Rétrospective Marie Losier
Du 18 avril au 13 mai, la cinématographie de Marie Losier était enfin mise à l’honneur à la Cinematek . Née en France mais installée pendant 25 ans aux États-Unis, son univers est à l’avenant de son parcours aventureux : composé de portraits complexes d’artistes hors-normes, de touches de fantaisies et de voyages en tous genres.
Le processus d’écriture s’ancre pour moi dans le corps avant d’être un travail mental. Le moment d’écrire se ressent dans les tripes. Ainsi, l’écriture est pour moi un processus semblable à celui de l’ébullition de l’eau dans une bouilloire. D’abord, comme l’eau, l’écriture se repose assoupie, sans conscience ni remous, uniquement reflétant le monde qui transparaît à travers elle. Ensuite, elle se met à faire des bulles, autant de petites pensées, autant d’idées qui naissent, disparates, fuyant dans mille directions imprévisibles. Enfin, la bouilloire se met à siffler, les tripes s’échauffent et tout s’enflamme du besoin de poser des mots.
L’essence de Marie Losier est une matière qui met du temps à arriver à ébullition. Son cinéma ne se révèle pas d’une manière éclatante, elle ne paraphrase pas les existences qu’elle observe de longues années durant. Elle capte des moments, des éclats de vie, qu’elle met bout à bout, qui s’entrechoquent, qui s’entrelacent, qui s’épousent, qui aboutissent à des progénitures inattendues, le tout dans un désordre qui ne se ressent pas comme tel. Son montage est plutôt impressionniste ; son fil conducteur plutôt un fil nouant souterrainement multiples séquences autour d’un même esprit (si bien chuchoté qu’il faut tendre l’oreille pour l’entendre). Il est donc difficile de dire tout de go « ça y est, je sais qui est Marie Losier » au terme d’une poignée de films. Il faut vivre avec, laisser le temps faire son office, laisser ses images prendre racine. L’œuvre de Marie Losier n’est en effet pas une lourde machinerie aux rouages parfaitement huilés dont les rotations résonneraient par des cliquetis bien nets. C’est un jardin aux chemins tortueux où chaque détour peut révéler un parterre de fleurs luttant joyeusement autour d’un public de mésanges, un kiosque à musique biscornue, un groupuscule aux discours déglingués, des sculptures montées au pas de course avec ce qui venait et ce qui ne venait pas, sans jamais manquer d’ouvrir l’espace à de nouveaux voyages et de nouvelles rencontres, quel qu’elles soient. Il faut par conséquent accepter de s’y perdre afin de s’y retrouver.
Cependant, quand elle arrive à ébullition, l’essence de Marie Losier m’a fait ouvrir tout grand les yeux sur trois portraits d’artistes découverts au cours de ces soirées à la Cinematek. Ils m’apparaissaient comme des nombres premiers et maintenant se dévêtent de leur impressionnants atours pour (sans cesse) devenir un paysage. Felix Kubin est un musicien allemand dévoué à ses machines et toujours prêt pour mener des expérimentations aussi farfelues que géniales. Saúl Armendáriz est une star des Exoticos, courant de la lucha libre où performent des catcheurs mexicains travestis. Genesis P-Orridge est un grand nom et pionnier de la musique industrielle qui s’est décidé, par amour, d’opérer une métamorphose transcendant les identités.
Pourtant, au lieu que les écarts les éloignent, ils les rapprochent irrésistiblement. Tous trois évoluent depuis leur marginalité dans une quête sans fin pour défier l’impossible, la pesanteur des normes, l’ordre naturel des choses pour faire de leur marginalité leur propre centre de gravité. Alex Kubin dit lui-même en plaisantant qu’à force de fréquenter les machines, il en est quelque part devenu une sorte d’automate. Ses machines sonores sont très vite devenues sa vie. Il vit et grandit avec elles. Je pourrais alors affirmer qu’il ne s’épanouit pas dans son propre corps, dans sa simple identité de citoyen, mais dans cet univers où ses chairs se nouent aux nombreux boutons de ses synthétiseurs et autres. Alex Kubin n’est plus un simple humain, mais une sorte d’homme-machine. Il en est de même pour Saùl qui s’épanouit sous les traits de la star Cassandro, et il peut alors vivre son homosexualité en pleine lumière. Il en est enfin pour Genesis, qui vit son identité par et au-delà des traits de cette autre tant aimée qu’est Lady Jaye.
À travers ces trois films emblématiques, ma bouilloire siffle parce qu’il y a ici une idée rayonnante à suivre, à faire proliférer et à cueillir délicatement afin de n’en manquer un seul pétale : celui de corps projetés, à la fois vers un futur rêvé et à la fois sur un écran où il ne peut que toujours plus glisser dans le passé. Les personnages filmés par Marie Losier sont ainsi infiniment cinématographiques en tant qu’ils sont sans cesse en quête d’un double, d’une image, qu’ils matérialisent en se faisant eux-mêmes le reflet de leurs propres songes. Ils le sont encore plus parce que, comme l’image cinématographique, leurs vies, pour maintenir ce rêve, doivent recourir à une constante répétition de leurs aspirations pour ne pas tomber en désuétude. Pour Felix Kubin, cela sera à travers la démultiplication des expériences avec ses machines ; pour Saùl, cela sera par la répétition des photographies qui assurent l’existence de Cassandro auprès de ses fans et de lui-même ; pour Genesis, c’était à partir de la répétition de traits de sa personne dans celle de Lady Jaye (et vice-versa) en vue d’une identité qui dépasse la somme des parties.
Ils en deviennent quelque part des contes, des mythes, des légendes, des rêves dans le rêve sans lieu ni temps autre que ceux des histoires dans lesquelles leurs imaginaires s’épanouissent. Le choix de Marie Losier de travailler avec la pellicule va selon moi pleinement en ce sens. L’image a une texture telle qu’elle rompt avec l’époque qui est filmée. La réalisatrice joue de plus avec les périodes du cinéma en incluant des scènes qui rappellent parfois le cinéma muet. Les progrès techniques s’effacent à l’avantage d’un aspect atemporel où les indices historiques cèdent face aux troubles des vécus intimes. Cependant, ce flou onirique n’engendre pas pour autant une fusion du tout dans le tout où la totalité s’estomperait dans l’indistinction. Pour reprendre un concept phare de The Ballad of Genesis and Lady Jaye , on se situe plutôt dans une démarche proche du cut-up de Bryon Gysin et de William Burroughs . Il s’agit d’une technique littéraire où l’auteur ou l’autrice découpe aléatoirement son texte original pour le recomposer autrement. Sans en reprendre strictement le principe, ses films s’en rapprochent, que ce soient ses premiers courts-métrages, où par une simili libre association de séquences les films déroulent leur propre cohérence, ou ses longs-métrages, certes plus structurés mais qui s’autorisent de nombreuses fantaisies pleines de poésie et d’humour.
Si Marie Losier dépeint des mythes, des contes, des légendes, des rêves dans le rêve, etc., ce n’est donc pas avec l’objectif de livrer des portraits monolithiques auxquels on pourrait élever des statues. Elle préfère selon moi développer des histoires qui se permettent des sauts, des coutures plus ou moins bien réalisées afin de faire tenir son récit, bref des films qui ne comblent pas les failles mais les valorisent pour mettre en avant l’art d’être humain. Le corps de Saùl en est exemplaire : plein de traces d’opérations, reconstitué en maints endroits et pourtant tenant encore fièrement debout pour s’accomplir dans la lucha libre . L’âme de Saùl également : pleine de contradictions, d’appartenances inconciliables qui pourtant font ce qu’il est. Cela ne l’empêche pourtant pas d’acquérir une aura particulière à travers le cinéma de Marie Losier. Il est surtout exemplaire d’un type alternatif de légende dont la généalogie pourrait être intéressante à retracer.
Toutefois, en détective holmesien sans flamme pour alimenter plus avant l’inspiration, je ne peux ici rien retracer d’autre que les pistes refroidies d’où j’ai tiré mon fil. Maintenant que le sifflement de la bouilloire s’est interrompu, mon propre cut-up à partir des œuvres de Marie Losier ne permet plus de recréer le déjà créé sous de nouvelles formes. Il me laisse face à des étendues inertes qui demanderont de nouveaux échauffements créatifs pour se mettre en mouvement, pour recomposer avec ce qui défie toute composition, pour mettre en marche la brinquebalante machine à songes. Afin que cette première esquisse puisse se nourrir plus avant de la très riche filmographie de cette réalisatrice pas comme les autres.