Vous avez longtemps cru aux bienfaits de la vieillesse. Vous avez accueilli avec grâce les années, le roulement des saisons, les articulations qui grincent, la lente marche du temps. Vous n’étiez pas inquiète – pas trop. Vous saviez que la pente monte, puis qu’un jour elle descend. Qu’on finit par dégringoler. Vous vous étiez faite à l’idée.

Mais quand le temps est venu, vous vous êtes retrouvée prise en étau entre les bords de votre solitude. Il était parti, l’homme de vos jours. Il vous avait dépassé la bague au doigt.

Elle était plus jeune. Même pas plus jolie, seulement moins ridée. Il n’avait pas peur d’elle. C’est ce qu’il vous a dit : Je te quitte parce que tu me fais peur.

Vous n’avez pas compris de quoi il avait peur. Vous avez compris qu’il aimait les poitrines plus fermes, et qu’il ne supportait pas d’être contrarié.

Un de perdu, avez-vous pensé. Vous avez attendu que dix autres fassent la file devant votre porte. Ce n’est pas arrivé.

Vos enfants vous ont dit : Il faut te changer les idées. Faire quelque chose de tes journées. Retrouver le goût.

Vous avez essayé le vin, et ça n’a rien donné.

Vous avez essayé la danse ; vous avez découvert le tango, où l’on rencontre parfois des hommes distingués. Parfois – et parfois pas. Souvent, les femmes s’assemblent comme elles peuvent au bout de quelques mesures, pour pallier le manque de testostérone sur la piste. Elles font semblant de s’amuser. Toute cette gaieté forcée vous a vite épuisée. Vous avez arrêté la danse.

Vos enfants vous ont dit : Pars en vacances, ça te fera du bien. Vous avez réservé un voyage organisé. Entre deux pannes de car et trois

arrêts pipi, vous avez découvert la Toscane. Vous avez rencontré un homme qui vous aimait beaucoup. Au retour, vous l’avez présenté à vos enfants. Ils étaient soulagés, et vous aussi.

Puis au bout de six mois, il vous a demandé de l’argent. Vous n’avez pas réfléchi deux secondes avant de lui donner. Deux semaines plus tard, il a remis le couvert. Ses demandes sont devenues pressantes et régulières. Ce sont vos deux fils qui l’ont foutu à la porte.

Vos enfants ont dit : Tu ne fais pas assez attention.

Vous avez fait attention. Tellement attention que vous êtes restée seule.

Vous sortiez, de temps à autre ; puis, le temps passant, vous ne sortiez plus. Les gens vous ennuyaient.

Vos enfants s’inquiétaient, quand ils avaient le temps. Ils étaient occupés : le travail, les enfants, le ménage, la vie. Votre fille vous appelait parfois le soir. Les autres soirs, vous alliez dormir tôt en espérant que la nuit avalerait votre angoisse. Le téléphone restait sur la table de nuit.

Mais l’angoisse grandissait. Avide de votre temps et de votre énergie, elle grignotait vos journées comme une souris sur une croûte de gruyère. Le médecin vous a donné des calmants, puis d’autres calmants. Vous avez compris que la vieillesse était une voie sans issue. Vous avez commencé à craindre les choses qui périssent, les feuilles, les papillons, les animaux écrasés au bord des routes, les cheveux que vous retrouviez par poignées entières sur le sol de votre salle de bain. Vous avez pensé : il faut que ça cesse.

***

Un jour, lors d’une de ces promenades dans les bois que le docteur vous avait prescrites pour calmer vos nerfs, vous êtes tombée sur une maisonnette branlante cachée par les buissons. Un tas de briques usées et une porte sortie de ses gonds. C’est la

curiosité qui a guidé vos gestes : vous avez poussé la porte. Et sauté à pieds joints dans l’ombre.

Les murs suintaient d’abandon et d’oubli. Un tabouret en bois couvert de poussière occupait un coin de la pièce. Sur une étagère, vous avez trouvé, abandonnée, la clé rouillée d’une porte qui ne fermait plus. Vous l’avez fait tourner entre vos doigts. Elle y a laissé des taches jaunes, qui vous ont bouleversée. Vous avez glissé la clé dans votre poche.

Pour le reste, la maisonnette était vide. L’atmosphère était lourde. Qu’est-ce qui avait justifié l’existence de ces murs-là ? Vous regardiez autour de vous, et les murs ne répondaient pas.

Et puis : un trou entre deux tuiles mal raccordées, un rayon de soleil qui passait par là, et les briques sombres brusquement baignées de lumière, exposées, fragiles, et la maisonnette vous a alors semblé un château de cartes qui ne tenait plus que par l’illusion du souvenir. Vous vous êtes, de manière soudaine et inexplicable, attachée à ces quelques mètres carrés où l’extérieur était devenu l’intérieur, et aux insignifiants secrets qu’ils avaient peut-être renfermés.

Les murs continuaient de se taire.

Vous avez pris la résolution de les faire parler : ces murs-là, et tous les autres. De soutenir, toute frêle que vous étiez, les efforts des lieux pour rester debout, pour ne pas disparaître, pour ne pas perdre leur place dans la mémoire du monde. Vous avez décidé d’empêcher l’oubli.

Vous les avez vus de vos yeux : les feuilles tomber, les papillons s’éteindre, la matière pourrir et la vie humaine prendre fin. Mais pas les murs, avez-vous pensé. Pour les murs – pour leur âme –, je peux faire quelque chose.

***

Vous êtes rentrée à la maison. Vous avez accroché la clé rouillée à côté de la porte d’entrée.

Dans votre calepin, le premier d’une longue série, vous avez écrit :

Maisonnette dans le bois.

Tabouret, du vide. Beaucoup de vide.

Murs en briques rouges.

Étable ? Atelier ? Mystère.

C’était votre première entrée.

Vous avez dessiné quatre murs et un toit, puis vous êtes allée vous coucher. Vous n’avez pas emmené le téléphone.

***

Vous avez lentement pris conscience de la décrépitude qui vous entourait : bâtisses délaissées, murs aveugles portant les traces d’une maison disparue, escaliers menant vers le vide. Le monde vous a semblé percé de cicatrices. Les lieux mouraient, et vous avec eux.

Et vous.

Et vous…

Les lieux abandonnés sont devenus votre deuxième maison : loin des zones habitées, vous cherchiez le vide dans le tissu urbain, le bout de campagne en friche, les pierres dont le silence protégeait une histoire. Vous chaussiez vos bottes et vous partiez à la recherche de l’oublié. Vous notiez dans votre carnet – puis dans un second, puis dans un troisième – chaque parcelle désertée qui croisait votre chemin. Vous preniez des photos, vous consigniez les détails de l’aménagement, les signes de la dernière occupation des lieux. La nuit tombait parfois sur vos gribouillis. Vous dormiez sur le sol des hangars, dans des fermettes, des entrées d’immeubles. Vous n’aviez pas peur.

Vos enfants se faisaient du souci. Vous balayiez leurs questions d’un revers de main : vous alliez bien. Vous étiez occupée. Ils fronçaient les sourcils.

***

Vos économies y sont passées. Vous preniez des trains, des avions, vers des lieux vidés de tout lien avec l’espèce humaine. Durant l’une de ces expéditions, en Turquie, vous avez poussé jusqu’à

Ani, à la frontière arménienne : le sait-on, qui le sait, qu’Ani a été durant longtemps la capitale de l’Arménie, que ses hauts remparts et ses dizaines d’églises rivalisaient avec les splendeurs de Constantinople ? Mais que, le temps passant, ses rues se sont vidées, ses habitants ont foutu le camp ; et puis qu’il n’est resté que la nature, ennuyeuse comme elle peut l’être, et ponctuée de loin en loin par une ruine dégringolée. Vous avez marché entre les ruines d’Ani. Vous avez tenté, de la pointe de vos pieds, de retracer les routes ; mais les routes étaient à jamais perdues. Alors vous vous êtes assise face à la rivière qui, elle, n’avait pas bougé. Et sans savoir pourquoi, vous avez pleuré.

Vous avez ramassé un peu de terre, quelques cailloux, vous les avez enfermés dans un sac. Entre les herbes folles, vous avez trébuché sur un bout de métal. Une clé ? Le métal était trop abîmé pour être identifiable. Pourtant, vous y avez vu un signe. Quelque chose en vous a été apaisé. Ani était morte, mais elle vous faisait un clin d’œil par-dessus les siècles : ne m’oublie pas. Perce mon mystère.

Une fois rentrée chez vous, vous avez accroché la clé au-dessus de la première, à côté de l’entrée. Puis vous avez glissé la terre dans un bocal, satisfaite de vous-même. Vous aviez trouvé votre nouvelle mission : mettre le monde en pots.

***

C’est sur les terres brûlées d’Amérique que votre passion s’est le mieux épanouie : cet espace immense, peuplé puis aussitôt abandonné, était à la mesure de votre mélancolie. Vous les voyiez, ces villes du Midwest tombées dans l’oubli à mesure que progressait la grande épopée américaine, égrenant maisons et cabanes le long du chemin entre une côte et l’autre. Vous les voyiez, ces baraques assemblées à la hâte, quelques planches clouées entre lesquelles s’infiltrait l’âpre vent des plaines. Ces hommes et ces femmes aux jointures figées par la poussière, tannés par la rude vie des pionniers. Vous les voyiez, les chapeaux, les fanfreluches dont ils se paraient les dimanches pour faire comme à la ville. Vous voyiez la grand-rue, qui est aussi

la seule, allée de sable arrachée au désert. Vous le voyiez, le saloon, son comptoir rutilant et sa triste estrade, sur laquelle grimpait parfois une chanteuse à la voix cassée. Et la banque, accolée au magasin qui vend tout, les œufs, les couteaux et les cordes, la poudre et la farine, lien ombilical entre le village au milieu de la plaine et ce que, faute de mieux, on appelait encore la civilisation.

Vous les voyiez. Vous les voyiez, et pourtant ils avaient disparu.

***

Vous ne croisiez plus vos enfants qu’entre un quai de gare et une porte d’embarquement. Non pas qu’ils vous reprochent vos envies d’aventure : ils s’inquiétaient, c’est tout. Ils s’inquiétaient de ce que la casanière que vous aviez été n’en finisse pas de prendre le large. Et pour aller où ?

Un jour, votre fils vous a dit : Pourquoi toujours les villes mortes ? Pourquoi pas les lieux vivants, maman ?

Vous l’avez trouvé terriblement bas de plafond.

Votre fille a voulu se mêler de votre prochaine expédition. Vous ne saviez qu’en faire : elle courait d’un côté à l’autre, un guide de voyage à la main, l’air affairé d’une ministre en goguette. Et vous, vous vouliez seulement capter la poésie, ramasser des cailloux, respirer le passé, caresser les murs, écouter le chant des voix oubliées.

Vous avez marché jusqu’à Gruorn, village du Jura souabe dans le sud de l’Allemagne. Ou plutôt souvenir de village : car en 1939, ses habitants ont été délogés pour laisser place à un terrain d’entraînement militaire. Les maisons – vous les imaginiez coquettes, simples mais bien tenues, à la manière allemande – ont été détruites, soufflées, écrasées, pour répondre aux besoins d’une armée ou de l’autre. Lors de votre visite, tout avait disparu, sauf l’église, le cimetière et l’école, rappelant timidement à la mémoire des promeneurs qu’en ces lieux délaissés des gens étaient nés, avaient appris à écrire puis avaient passé l’arme à gauche.

Votre fille, le front plissé, essayait de lire les rares panneaux explicatifs, et faisait de son mieux pour masquer l’ennui qui la gagnait : tout ça pour ça, alors qu’on aurait pu voir tant de belles choses. Vous vous êtes éclipsée, entre les tombes, à travers champs. Vous voyiez, tout autour de vous, des fantômes sortir de terre : des femmes graves portant sous le bras un panier de linge, tenant un enfant par la main, des hommes barbus, casquette vissée sur le crâne, des bébés rampant sur l’herbe humide, des petites filles qui jouaient à cache-cache dans les buissons. Vous voyiez les maisons, murs blancs et toits rouges, qui bouchaient l’horizon, qui grandissaient, se dilataient jusqu’à remplir tout votre champ de vision, un passé si présent qu’il vous donnait le tournis. Vous êtes tombée à la renverse.

Votre fille a mis près d’une heure à vous retrouver, la tête en sang, étourdie par le choc, incapable de vous relever. Elle pleurait, elle poussait les hauts cris. Elle vous a emmenée à l’hôpital.

À votre chevet, plus ébranlée que vous, elle vous a demandé : Maman, maman, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu veux te tuer ?

Maman, tout ça, c’est trop dangereux pour toi.

Maman, c’est fini les bêtises. Tu dois rentrer à la maison.

Le médecin, dans son français hésitant, a confirmé : Madame, maintenant, il faut rentrer à la maison. Vous n’avez plus la force.

Et c’était vrai : vous n’aviez plus la force.

***

Alors, comme le monde était trop grand et vos pieds plus assez rapides, vous avez commencé à fréquenter les centres d’archives, les bibliothèques. Vous farfouilliez dans des livres qui n’avaient plus pris l’air depuis des décennies, des histoires régionales, des albums photos conservés par hasard. Hôpitaux effondrés. Écoles délabrées. Châteaux abandonnés. Cimetières exhumés.

Votre maison s’est peu à peu transformée en musée. Les bocaux de terre, morceaux de bois, cailloux collectés au fil de vos voyages, vous

les avez étiquetés, rangés dans des vitrines. Les carnets consignant vos découvertes s’entassaient dans la bibliothèque, dans les tiroirs, sur l’escalier. Vous placardiez aux murs des coupures de journaux. Votre ambition était grande : vous vouliez rassembler tous les lieux oubliés de la terre entre vos quatre murs. Vous vouliez vous faire prêtresse du souvenir.

Vos enfants passaient parfois, s’obstinaient à ouvrir les fenêtres pour évacuer l’odeur de renfermé. Vous refusiez : C’est l’odeur du monde qui meurt, leur disiez-vous. Laissez-le reposer hors des courants d’air.

Ils s’affolaient. S’offusquaient de vos fantaisies. Disaient que vous perdiez la tête.

Sornettes, pensiez-vous. La vie était trop courte pour perdre du temps à les rassurer.

Vous n’en aviez plus pour longtemps. Deux fois déjà, vous aviez failli vous rompre le cou en trébuchant dans les escaliers.

La nuit dans vos rêves, vous entendiez leurs voix. Ils disaient : rejoins-nous. Rejoins-nous.

***

Il y a, sous la Manche, quelque part entre les côtes britanniques et les rives du continent, dans ce que les géologues appellent le Doggerland, une forêt qui dort. Elle ne fait que dormir, car le bois mouillé ne meurt pas tout à fait : et, au fond du fond, des troncs millénaires se laissent bercer par les courants.

À l’époque où l’Europe et les îles Britanniques ne faisaient qu’un, des humains ont vécu sur cette bande de terre, y ont mangé, dormi, grandi, fait l’amour. Ils ont cueilli les fruits des arbres qui languissent aujourd’hui au fond de la mer.

Le monde change. Les eaux bougent, les murs s’écroulent, les villes disparaissent, des peuples entiers sont engloutis. Et l’humain qui passe derrière se consacre tout entier à l’oubli.

Vous vous êtes crue passeuse : vous auriez aimé transmettre, faire voir ce que vous aviez vu, rappeler les histoires qui s’effondrent. Vous vous êtes vue comme la clé qui ouvrait la porte de la mémoire. Mais les gens ont horreur des choses qui périssent. Vous avez fini par réaliser : vous étiez une clé qu’on n’utilisait pas. Rouillée.

Alors, comme vous ne pouviez plus retenir à vous toute seule, de vos mains pleines d’arthrite et de votre dos usé, toute la charpente de la mémoire humaine, vous avez décidé qu’il était temps de rendre votre tablier.

Vous avez mis de l’ordre dans votre maison-musée, vos petites étiquettes, vos vieilles photos, vos clés cabossées. Et quand tout a été rangé et arrangé, vous avez verrouillé les portes et les fenêtres.

Vous avez enfilé votre manteau et, sans un regard, vous avez fermé la porte derrière vous. La clé de la maison pesait dans votre poche.

***

Vous mettrez le cap sur la mer. Quand vous serez au bord de l’eau, vous retirerez vos chaussures et glisserez vos pieds dans le sable, dont chaque grain vous survivra et survivra à tous ceux qui vous suivront.

Et puis vous jetterez la clé à l’eau. Vous enverrez au loin vos rêves de mémoire, les souvenirs entassés d’une trop vaste humanité. Peut-être, dans cinq ans, dans cinquante ans, la marée ramènera-t-elle la clé aux pieds d’un plagiste un peu rêveur. Peut-être reprendra-t-il votre flambeau.

Peut-être la clé sera-t-elle avalée par la mer.

***

Il ne vous restera alors plus qu’à avancer. Retrouver les bois que l’humain a perdus. Marcher là où d’autres ont marché, ont allumé un feu, ont fait grandir l’espèce ; avant, bien avant, avant que l’eau ne recouvre leurs pas et que leurs villages ne s’éteignent sans bruit. Marcher encore, sur vos petits pieds tordus. Marcher vers le fond des fonds. Doggerland. Quand vous ne pourrez plus respirer, c’est que vous serez arrivée à la maison.