enseignement des langues étrangères, l’obligation scolaire pour les filles. Le train du changement file à toute vitesse, laissant derrière lui amertumes, blessures et nostalgies d’un temps auquel on interdit de mourir paisiblement. À ce propos, une des profs rencontrées au lycée me raconte l’émotion douloureuse de son mari quand il conduit leur fille à l’école, c’est d’abord le souvenir de l’ancien stade du Galatasaray remplacé par des tours, l’historique cinéma Emek, démoli malgré l’opposition, la vieille pâtisserie Incir, où ont été inventés les « vraies » profiteroles, déménagée. Et le combat pour Gezi, bien sûr. Autant de souvenirs disparus à jamais, comme si on avait voulu les effacer de la mémoire d’Istanbul. Ou rendre cette mémoire plus présentable. À qui ?
Que faire alors ? Avoir le bon passeport pour s’en aller ? Avoir les bons diplômes ? C’est sûrement le rêve des parents qui paient une fortune pour envoyer leurs enfants dans les bons lycées, puis dans les bonnes universités étrangères. La discussion se prolonge sur la terrasse d’une auberge de jeunesse ouverte récemment d’où on peut admirer la ville, des toits, des paraboles à l’infini, encore des mouettes et deux ouvriers équilibristes qui posent des fenêtres au dernier étage d’un immeuble distant de quelques mètres. À vol d’oiseau. Se promettre alors de ne jamais s’appuyer contre les vitres. Curieux contraste entre les bâtiments millénaires de Sultanahmet admirés par le monde entier, les tours noires du business triomphant et le reste de la ville raccommodée avec des bouts de ficelle. À la moindre secousse, tout le monde est mort. C’est dit en riant entre deux gorgées de bière, mais on y croit.
Violent orage hier soir. Trombes d’eau sur la ville, dont j’imagine les rues transformées en cascade. Après quelques hésitations, le réseau électrique rend son tablier, vite remplacé par un groupe électrogène qui éclaire ma chambre d’une faible lumière cinématographique. Avec la chaleur, on pourrait aussi bien se trouver en Asie ou en Afrique. Je m’amuse des images qui passent dans ma tête. Le lendemain, tout le monde me raconte l’histoire récente de cette panne de courant de plusieurs heures, ce qui n’est pas rare, comme l’eau dont la distribution s’arrête de temps en temps. Sauf que cette fois, tout le pays a été plongé dans le noir. Méfiance et fatalisme de ceux qui lisent l’avenir dans le marc de café.
Tout est allé très vite. Ce sont déjà mes dernières heures à Istanbul, l’occasion de faire la liste de tout ce que je n’ai pas fait. Le hammam que je m’étais promis, par exemple. Un piège à touristes, m’ont assuré tous ceux à qui j’ai demandé une bonne adresse.
Les hommes, eux, se font piéger chez les barbiers qui mettent de la cire jusque dans les oreilles et arrachent le poil d’un coup sec. Impossible de faire semblant. Pas de croisière sur le Bosphore non plus, pas eu le temps, pas mis un pied sur l’autre rive et j’ai dû renoncer aussi à voir l’intérieur de Sainte-Sophie ou de la Mosquée bleue, prises d’assaut par une marée humaine armée de guides et d’appareils photo. Croisé les mêmes dans les différents bazars où l’odeur des épices nous fait rêver et nous éloigne heureusement de la foule quelques instants. Passé plutôt du temps dans le dédale de petites rues où je retrouve les chats solitaires que rien n’effraie décidément. Par hasard, je retombe sur le vendeur de parfum qui tentait de me vendre du Chanel n o 5 à dix euros. Il insiste à nouveau : « Black market, black market », répète-t-il entre deux sourires et un encouragement. À ce prix, contrefaçon me semble plus réaliste. Quoi qu’il en soit, je n’ose imaginer la déception si j’offrais cela un soir de Noël à ma belle-mère.
Retour au carrefour d’Eminönü où m’attend le tram qui me ramènera au téléphérique de Kabatas, un nom qui m’est devenu familier, comme la vision de ces bateaux de croisières accostant au centre de la ville. Cela donne le vertige. Cette ville est un tourbillon. Aux images hallucinantes de ces vendeurs de vélos massés sous un pont d’autoroute et de l’extrême pauvreté entrevue aux confins de la ville, se superposent les visages de ces touristes américains arborant un autocollant avec le chiffre 6.
Vraisemblablement celui de leur car, de leur bateau, ou peut-être un hommage à un célèbre prisonnier de série télévisée. On imagine alors le monde comme un gigantesque parc d’attractions dont les manèges s’appelleraient Paris, Madrid, Rome ou Istanbul. Les visites se feraient au pas de charge ou dans ces Big Bus à impérial aux parcours bleus ou rouges.
Chacun respecterait le folklore local : des centurions au pied du Colisée et des chapeaux turcs à louer pour une photo à l’entrée du Grand Bazar. Un voyage où personne ne serait dépaysé.
Passant ainsi d’une désillusion à l’autre, je finis ma bouteille d’eau place Taksim, assise sur un coin de mur, où vient de me rejoindre une touriste allemande, sac banane autour de la taille. Avec de grands gestes et en articulant exagérément un anglais simplifié, elle me demande si elle est bien Taksim Place et où se trouve l’arrêt du red tramway. Sans lui montrer ma joie d’être soudain assimilée au décor (à ses yeux au moins), je fais un geste las vers l’autre bout de la place en l’assurant que « Yes, yes, red tramway ». À chacun son bonheur. L’après-midi se termine. Avant de rentrer faire ma valise, je fais le tour de « mon » quartier, puis je retourne derrière le palais des Congrès pour voir une dernière fois l’Asie et le Bosphore. À l’inverse du bouillonnement oppressant de la journée, ici l’espace est quasi désert. À peine une dizaine de personnes, accoudées comme moi à la balustrade pour profiter du soleil et d’une vue plongeante sur le parc et l’amphithéâtre où se déroule un concert. La musique me plaît immédiatement.
On dirait Rachid Taha ou Bregovic dont j’ai vu des affiches sur un mur de la ville. Ce n’est pas lui, évidemment, pourtant je reconnais les premières notes d’un hymne qu’il a souvent chanté. Incroyable. Passant derrière une poignée de policiers qui observent la scène, je m’approche pour être certaine de ne pas rêver. Les paroles me reviennent naturellement : O partigiano portami via. O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao. Quest’è il fiore del partigiano. Morto per la libertà . Mêmes poings levés, même énergie. Bella Ciao, oui. Belle façon de se saluer.
Pascale Fonteneau, mai 2015.