Seul dans la cour
Gilbert est invité, ce soir, pour dîner, chez Michèle et David, un couple d’amis qui élèvent ce qu’il faut d’enfants pour le statut famille nombreuse. David lui a demandé de ne pas arriver trop tard afin que les petits aient le temps de le voir avant d’aller au lit.
– Ils pourront en profiter un peu. C’est toujours une fête, pour eux, quand il y a un invité.
Pour les enfants, une nouvelle tête dans la maison, c’est une petite fraction du monde qui frappe à la porte. Ils n’ont pas encore oublié que, dans le vaste monde, chacun apportant sa part est l’une des pièces de l’immense puzzle humain. Quand une pièce manque, leurs yeux se laissent happer par le trou noir de la table, celui que l’élément absent ne recouvre pas, et qui fait oublier les autres. Une seule pièce manque, le reste de l’image, aussi belle soit-elle, ne compte plus. à l’annonce de l’invitation, les enfants de David et Michèle doivent être tout excités, poser plein de questions à leurs parents :
– C’est quand qu’il arrive ? Il s’appelle comment ? Il a des enfants ? Il a quel âge ? Il aura un cadeau pour nous ? Il couche à la maison ?
Gilbert n’en a pas beaucoup dormi. Avec les enfants, il ne sait pas comment s’y prendre. Ce qui semble être un amusement, pour beaucoup, est un casse-tête pour lui. Non pas qu’il ne les aime pas, les enfants. Il se sent si déplacé. Il les observe, les autres, ceux qui ont cette façon d’être, naturelle, en présence d’un enfant, leurs gestes appropriés, leurs petits présents qui font mouche à chaque coup, les mots qui les tordent de rire, les luttes à quatre pattes, les chahuts avec les casseroles, les courses à l’œuf posé dans une cuillère, les concours de lancer de noyaux de cerises, les défis débiles, le premier qui touche l’oreille de l’autre a gagné, je te tiens tu me tiens par la barbichette le premier de nous deux qui rira aura une tapette, les batailles d’oreillers, l’avion par un bras et une jambe. Ils chuchotent à l’oreille des petits qui se trémoussent de plaisir, ils tirent au but ou font semblant de perdre, ils rhabillent la poupée dans le torchon de cuisine avec un drapé à la Yves Saint-Laurent, ils lisent merveilleusement les histoires, pire encore ils les improvisent au pied levé, donne-moi trois mots, et hop c’est parti. Dominique, l’un des vieux potes de Gilbert, célibataire comme lui, appartient à cette espèce-là, au-delà de toute stratégie séductrice.
– L’avantage, avec les enfants des autres, c’est que tu peux les rendre, dit-il souvent.
Parfois, il ose ajouter :
– Les mouflets, c’est comme les pets, on ne supporte que les siens.
Les enfants dont s’est occupé Dominique en gardent tous un merveilleux souvenir, ils l’adorent. Cela semble couler de source, cet homme à femmes est aussi un homme à enfants.
Quand il se trouve en présence d’un gosse, Gilbert ne sait plus trop où il en est, ni qui il est. Si vous le parachutiez dans la région des Grands Lacs, chez les Twas ou chez les Babingas, en République démocratique du Congo, il n’en serait pas plus dépaysé. Gilbert a perdu un morceau de lui, jamais retrouvé, dans une autre maison qui sent le renfermé ; un élément de son passé s’est glissé sous un tapis élimé, ou sous un fauteuil fatigué.
Gilbert organise son plan d’attaque :
– Je leur parle comme à un monsieur, comme à une dame, je leur serre la main ou je leur donne un bisou ? Je ne fais pas le gaga, je leur demande si ça va à l’école ? Non, non, surtout pas demander ça, ce qu’ils vont faire plus tard comme métier, policier, infirmière, pompier, institutrice, non, non, c’est trop tôt, ils ne savent pas encore, ils sont trop jeunes, si je leur disais plutôt « vous avez une collection, c’est qui votre animal préféré, vous aimez les glaces, vous faites du sport, de la danse, de la natation, du foot » ? Et si les enfants de David et Michèle appartenaient à l’engeance des effrontés, de ceux à qui tout est permis, s’ils venaient me surprendre, par derrière, me taper sur les fesses ? Comment me comporter ? Ne pas montrer que je suis énervé, ça les encouragerait à recommencer. Les attraper, et jouer à l’ogre ? Non, non, ils risqueraient d’avoir trop peur, ou alors ils aimeront tellement ça qu’il faudra le refaire cent fois, et ce sera l’escalade, et je me retrouverai à terre, terrassé par les lilliputiens, sans l’aide des parents qui n’arriveront plus à en venir à bout, qui me laisseront me débrouiller tout seul, et j’aurai envie de leur foutre une baffe à tous, de me fâcher fort, mais je ne le ferai pas, ou alors ils seront punis, et la soirée sera gâchée.
Gilbert aurait bien envie de décommander le rendez-vous ; il dirait qu’il ne se sent pas bien, que sa mère est malade ; il prétexterait un boulot de dernière minute.
– C’est trop bête, faut que j’arrête de me monter le bourrichon. C’est rien que des sales morveux, après tout, oui des sales gnards, des chiards, des moutards pourris gâtés.
Avant de se rendre chez ses amis, Gilbert va acheter des bonbons, des PEZ, comme quand il était petit. Il aimait ça, les minuscules lingots blancs un peu creux qui sortaient de la gueule du loup, ou du canard. Il a pensé :
– Ça existe encore, ça, les PEZ, depuis tout ce temps !
Il a compté :
– Cinquante ans, je connais le goût des PEZ depuis cinquante ans. Nous sommes des générations et des générations à avoir mangé des PEZ.
Il s’en est acheté un autre pour lui, pour goûter. Avaient-ils encore ce petit goût acidulé ? Après avoir avalé le paquet entier, il se sent d’attaque. Il sonne à leur porte avec entrain. Michèle vient lui ouvrir. Il cherche des yeux les enfants. Ils jouent dans le salon. Ils soulèvent à peine la tête pour lui dire bonjour, tout occupés à leurs jeux. Michèle invite Gilbert à se débarrasser de sa veste. Gilbert lui donne le paquet de bonbons acheté pour l’occasion. De loin, il entend David dire :
– Merci, fallait pas. Tu les gâtes.
Pendant que ses amis préparent l’apéritif dans la cuisine, Gilbert s’assied sur la première des chaises à sa portée ; elle est si minuscule qu’elle lui donne l’allure d’un géant. Face à lui, un château en Légo prend forme, les canons se chargent, les soldats de plastique s’apprêtent à donner l’assaut. En se frottant le nez, il reconnaît sur ses doigts l’odeur citronnée des bonbons de tout à l’heure.
Une fois de plus, Gilbert se retrouve assis sur ce petit muret, sous les vieilles grilles rouillées de la cour de récréation, parmi les groupes des autres enfants criards occupés à jouer sans lui. Gilbert sourit, pour lui seul. Il ouvre et referme machinalement sa main, pour rien, comme ça, pour l’air, pour le vide que ça laisse apparaître.
L’image s’évanouira, le temps de changer de siège, et d’accepter un premier verre de vin.
Christine Van Acker
(extrait de
la Vie secrète de Jimini Cricket
, inédit.)
Cette nouvelle a paru en plaquette dans le cadre de la Fureur de lire . On peut la télécharger au format PDF ici .
Christine Van Acker est issue d’une famille de bateliers. Nomade, elle tente néanmoins de résider en Gaume. Auteur de livres, de documentaires, de fictions radio, elle anime et organise des ateliers d’écriture dans le Luxembourg belge.
Dernière parution :
Mon cher ami
(Les Déjeuners sur l’herbe, 2015).
Site :
www.lesgrandslunaires.org