Pousse-café # 9
Karoo vous propose de lire cet été les nouvelles issues du recueil Pousse-café rassemblant les quatre lauréats primés du Grand Prix de la Nouvelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles et six autres nouvelles que ce jury a tenu à distinguer. Cette semaine, « Les dents de lait » de Marie-Jo Vanriet.
Immobile, j’ai fixé sur le tissu blanc la tache rouge sang qui s’élargissait trop vite pour qu’il y ait encore quelque chose à faire.
L’eau de Javel devait à peu près avoir la même saveur démoniaque. Un mélange d’enfer et d’effarement étranglés. Je ne sais toujours pas aujourd’hui si le café en faisait passer le goût ou au contraire s’il ne l’accentuait pas davantage. Je n’aimais pas le café non plus, tu t’en doutes, je n’en bois jamais. J’étais fille unique et je profitais des mêmes privilèges ancestraux que mes cousins plus âgés, plus costauds. Pour respecter la tradition selon laquelle la chute de la première dent de lait signifiait l’entrée dans la « vraie vie », j’avais la chance depuis quelques temps, de pouvoir boire un caffè corretto1 à la fin de chaque repas dominical. Tandis que chacun avalait son petit verre de grappa d’un trait avant de passer à son espresso, l’affaire était vite réglée, ma grand-mère prenait le temps de me préparer un infâme décaféiné avec du lait chaud et du miel. J’avais sept ans. Mais je devais quand même boire ma petite grappa. Grazie mille. Tout le monde riait de bon cœur en me voyant grimacer, cracher, les joues en feu tout en avalant le breuvage immonde. Ils étaient très fiers de leur bambolina, alors j’étais un peu fière aussi probablement. Après on allumait la télévision pour regarder un Grand Prix de Formule 1 ou l’autre, pour l’ambiance, pendant que ma mère et mes tantes faisaient la vaisselle en jacassant. Les hommes fumaient et l’odeur de leurs cigarettes mêlée à celle de l’ail du repas piquait les yeux.
En dehors des ragù et des ravioli de Nonna, cette famille n’avait plus d’italien que ses prétentions et ses prénoms pittoresques. Luigi, Giuseppe, Flora aimaient les pizzas et les Ferrari. Parfois, les yeux brillants, ils grommelaient confusément, ou braillaient carrément, des paroles baveuses de Eros Ramazzotti, ou d’ Adriano Celentano pour les plus vieux, en bombant le torse sous leur faux maillot de football de la Squadra Azzura. De mon côté je filais sous la table pour m’amuser avec mes poupées, qui devaient survivre dans un monde obscur de géants voraces aux mollets velus et aux chaussettes dépareillées. Des fois, un de mes cousins les plus idiots, Luciano, prenait un coup de grappa de trop et agaçait alors l’innocence de mes jeux. Dès que je disparaissais sous la nappe, il ouvrait la braguette de son pantalon un peu trop serré à la taille à cause de son embonpoint précoce – la faute aux raviolis – et se tripotait le zob de ses doigts boudinés, me retenant prisonnière entre ses pieds puants d’adolescent aux hormones hystériques. Loin d’être choqué, mon esprit pervers de petite dernière le considérait surtout comme profondément stupide et gras. S’il avait su les risques qu’il prenait en se mettant ainsi en position si vulnérable ! À l’époque, j’ai imaginé pour lui mille supplices d’une cruauté absurde. Luciano aurait frémi en voyant ce que j’étais capable de faire aux mouches désespérées que je décollais de leur piège accroché à la fenêtre de la cuisine ! Mais je ne laissais rien paraître, et il échappa dimanche après dimanche à d’innombrables humiliations et autres souffrances. Je n’ai jamais dévoilé ses travers, j’en ai même profité, avec une curiosité attentive, pour apprendre des choses sur la Chose. Le secret, si c’en était un, était bien gardé. Il a cessé de me faire profiter de son anatomie quand il a rencontré sa future femme et j’ai « oublié ». Entretemps, la puberté m’avait tout naturellement éloignée des bas-fonds de la salle à manger. « Ce n’est plus de mon âge », me disais-je à moi-même, pleine d’une adolescente arrogance. En vérité, il ne se passait plus grand-chose d’intéressant là-dessous et surtout j’avais peur de filer mes collants. J’étais devenue coquette, je pensais être devenue une femme, d’ailleurs mes dents de lait n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Petit à petit, j’ai aussi pris goût à écouter en silence les jérémiades des uns et des autres, entre vieilles rancœurs impossibles à avaler ou nostalgie d’un pays qu’ils n’avaient pourtant jamais vraiment connu. Puis progressivement lassée par les vociférations avinées de mes oncles, j’ai passé de plus en plus de temps en cuisine avec ma grand- mère qui arrosait absolument tout de litres d’huile d’olive en sirotant des litres de genièvre « qui l’aidaient à digérer ». Entre deux pincées de sel dans ses casseroles, elle tentait de s’asseoir élégamment sur une chaise installée juste devant la cuisinière. De son cache-poussière fleuri dépassaient les plis de soie de ses robes du dimanche, caressant ses longues jambes. Elle rajustait les boucles de sa mise en plis de petits gestes précis, ses mains couvertes de bijoux clinquants que mon grand-père avait dû lui offrir pour se faire pardonner ses inévitables frasques.
Les années ont passé au rythme des réunions dominicales, des verres de grappa dans le caffè, des mariages, des naissances, du divorce honteux de l’oncle Gianni et de Djamila, son épouse marocaine, qui l’avait quitté pour une lointaine cousine rencontrée à la mosquée, une femme intègre qui comprenait mieux sa culture et surtout qui ne buvait pas de Chianti. Quant à moi, je détestais toujours autant la grappa mais j’avais découvert l’intérêt des pousse-café au restaurant grec, quand le charmant Stavros m’offrait une liqueur de rose à la fin de ses généreux mezze.
À un âge honorable, après avoir confectionné dans sa vie quelques centaines de kilos de pâtes fraîches auxquelles elle n’a jamais touché car elle détestait ça, Nonna notre douce grand-mère nous a quittés. Ma mère a courageusement repris le flambeau des dimanches sauce tomate, d’autant plus vigoureusement qu’elle était devenue grand- mère à son tour. J’avais en effet donné naissance à Dieu en personne, toi mon Jan. À cinq ans, tu parlais avec un vague accent flamand, ton papa étant anversois. Pour tous, j’avais raté ma triste vie, puisque je ne m’étais pas mariée avec un Italien mais selon moi, je m’étais rapprochée ainsi de ma Nonna, qui était limbourgeoise en réalité et avait dû abandonner sa nature nordique quand elle avait épousé Italo, mon grand-père tyrannique que tout le monde appelait dévotement « Parrain ». L’Italie était en moi, je n’avais pas besoin d’en faire étalage. Par ailleurs, mon petit Jan, tu comprenais parfaitement l’italien, et tu étais bien le seul, à force de regarder les émissions culinaires de la Rai avec moi, encore un secret bien gardé. De grand matin, apprendre à faire des lasagnes ou à choisir le meilleur vin rouge pour l’osso bucco, me procurait, et me procure toujours, un plaisir inouï.
Mon cousin Luciano avait vieilli et pris presque autant de poids que l’illustre ténor auquel il devait son prétentieux prénom. Aux réunions du dimanche il s’endormait désormais sur sa chaise après sa première gorgée de grappa, les mains posées sur son ventre rebondi. Chacun en riait avec tendresse. Quand avec son épouse, il se plaignait de ne pas avoir eu la chance de devenir parent, personne n’insistait sur le sujet, probablement pour ne pas leur faire de peine, mais de mon côté j’essayais de ne pas ricaner.
Jan, mon tout précieux, quand tu as perdu ta première dent de lait, je ne t’ai pas accordé le rituel petit verre de grappa, les temps avaient changé, j’avais des principes ridicules en matière de tout, et surtout en matière d’éducation. Pas de grappa donc, mais à la fin du repas, rappelle-toi, tu avais malgré tout droit à un café au lait dans lequel tu adorais jeter une dizaine de sucres. Tu aimais surtout les voir fondre au fond de ta tasse, à force de touiller rageusement avec une vieille cuiller Sabena qu’un de mes oncles avait dû voler lors d’un voyage en Italie. Malgré tes supplications, je voulais que tu restes parmi nous, assis, je ne te laissais jamais aller jouer sous la table avec tes petites voitures pendant que les grands regardaient les courses automobiles. Les vrombissements cauchemardesques des moteurs à la télévision n’avaient pas changé en trente ans. Tout le monde insistait pour que je te laisse faire. « On est en famille ! » Je me suis laissée convaincre une fois une seule. Et cela s’est très mal passé.
Tu as donc disparu sous la table, emportant avec toi tes deux petites voitures Ferrari, offertes par ton oncle Romolo. À cet instant, le cousin Luciano s’est mis à ronfler de plus belle au-dessus de sa grosse bedaine. Tout le monde alors a rigolé doucement, comme d’habitude.
« En plus Luciano dort comme un cochon, risque rien ton petit Jan ! »
En entendant ma mère prononcer ces mots, étranglés entre deux gorgées de grappa dégueulasse, j’ai lâché mon verre de vin. Immobile, j’ai fixé sur le tissu blanc la tache rouge sang qui s’élargissait trop vite pour qu’il y ait encore quelque chose à faire pour sauver la nappe. Puis j’ai éclaté de rire, avant de t’attraper par la manche sous la table et de te traîner dehors. Tu as hurlé pour tes petites voitures laissées derrière toi dans la précipitation, tu ne les as jamais récupérées.