critique &
création culturelle
Re:incarnation de Qudus Onikeku
Tumultes et scintillements

In extremis, j’ai eu la grande chance d’assister à la seule date programmée à ce jour de Re: incarnation aux Halles de Schaerbeek. Pièce chorégraphique aux ambitions aussi démesurées que réalisées avec talent, elle réexplore à la fois l’afrobeat, la tradition yoruba et l’histoire nigériane au sein d’un spectacle de haute volée.

Emboîtement de poupées nigérianes

Durant une unique représentation, et quelle représentation !, Les Halles de Schaerbeek ont fait vivre le Nigéria  au sein de leurs murs par le brillant Re:incarnation du très réputé Qudus Onikeku. Ce dernier a vécu en France quelques années après sa formation, donnant vie à des spectacles qui auront rapidement un rayonnement international. Cependant, il est revenu depuis 2014 dans son pays d’origine, où il se consacre au repérage de talents locaux et profite de son rayonnement international pour les faire connaître à travers le monde. Re: incarnation combine ainsi son indéniable talent de chorégraphe et de metteur en scène avec un flair manifeste pour mettre en valeur la scène chorégraphique de Lagos. Il en résulte une alchimie tout à fait unique, mais qui me met également en difficulté tant les mots peuvent manquer devant une œuvre aussi hors-normes.

Quand les lumières se sont allumées et que j’en suis sorti sonné par la richesse, la complexité, l’étendue de la palette émotionnelle auxquelles j’ai été exposé, j’ai en effet été frappé par une angoisse. Vais-je pouvoir écrire quelque chose là-dessus ? Sur quelque chose d’aussi complexe ? D’une telle abondance que je m’y suis senti englouti, tant les émotions et l’émerveillement me prenaient ? Ce que je pensais y trouver n’y était pas et ce que je ne pensais pas y trouver s’y déployait dans toute son intensité. J’ai vu dans la présentation « l’héritage de l’afrobeat » et je me suis attendu à trouver un spectacle qui rendrait hommage à ce sommet de l’histoire musicale nigériane. Je m’attendais, comme avec Zouglou , à une revisitation du genre. Mais, Re:incarnation va beaucoup plus loin que ça ! Il n’est pas question de resservir Fela Kuti comme on dresserait un Zombie sur un plateau. Il n’était pas non plus question de suivre stricto sensu la voie prise par son ex-compagnon Tony Allen, qui a, à vrai dire, mis l’afrobeat à quasiment toutes les sauces (même techno ! Je conseille fortement de jeter une oreille à sa collaboration avec Jeff Mills).

Plus subtile, beaucoup plus subtile, Re:incarnation est une fractale dont les différentes strates résonnent entre elles de façon vertigineuse. Oui, il s’agit bien sûr de mettre à l’honneur ce genre musical légendaire. Mais, tel un serpent souterrain, il n’apparait souvent qu’en filigrane à travers différents genres musicaux réexplorés par Olatunde Obajeun, tantôt très festives et entraînantes, tantôt lentes et lancinantes. S’il faut garder quelque chose ici de l’afrobeat, c’est plutôt sa temporalité qui se construit par un décalage fondamental entre le tempo et le groove : une répétition à chaque fois décalée d’elle-même. L’afrobeat est intrinsèquement gros d’une différenciation. Pousser l’idée jusqu’au bout en réinterprétant l’afrobeat à l’aune de nouveaux temps, de nouvelles époques, c’est donc ni plus ni moins que faire accoucher ce qu’il y a de plus essentiel en lui. L’afrobeat, au-delà du tempo musical, revêt un tempo historique qui ne cesse de battre avec vigueur et de se renouveler au fil des générations. Cela, Qudus Onikeku l’a perçu avec beaucoup d’acuité. Parler d’afrobeat, ce n’est pas uniquement parler de musique, mais parler de paysages culturels, sociétaux, politiques, qui ensemble s’unissent dans une même frénésie tendue vers l’avenir. Afin de ne manquer aucune bouchée des fruits du présent. Mais cela serait trop simple s’il ne s’agissait que de cela ! Derrière cet esprit plein de décalages dans la continuité, le directeur artistique de ce bouillonnant et foisonnant spectacle a cherché à faire un pas de plus en le rehaussant de l’imagerie et de la mythologie de la religion Yoruba.

La tragédie d’une traversée

Avant même que l’afrobeat soit afrobeat, avant même que Fela Kuti, séduit par son voyage aux États-Unis, s’attelle à son retour à renouveler l’univers musical nigérian, avant même la colonisation et en des temps immémoriaux, le monde naquit d’une tragique création dans la destruction. Selon le récit le plus commun, à l’origine se trouvait Orisha-nla, divinité primordiale. Olorun, la divinité suprême, lui a ordonné de créer le monde. Une coquille pleine de terre insufflée d’énergie, un pigeon et un coq furent transmis à Orisha-Nla à cette fin. Ce dernier disposa la terre sur l’eau et envoya le coq l’étaler afin de créer un continent. Afin de vérifier si le travail était bien accompli, Orishna-Nla envoya un caméléon inspecter l’œuvre du gallinacé. Le caméléon rapporta que la terre était malheureusement trop sèche pour porter la vie. Alors le coq s’exécuta jusqu’à ce que le dieu primordial fut satisfait.

Mais ce qui importe est un second récit de cette histoire, sûrement celui qui a inspiré notre directeur artistique. Wole Soyinka, écrivain et metteur en scène nigérian ayant précédé Qudus Onikeku dans son ambition d’insuffler l’esprit yoruba au sein de pièces aux sujets contemporains, rapporte qu’Orisha-Nla avait à son service un esclave nommé Atunda. La puissance du premier n’ayant d’égal que la ruse du second, Atunda fit dévaler un rocher sur son maître qui se brisa en une multitude de fragments. Ils devinrent autant de dieux et d’humains. À la façon d’un miroir brisé reflétant la divinité ainsi perdue, chaque éclat portait les traits du dieu originel mais de façon parcellaire. Pareillement au mythe rapporté par Platon dans le Banquet , chaque être ainsi scindé se vit frappé d’un manque originel qui les anima du désir de former une nouvelle unité et ainsi recouvrir la totalité des qualités d’Orisha-Nla. Divinités ( orishas ) et humains se virent séparés par un gouffre infranchissable.

Cependant, parmi elles, Ogun n’était pas prêt à baisser les bras. Équivalent d’Héphaïstos dans la mythologie grecque, il est pourvu de grands talents créatifs autant que destructeurs. Il préside au feu, lequel peut à la fois faire naître les ornements les plus précieux et les plus raffinés et dévorer tout sur son passage. Par ce même feu, il forgea une passerelle entre les deux univers. Mais, en tentant de le traverser, il fut mis en pièces par des vents cosmiques et ne survécut que grâce à une qualité qui sommeillait jusque là en lui : la Volonté. Passer d’un monde à l’autre ne se fait ainsi pas sans heurt et réclame un abandon de soi et une fragmentation à l’image d’Orisha-Nla afin d’assurer sa propre régénération.

Dans les pratiques cultuelles Yoruba, ce récit a une grande importance. Ce mouvement de destruction-création irrigue leur conception du monde et, plus encore, leur sens de la tragédie. Konkobo, dans un excellent article duquel j’ai tiré une partie du résumé qui précède, en conclut même que « La tragédie yoruba est alors la mise en jeu de cette angoisse de la séparation et de la fragmentation de l’essence du moi, c'est-à-dire la perte de la plénitude originelle. Elle est également le voyage symbolique à travers le continuum pour redonner au moi individuel ou communautaire sa plénitude perdue 1 ».

Comme je l’ai dit, Wole Soyinka a cherché à revitaliser cet héritage au sein de récits ancrés dans l’histoire contemporaine au même titre que Qudus Onikeku. Re:incarnation ne cherche pas simplement à mettre en avant l’afrobeat dans ses différentes incarnations, mais à faire ressortir également l’arrière-fond collectif qui serait capable d’en expliciter le dynamisme afin de conférer à la pièce une ampleur plutôt folle. À travers la vitalité de l’afrobeat est insufflé le récit inspirateur d’Ogun. Certes, il doit souffrir sa propre perte pour se retrouver dans un mouvement qu’on pourrait se risquer à dire dialectique, mais en tant que dieu d’un feu créateur, il ne peut renoncer à réanimer les braises. Certes, l’afrobeat a eu ses beaux jours et doit à présent compter sur la présence des nombreux genres musicaux qui ont éclos depuis, mais il peut toutefois continuer à exister à travers eux.

Mais, enfin, puisque cela serait trop simple s’il ne s’agissait que de ceci et cela, l’ambitieux Qudus Onikeku cherche également à réinterpréter, à partir de l’afrobeat et à partir de la tradition yoruba, l’identité culturelle nigériane. Certes, le Nigéria a vécu la colonisation, mais il peut, grâce à ses propres ressources créatives, s’envisager sous un jour nouveau. Il peut se réinventer sans nier pour autant ses racines. Elles ont comme merveilleux avantage de pouvoir épouser son histoire récente. Comme Wole Soyinka l’a montré en fondant son œuvre sur la dynamique tragique au cœur de la tradition yoruba, l’histoire du Nigéria, d’Orisha-Nla trahi par Atunda et d’Ogun ne font qu’un. L’histoire coloniale du pays est celle d’une fragmentation à la suite des multiples déracinements provoqués par la domination britannique. La culture nigériane a volé en éclats. Il faut alors dès à présent la reprendre, non pas comme on reprendrait une antiquité pour la boucler à trois tours derrière une vitre blindée, mais comme on reprendrait main sur une parole longtemps confisquée. Pour cette raison, entrecroiser l’histoire et une part du fond culturel du pays est un coup de maître. Cela permet de s’approprier ce qui autrement serait inappropriable, de tenir face à l’insoutenable et de donner une nouvelle cohérence malgré la très longue période d’ingérence étrangère.

L’évidence d’une équation à trois inconnues

Re:incarnation est donc une pièce qui fait preuve d’un syncrétisme extraordinairement complexe aussi bien qu’ingénieux. Si vous n’avez pas saisi tous les tenants et aboutissants à ces histoires, je vous rassure tout de suite : moi non plus. L’objectif n’est ici de toute façon pas de créer un système parfaitement huilé. Cet entrelacement d’horizons saisis dans un réseau de correspondances analogiques permet de poser les bases d’un univers esthétique novateur. Cela permet d’offrir un spectacle qui à la fois rend compte de l’effervescence de la vie à Lagos, à la fois permet d’en dresser ses courants artistiques les plus avant-gardistes et à la fois permet de ressaisir ce présent et ce futur à l’aune d’un passé millénaire, voire davantage. Je dirais même plus à la fois et dans un même temps , puisque ce syncrétisme artistique dépasse les cloisonnements entre les époques et ouvre la voie vers des perspectives insoupçonnées.

Le plus merveilleux dans tout cela, c’est que la pièce ne pâtit pas une seule seconde de cette ambition démesurée. Re:incarnation tient en elle-même et par elle-même de bout en bout, soigneusement structurée depuis une ouverture futuriste saisissante jusqu’à une plongée dans une réinterprétation de l’univers religieux yoruba. Cette triple trame est convertie en flux énergétiques dont les différences d’intensité épousent leur cycle de destruction-création tout autant que le cycle destruction-création de nombreuses sociétés africaines contemporaines. Finalement, c’est la musique qui a le dernier mot. La musique traduit mythologie et histoire (avec et sans majuscule) par des chorégraphies explosives assorties de mélodies et rythmes tonitruants, mais aussi par des moments suspendus plein de grâce qui aujourd’hui me laissent encore rêveur tant ils étaient marquants.

Dans tous les cas, l’intensité n’est jamais laissée de côté. Elle peut se manifester dans un mouvement entropique maximal, chaos désordonné où les danseurs et danseuses relâchent leurs pulsions et instincts. Mais elle peut aussi se manifester sous des tonalités plus retenues où quelques mouvements suffisent à couper le souffle. Tout l’intérêt de Re:incarnation est de justement parvenir à marier ces oscillations de façon harmonieuse, telles des pierres jetées sur un lac qui d’abord s’agiterait vivement sous l’impact puis se contenterait d’onduler mollement jusqu’au suivant.

Mais dans tous les cas, la musique n’efface jamais l’expression visuelle des différentes trames de la pièce. À travers les costumes, on navigue ainsi de la science-fiction à la pop-culture jusqu’à l’univers yoruba, sans que ces strates culturelles ne soient exclusives. Les couleurs flashy rencontrent les costumes traditionnels et des éléments tout droit sortis d’un film d’anticipation viennent se greffer à une tenue ancestrale… À moins que cela ne soit, finalement, qu’un attribut courant depuis des siècles dans les cultes yorubas ? Après tout, les œuvres traditionnelles africaines pourraient être mêlées à une exposition d’art contemporain que cela ne jurerait pas. Les peintres cubistes, en s’en inspirant, l’avaient déjà très bien compris au début du XXème siècle.

Mais dans tous les cas enfin, tout ce foisonnement qui donne des atours d’article scientifique à ce qui devait d’abord n’être qu’une critique, ne rend pas pour autant cette mise en scène particulièrement élitiste. Leurs mouvements sont incarnés et figuratifs, parfois même qualifiables de carnavalesque du fait de l’esprit débridé et transgressif qui l’habite. On est donc très loin du haut degré d’abstraction que peut prendre la danse contemporaine lorsqu’elle se veut plus élitiste. Même quand le degré d’entropie diminue pour laisser place à des chorégraphies plus disciplinées (ce qui ne sous-entend aucune hiérarchisation), quand les danseurs et danseuses s’emportent dans des moments plus délicats et poétiques, les gestes demeurent habités de façon à faire ressentir une histoire aisément lisible. Que ce soit par exemple la tragédie de la perte d’un soi qui se met aussitôt à chavirer parmi les spectres ou que ce soit par un épisode rappelant l’une ou l’autre scène d’un mythe yoruba, la froideur analytique du geste parfaitement découpé se dissipe face à la plénitude organique de l’enchaînement de mouvements amples où l’émotion prime avant toute chose. Ainsi, l’évidence, la lisibilité de Re:incarnation naît surtout de son immédiateté affective. Qu’importe, sur le moment, que tel ou tel moment du spectacle soit peu compréhensible, le sens symbolique des costumes inconnus ou la reproduction de scènes inspirées de traditions ignorées. La pièce ne perd jamais son public et le tient captif. Cela ne gâche donc rien.

C’est peut-être là toute la force de Re:incarnation . Sa capacité à tenir fermement ses thématiques abordées sans pour autant laisser son public moins informé sur le quai, insatisfait de l’expérience vécue. Tout au plus, tout comme moi, il sera désarçonné au point de retourner les internets pour trouver réponse à ses nombreuses questions. Tout comme moi, il sera peut-être saisi par l’impérieux besoin de creuser, toujours plus loin, afin de mettre un peu de lumière dans le tumulte d’émotions. Tout comme moi, enfin, il se dira peut-être d’abord incapable d’en parler pleinement, avant d’être pris par le besoin irrépressible d’aligner les mots, toujours plus de mots, afin de témoigner du trou noir dans lequel il a été aspiré et des merveilles que recèlent la riche et très respectable culture yoruba. Puis, tout comme moi, en fin de fin, il sentira le besoin, épuisé par tant d’efforts et de surchauffe de neurones, de simplement se taire et prendre le temps de fermer les yeux. Afin de savourer encore un peu ce spectacle dont les moments forts restent lovés dans la mémoire.

Même rédacteur·ice :

Re:incarnation

Conception et direction artistique Qudus Onikeku
Avec Adila Omotosho , Ambrose , Tjark Angela , Okolo Bukunmi , Olukitibi Busayo , Olowu Faith , Okoh Yemi Osokoya , Joshua Gabriel Obiajulu , Sunday Ozegbe , Patience Ebute
Costumes : Wack Ng
Musique live : Olantunde Obajeun
Lumières : Mathew Yusuf
Production : the Qdance Company Lagos

Vu aux Halles de Schaerbeek le 8 juin 2021