Retour à Montechiarro de Vincent Engel
« L’étendard de la révolte pour mettre en place la dictature »
Vincent Engel, professeur de lettres à l’UCL et écrivain belge prolifique voit rééditer Retour à Montechiarro, un de ses classiques, chez Espace Nord. L’auteur nous y emmène en Italie, entre noblesse toscane et fascisme, pour nous raconter le récit sur plus d’un siècle d’un petit village.
Retour à Montechiarro fait partie de la saga italienne de Vincent Engel, construite autour du personnage d’Asmodée Edern qui apparaît dans chaque opus. Une fresque romanesque, un véritable roman-fleuve qui raconte l’histoire de personnages tantôt principaux, tantôt secondaires. Retour à Montechiarro a été réédité cette année chez Espace Nord, collection patrimoniale spécialisée dans la littérature belge classique d’hier et de demain. Ce roman avait déjà remporté un beau succès dès 2001, lors de sa première parution chez Fayard.
Montechiarro est le nom d’un lieu, une « couronne de pierres sur sa colline, tenue à la plaine par des rubans de cyprès ». Au fin fond de la Toscane, le village semble hors du temps, et il l’est. Il s’agit d’un décor en lente évolution, mais intangible derrière l’Histoire des humains. Le roman nous raconte cette sorte d’Eden à travers plus d’un siècle, du Risorgimento (l’unification italienne) aux années de plomb (de la fin des années 1960 au début des années 1980, marquées par des violences d’extrême-droite et d’extrême-gauche), en passant par les lois fascistissimes (le programme législatif qui remplaça la monarchie parlementaire par la dictature fasciste) et la collaboration nazie.
De cette période, on suit surtout l’histoire de quelques familles prisonnières de Montechiarro par leurs destins : les Della Rocca, dont l’aïeul possédait un domaine vinicole ; les Lungo dont le fils était libraire ; les Achilli, notaires de père en fils ; les Coniglio, dont Salvatore est enrôlé jeune parmi les squadristes1. Au fil des décennies, ces familles s’entremêlent par mariages, trahisons et engagements.
« Il ne faut pas se décourager, Adriano. La terre que nous travaillons est encore ingrate, elle rechigne. Il faut y aller progressivement, moisson après moisson. Et il faudra du temps ! Plusieurs générations… »
Sur les trois parties qui composent le roman, penchons-nous particulièrement sur la deuxième. Elle raconte le mariage entre Agnese Della Rocca et Salvatore Coniglio, qui survient dans les années 1920. Ce dernier est complètement endoctriné par l’idéal fasciste et impose son rêve à sa femme. Par exemple, il veut qu’elle lui « produise » le maximum d’enfants, uniquement des garçons évidemment, mais tombe des nues une fois qu’il apprend n’avoir que deux filles. Il les renie et se consacre tout entier à sa carrière politique, jusqu’à humilier publiquement l’ami de sa femme, un libraire homosexuel – qui incarne pleinement le stéréotype de victime et de résistant.
La lenteur et le morcellement de l’instauration de l’autoritarisme sont terrifiants et illustrent l’allégorie de la grenouille qui, immergée dans une casserole, ne sent pas l’eau chauffer avant de mourir ébouillantée.
Juste avant Montechiarro, c’est La mort est mon métier (Robert Merle, 1952) qui avait occupé mes soirées. Ce classique de la littérature des camps montre à quel point une idéologie, en l’occurrence nazie, pouvait effacer le bon sens et jusqu’à la personnalité. Cet aspect psychologique de la consécration à une Cause et un Parti est renversé par Vincent Engel qui étudie ses impacts sur Agnese.
« Et puis, le fasciste se dévoue corps et âme à l’État ! Qu’importe sa personne… Mais rassure-toi : si tout se passe bien, tu seras récompensé. »
Enfin, ce (presque) documentaire du fascisme italien interroge notre rapport à la démocratie, d’autant plus important à observer à l’heure où le climat politique en Europe rencontre actuellement des tensions historiques. Deux exemples clefs à retenir de Montechiarro : les démagogues qui agitent « l’étendard de la révolte pour mettre en place [la] dictature », et une doctrine formulée par « un objectif : la révolution, et des coupables : ceux qui s’y opposent. Point ».
Quant aux deux autres parties du roman, la première m’a surtout emportée par la délicatesse de la langue, qui parvient à étendre des descriptions de lieux, d’œuvres d’art ou encore de personnages, sans les alourdir ‒ même si, sporadiquement, on avoue trouver quelques passages un chouia ampoulés.
« Le vieux prêtre sourit […], et tout le monde s’accorda pour laisser la conclusion à l’artisan de cette journée. On ne s’étonna pas de ce que la mariée saluât courtoisement son mari avant de rentrer chez sa mère : rendez-vous étant pris pour le départ le lendemain en milieu de matinée. »
Enfin la dernière partie, la seule rédigée au présent, prend la forme d’un thriller : Laetitia Della Rocca, petite fille d’Agnese, découvre son passé en rencontrant l’amant de sa grand-mère, un journaliste… belge ! L’ensemble de Retour à Montechiarro aurait certainement gagné en intensité si le suspense et les mystères l’avaient imbibé dès l’incipit. Ce manque d’intrigue, ou en tous cas son arrivée tardive, est peut-être compensé par les liens tissés entre les différents romans du cycle qui restent à lire.