Une brune tempérée
Un garçon pressé lui apporta sa commande : un verre à pied, ventru, empli à ras bord d’une bière sombre surmontée d’une mousse immaculée.
Il entoura ce calice de ses mains et laissa la fraîcheur du verre envahir ses paumes. Après un moment, il le porta à hauteur de son visage pour humer l’odeur un peu âcre du houblon. Rien à dire : la bière lui avait été servie dans les règles de l’art. Tempérée, elle était extraordinaire ; froide, elle perdait tout son charme et, surtout, son parfum. Dans cette brasserie parisienne, on semblait l’avoir compris. Seule manquait la coupelle de petits cubes de fromage pour que tout soit comme chez lui, en Belgique.
Il posa le verre et regarda autour de lui. La brasserie parisienne classique avec, dans un coin, le comptoir réservé à l’achat des cigarettes… L’établissement ressemblait cependant à ceux qu’il fréquentait, parfois, à Bruxelles : bouteilles de différentes couleurs, verres de toutes formes et gabarits, banquettes recouvertes de tissu à motifs rouges, photos d’acteurs au mur, affiches en tout genre… Peut-être un peu moins de bières et un peu plus d’alcool. Mais il y avait trouvé sa bière préférée, et c’était l’essentiel.
Un long chuintement le fit sursauter. Près de lui, un serveur s’agitait derrière un énorme percolateur. Les formes pansues de l’appareil se reflétaient dans le miroir qui recouvrait le mur du fond. Ce miroir lui renvoyait aussi l’image d’une dame entre deux âges, assise à la terrasse de l’établissement. Elle le regardait à travers les grandes baies vitrées qui couraient sur le mur opposé au comptoir.
Dans ce quartier proche des Champs-Élysées, les gens ont souvent l’air de sortir d’un magazine de mode, mais là, c’était exagéré : vêtements sombres de bonne coupe, gants noirs, bracelets en argent, cheveux bruns encadrant un visage qui, malgré les rides, gardait les restes d’une beauté passée.
Les yeux noirs, surtout, cernés de longs cils, étaient beaux.
– Trop bien habillée pour être ici à cette heure, pensa-t-il.
La femme ne le regardait plus. Elle observait maintenant le ballet des trois serveurs qui virevoltaient autour des tables et s’approchaient du comptoir pour y rafler prestement un plateau surchargé de bouteilles et de verres avant de se diriger vers la porte de l’établissement ouverte sur une portion de boulevard ensoleillé. Le printemps était chaud à Paris, et les tables en terrasse étaient occupées par des touristes assoiffés.
Il regarda sa montre. Encore une heure à attendre avant son rendez-vous. Important, ce rendez-vous. Peut-être signerait-il un contrat. Son premier ! Si tout marchait comme prévu, il pourrait louer un appartement avec un vrai bureau et quitter enfin son studio. Le patron de la petite entreprise qu’il allait bientôt rencontrer ne se doutait pas que la société avec laquelle il voulait traiter tenait tout entière sur une table de cuisine coincée entre une fenêtre et un évier. S’il l’avait su, il ne s’y serait pas intéressé. Heureusement qu’il y avait plus de trois cents kilomètres entre Bruxelles et Paris !
Et puis, son studio était situé sur un boulevard. Boulevard, ça fait plus sérieux que rue sur une carte de visite.
Les grands yeux noirs le fixaient à nouveau.
Il soutint le regard de la femme. Elle ne détourna pas la tête, et un sourire éclaira son visage, accentuant les rides au coin des paupières.
– Son sourire est plus jeune qu’elle, marmonna-t-il.
Il avait parlé à mi-voix. C’était toujours comme ça quand il était seul. L’inconnue n’avait pas réagi. Elle était trop loin de lui. Il n’en avait rien à faire de cette vieille. Ç’aurait été différent si elle avait été plus jeune.
Et encore… Ce n’était même pas certain, car il était attiré par les femmes un peu rondes, et celle-ci était vraiment trop maigre. Et puis cet accoutrement, en plein midi, parmi tous ces jeans et ces robes légères. C’était d’un ridicule !
Le regard et le sourire de cette femme le dérangeaient. L’impression d’être retombé en enfance et d’avoir fait une grosse bêtise qui n’a pas échappé à l’adulte tout proche. C’était idiot. Il avait terminé ses études, il travaillait, il avait même lancé sa propre boîte. Celle qui le dévisageait avait quelques dizaines d’années de plus, et il se sentait coupable ? Coupable de quoi, en plus ? De se désaltérer avec une bonne bière ? D’avoir roulé au fond de sa poche sa cravate de jeune loup aux dents longues ? Il ne devait pas oublier de la renouer autour de son cou avant d’aller à son rendez-vous…
Il porta sa bière devant ses yeux. Le soleil se reflétait dans la transparence du verre. La vie s’ouvrait à lui. Il était le maître du monde… Et ce n’était pas cette vieille peau qui allait lui gâcher son plaisir.
Les yeux étaient toujours posés sur lui.
Mais que lui voulait-elle ? Le draguer ? Il était beau-coup trop jeune pour elle. à moins que… Mais non : il n’avait absolument pas l’air d’un gigolo ! Ça ne se déplace pas avec un attaché-case, un gigolo. Ça a des bagues à tous les doigts, les cheveux gominés… Enfin, il le croyait…
Elle voulait peut-être lui fourguer de la drogue ? Mais elle n’avait rien d’un dealer, et l’établissement semblait bien tenu. Le patron ne devait certainement pas tolérer ce genre de trafic. Il se rappela avoir lu que, parfois, un pépé ou une mémé dealait pour arrondir ses fins de mois. Mais on ne se livrait pas à ce genre de trafic en pleine journée, en grande tenue et maquillée comme une voiture volée… Là, il exagérait : le maquillage était plutôt discret… Oh ! que cette bonne femme l’énervait !
Il posa sa bière, s’éloigna du comptoir et bouscula un garçon qui revenait de la terrasse, le plateau rempli de verres vides. Il bredouilla une excuse et, sans trop savoir pourquoi, demanda où se trouvaient les toilettes. Le serveur prit le temps de déposer son plateau avant de se retourner et de désigner une porte basse dans le fond de la salle.
– C’est écrit, Monsieur, en grand. Il suffit de lire.
Il rougit. Ce type le prenait pour un gamin, ou quoi ? Et elle ? Il n’osa pas la regarder, mais jeta un coup d’œil au miroir. Cette potiche n’avait rien perdu de la scène, et son sourire s’était accentué… Battre en retraite. Vite ! Se faire tout petit, rentrer sous terre ou, plutôt, foncer vers cette porte basse, vers les toilettes, l’ultime refuge… Mais avant ça, récupérer l’attaché-case laissé près du comptoir. Ce serait un comble s’il perdait les documents nécessaires à son rendez-vous !
La porte ouvrait sur un escalier étroit. En bas, un réduit avec un lavabo et une autre porte. Il la poussa et se traita d’idiot. Il aurait mieux fait de boire rapidement son verre et de quitter la brasserie. Il se retrouvait maintenant dans des toilettes où il n’avait ni l’envie ni le besoin d’aller. Et puis, il lui faudrait remonter. Il avait l’impression que tous les regards seraient braqués sur lui lorsqu’il arriverait en haut de l’escalier. C’était stupide : les gens avaient autre chose à faire que de s’occuper d’un type descendu un peu trop rapidement au petit endroit en emportant une valisette noire. Il devait se ressaisir. Dans quelques minutes, il rejoindrait les autres clients, ignorerait cette vieille peau et boirait enfin cette bière qui le faisait saliver… à moins que celle-ci ne soit vraiment trop tiède et, surtout, plate… Mais il commanderait un autre verre, voilà tout ! Ce n’était pas bien compliqué… Quoique le garçon pourrait se demander pourquoi il n’avait pas bu le premier…
Il resta debout, dos contre le chambranle et attaché-case entre les jambes. Il devait se calmer. Dans quelques instants, il remonterait dans la salle, et la vieille n’y serait plus. Tout était sous contrôle, il devait s’en persuader.
Un bruit de pas l’alerta. Il se retourna, poussa la porte contre laquelle il s’était appuyé et se retrouva devant le lavabo.
Elle descendait l’escalier !
Il agrippa son attaché-case, le serra contre lui, se colla contre le mur pour la laisser passer et baissa les yeux pour ne pas croiser son regard. Les chaussures noires de la femme s’arrêtèrent devant les siennes, et il sentit une main lui agripper le bras. Il continua à fixer le sol.
–
Somigli a figlio mio, caro1
.
Il ne répondit pas, secoua le bras pour desserrer l’étreinte qui s’était faite caresse et se précipita dans l’escalier, l’attaché-case toujours blotti contre lui. Il se retrouva dans la grande salle de la brasserie. Personne ne lui prêtait attention. Il en fut presque étonné. Il devait respirer un grand coup, calmer ce cœur agité au fond de sa poitrine, se diriger vers l’extérieur en prenant un air naturel, ne regarder personne et se convaincre que personne ne le regardait…
Le soleil qui l’accueillit sur la terrasse de l’établissement le fit cligner des yeux. Il resta un instant immobile avant de s’éloigner à grandes enjambées, profondément mal à l’aise.
Cette vieille peau ne s’était pas contentée de le caresser.
Elle lui avait fait une proposition !… Ce devait être une pute espagnole… Ou italienne…
Caro
, ça devait vouloir dire cher…
Et il n’avait pas bu sa bière !
Patrick Dupuis
Cette nouvelle a paru en plaquette dans le cadre de la Fureur de lire . On peut la télécharger au format PDF ici .
Depuis plus de dix ans, Patrick Dupuis se consacre totalement à la nouvelle. Il est une des chevilles ouvrières de Quadrature, maison d’édition belge dédiée à ce genre littéraire.
Écrire des nouvelles lui permet de se mettre dans la peau d’une multitude de personnes et l’autorise à changer souvent de lieux, de personnages, de points de vue, alors qu’il avance dans l’écriture à un train de sénateur.
Dernier recueil :
Passés imparfaits
(Luce Wilquin, 2012), d’où est tirée la nouvelle « Une brune tempérée ».