Au carrefour à droite

Le Vieux vomit sa cuite de la veille dans le caniveau, à seulement deux rues de chez lui ; les genoux posés douloureusement sur le trottoir humide étiraient la toile de son pantalon mouillé par la pisse. Lorsqu’il eut fini, il s’essuya la commissure des lèvres du revers de la manche de sa veste trop fraîche pour la saison, sous l’œil amusé d’une corneille qui l’observait depuis un arbre voisin.

À l’est, le soleil annonçait déjà son arrivée en aveuglant de ses rayons roses les cirrus qui paressaient dans le ciel, tandis que, plus bas, le Vieux peinait à se remettre debout et offrait aux rares automobilistes le spectacle d’un bébé pataud qui s’efforce de se dresser sur ses jambes pour la première fois. D’une main, il peigna d’un geste lent ses cheveux gris et sales avant de reprendre sa route en zig- zaguant, la tête enfoncée dans les épaules. Sur l’arbre, la corneille bondit d’une branche nue à une autre et observa l’homme s’éloigner péniblement en butant de temps à autre sur une irrégularité du trottoir.

Le Vieux marqua une halte au coin de sa rue, immobilisé par un accès de nausée qui lui fit craindre une gerbe plus violente encore que la première, alors qu’une légère bruine se mit à tomber du ciel malade lui aussi. Il apercevait sa maison à la façade aux briques brunes et aux châssis en bois que l’hiver finirait de pourrir. Derrière la vitrine du garage d’occasions dont les voitures envahiraient bien- tôt le trottoir, surmontées de panneaux criards vantant leur prix ou leur kilométrage, le Vieux posa les yeux sur une 320d (année 2010 pensa-t-il) sur laquelle le chiffre 2500 avait été inscrit à la main sur le pare-brise, juste au-dessus d’une liste d’options qui lui fit impression. Il se pencha en avant pour poser ses mains rugueuses entre la vitre glaciale et son front, découvrant ainsi sa nuque sur laquelle ruisselèrent quelques gouttes de pluie qui vinrent s’échouer sur l’encolure d’un pull en grosse laine.

« Y’a pas d’doute », lança-t-il pour lui-même, éblouit par les jantes chromées de 17 pouces, la peinture noire métallisée et les courbes bourgeoises de la BMW. Il s’imagina aussitôt au volant du bolide, débarquant au café devant les copains ou déposant fièrement les enfants à l’école (et il estima que ce serait là une bonne occasion de commencer à les y conduire). Un violent mal de crâne le ramena devant la vitrine. Une jeune femme vêtue d’un jogging le dévisageait depuis l’autre trottoir, d’un air partagé entre crainte et dégoût à la vue du Vieux au froc souillé sus- pendu à ses hanches étroites – le clébard qu’elle tenait au bout d’une laisse tira un coup sec pour lui signifier qu’il en avait terminé et elle passa son chemin. Le Vieux haussa les épaules.

À l’intérieur, dans le showroom plongé dans le noir, il aperçut un homme de petite taille vêtu d’une simple salopette bleue, courbé sur le tuyau d’un aspirateur industriel qu’il baladait sur le béton nu à la lueur d’une lampe qu’il portait sur le front, au milieu d’une tignasse rousse. Le Vieux frappa sur la vitrine du plat des deux mains – faisant trembler au passage les vitres d’à côté. « Il entend rien avec l’aspirateur. » Concentrant tous ses efforts et avalant sa nausée, il se mit à crier : « Hé ! Hé ! J’veux la BM noire. Hé, j’suis là, ouvre. » Le petit roux à la salopette bleue se pencha pour arrêter l’aspirateur et posa les yeux sur l’excité. Le Vieux suivait tous ses mouvements des yeux grâce au petit halo de lumière blanche planté sur sa tête. Puis, quand la lumière se fixa sur lui, il reprit : « Ouvre-moi. J’veux la BM. La noire, là (il désigna la berline d’un doigt qu’il tapotait sur la vitrine) ». Il était suspendu à la réaction de la lumière blanche et, dans l’aube naissante qui s’étirait derrière lui, il fronça les sourcils pour mieux distinguer la silhouette filiforme plantée entre deux voitures, le tube annelé à la main. Le roux lui adressa un doigt d’honneur avant de remettre l’aspirateur en marche. « Enfoiré », lâcha doucement le Vieux en s’éloignant sous le sifflement à peine perceptible de la machine, tandis qu’un cercle blanc balayait le sol en même temps que l’aspirateur et que, plus loin, les arbres frissonnaient pour libérer des nuées de feuilles dorées qui s’échouaient à leur pied au terme d’un vol chaloupé.

Le Vieux se dirigea vers sa maison, ahanant, et, lorsqu’il y parvient, enfonça sèchement la porte d’entrée qu’il claqua derrière lui. Il tâtonna le mur de la paume de la main à la recherche de l’interrupteur. Lorsqu’il l’eut trouvé, une lueur blafarde éclaira le salon ; la grande télévision LED occupait tout un pan du mur mitoyen, juste à côté des cadres photo en bois verni. Le papier peint virait au jaune et, dans un coin, près du plafond, il tirait sa révérence, recroquevillé comme un immense copeau de bois sous l’action d’un rabot. Au milieu de la pièce trônait une petite table basse dont l’un des pieds avait été rem- placé par un chevron, ce qui lui conférait un air infirme et désolant ; dessus se trouvaient un Tupperware rempli de tabac, un paquet de tubes de cigarettes bleu et blanc et une machine à rouler en plastique. Sur le sol, une poupée aux yeux grands ouverts agonisait aux côtés d’un camion de pompier qui avait perdu son échelle ; plus loin deux canettes de Maes difformes se tenaient compagnie, au pied du canapé vert qui accusait le poids des ans avec ses coussins affaissés et son cuir craquelé. Le Vieux traversa la pièce en laissant derrière lui des empreintes humides sur le carrelage blanc. Dans la cuisine, il ouvrit le frigo et l’ampoule mit au jour l’évier débordant de vaisselle entassée là pêle-mêle ; au sommet de la pile, une casserole, au fond de laquelle gisait un reste de pommes de terre brûlée, puis des assiettes et des couverts. Deux verres patientaient sur la table rectangulaire installée au milieu de la pièce. Sur la cuisinière au gaz, un plat en pyrex éméché se reposait et, dessous, la bonbonne sur laquelle était posée la friteuse.

Le Vieux ferma le frigidaire dans un râle étouffé par sa barbe qui le grattait, et les clayettes en verre sursautèrent à l’intérieur. L’escalier en bois craqua derrière lui et, lors- qu’il se retourna, il vit descendre un à un Héléna, l’aînée de onze ans, vêtue d’un simple t-shirt blanc qui lui tombait sur les genoux, et, dans ses bras fins, Lorenzo, toujours porteur de ses habits de la veille et dont la grosse tête blonde reposait sur l’épaule de sa sœur. Derrière enfin, Célia peinait dans la pente raide et cherchait appui sur les murs. Héléna adressa un sourire forcé à son père et déposa son petit frère sur le vieux divan, en prenant soin de le caler avec trois coussins. Ensuite, elle fit rouler un petit poêle au pétrole qu’elle planta au milieu de la pièce et qui se mit à ronronner. Célia suivait, l’avant-bras devant les yeux et le pouce en bouche. Elle s’assit au pied du chauffage. « Il est l’heure pour l’école », fit Héléna à son père qui observait dans un état second, appuyé contre le frigo, sa fille sortir deux bols d’une armoire pour y verser des Kellogg’s. Le plafonnier illuminait sa peau d’ivoire et ses cheveux foncés noués dans la nuque, et ses petites épaules en pointe saillaient sous son t-shirt. Ses pieds nus allaient et venaient entre la cuisine et le salon pour y déposer les bols et les verres et le biberon de Lorenzo.

« On va bientôt avoir une voiture », déclara solennellement le Vieux d’une voix enjouée à l’excès. Héléna se planta devant son père, une bouteille de Coca à la main, et leva la tête sur lui et sa grosse barbe et ses cheveux gris.

– Une voiture ? Quelle voiture ? répondit-elle (elle pinça les lèvres et mima une moue intriguée).

– Une BM. Noire. Tu verras bientôt. J’vous déposerai à l’école avec, indiqua le père en hachant les mots sous les assauts de la nausée qui lui infectait la bouche.

– Et tu f’ras comment, papa ? Pour les sous et tout ça j’veux dire.

– T’occupes. Fais manger ton frère et ta sœur. Et tu verras bien.

Le Vieux s’avança en titubant vers les escaliers et il gagna sa chambre. La lumière du jour filtrait déjà à travers les minces tentures à fleurs tirées devant la fenêtre. Il se fraya un chemin entre une pile de linge sale et un petit vélo à trois roues et se débarrassa de sa veste qu’il envoya voler. Une pièce de monnaie s’échappa d’une poche et rebondit sur le mur avant de retomber en silence sur la moquette verte. À l’extérieur, les voitures filaient déjà dans la grisaille. Le Vieux s’affala dans son lit tout habillé ; à ses côtés, Cindy, allongée sous l’édredon synthétique, grommela quelque chose qu’il ne comprit pas.

Les filles finissaient de grignoter leurs céréales devant un dessin animé et le bébé tétait goulûment son biberon de lait, la tête en arrière contre la poitrine de sa sœur. Lorsqu’ils eurent terminé, Héléna prit Lorenzo dans les bras et grimpa les escaliers délicatement. Elle marqua un arrêt sur le pas de la porte et, avec précaution, zigzagua sur la moquette. Lorsqu’elle fut près du lit, elle installa son petit frère entre les deux adultes. Le Vieux se retourna vers le mur et fit grincer le sommier.

Dans sa chambre, dans le jour naissant qui guidait ses mouvements, elle prit deux pantalons posés au sommet d’un tas de vêtements qui traînait sur le sol, puis des culottes et des chaussettes dans le premier tiroir d’une grosse commode en MDF blanc. Elle s’empara machinalement de pulls et de t-shirts dans la garde-robe dont l’une des portes était branlante. Sur les étagères, les linges étaient jetés pêle-mêle, sans logique apparente, et formaient des tas difformes. Une chemisette bleue dépliée pendait dans le vide, seulement retenue par une manche coincée entre deux vêtements. Héléna remua une pile de la main droite. Elle tentait vaguement de discerner les couleurs et grimaçait en pinçant les lèvres. Dans la pièce d’à côté, le sommier grinça à nouveau.

Héléna habilla sa petite sœur qui se laissait guider, roulait sur un côté puis l’autre, relevait la tête, la laissait retomber en tentant de garder ses yeux sur l’écran de la télévision. Elle fourra ensuite deux paquets de chips et une bouteille de Coca dans son cartable et dans le petit sac à dos rose de Célia. À l’étage, le Vieux s’était mis à ronfler et à rêver ; un rêve dans lequel il taillait la route à bord de sa BMW.

À son réveil, la pièce était bercée d’une lumière grise. Il roula dans le lit et s’étendit sur le dos, le corps en croix, et tâta du bout des doigts le creux que formait le matelas à ses côtés. Il se passa ensuite la main sur le visage pour remettre de l’ordre dans ses souvenirs. Lorsqu’il se leva, il baissa les yeux sur son pantalon et l’auréole qui s’était formée le long de sa jambe droite. Il soupira et haussa les épaules, et se dirigea vers l’escalier en bois.

Les coudes plantés sur la table de la cuisine, il observait Cindy occupée de changer Lorenzo qui se débattait joyeusement en émettant des gazouillis, entre le cendrier et les restes du déjeuner abandonnés là par Héléna. « C’est une occasion en or. Y a l’airco, des jantes de 17, une radio MP3. Le gars doit pas s’y connaître pour la vendre à c’prix-là. » Cindy remit en place une longue mèche de cheveux noirs qui pendait devant ses yeux. Elle dévisagea le Vieux, sa mine grise et ses joues rouges.
« T’es rentré tard », observa-t-elle. Le Vieux reprit, comme s’il n’avait rien entendu, le regard dans le vide : « Frotte sa bouche avec une lingette. Il est tout cras. T’imagines, ça fait dix ans qu’on n’a plus de bagnole. Prendre le bus et tout ça ou marcher sous la pluie, moi j’en ai marre. (Il leva les yeux sur Cindy qui avait redressé le bébé. Puis, il ouvrit une cannette de bière et bût à grandes gorgées.) On pourrait déposer les filles à l’école avec, et le week-end, on tirerait tout droit à la mer et... »

« Et t’as dû rêver. » Cindy le coupa sèchement et poursuivit en reposant le petit dans le maxi-cosy posé sur le carrelage. « T’étais plein et t’as dû rêver. Une voiture comme ça à c’prix là, ça existe pas. En tout cas pas pour les gens comme nous. (Elle prit une mine affligée.) Et puis, on va la payer comment ? Et les assurances et les plaques ? T’as pensé à tout ça ? »

Elle s’assit face à lui et berça nerveusement Lorenzo d’un geste du pied, avant de prendre une cigarette posée sur la nappe. Le Vieux l’observait tandis qu’elle tapotait le bout de sa clope sur la table. Il releva ensuite la tête sur ses petits yeux bruns enfoncés dans leurs orbites que surplombaient d’épais sourcils noirs.

« J’vais la payer à crédit. Et j’mettrai l’assurance au nom d’un copain pour payer moins. On a assez pour rem- bourser au début. Et après j’travaillerai et ainsi j’gagnerai d’l’argent pour rembourser l’reste. »

Cindy le dévisagea d’un air suspicieux en portant la cigarette à sa bouche. Tchic. Tchic. Elle fit rouler la molette du briquet. Le Vieux se rendit compte de la manière dont elle l’observait et poursuivit. Tchic. Tchic. « De toute façon, ça coûte rien d’aller voir et tu verras bien. » Une petite flamme orange jaillit face à la cigarette dont l’extrémité rougeoyante laissa échapper une longue larme grise. « OK, on va aller voir. C’est pas loin et ça nous f’ra une sortie en plus. »

« Et t’imagines, avec ça j’pourrai chercher du boulot et j’me f’rai engager plus facilement parc’ que j’présenterai mieux. T’imagines pas encore comment ça va tout changer. On ira déposer les enfants à l’école (il supposa qu’il s’agissait d’un argument de poids et insista bien sur chaque mot). On pourra aussi aller au ciné à deux. T’imagines ? Tu nous vois nous garer sur un parking plein d’bagnoles avec une caisse comme ça ? » Et le Vieux s’emportait et souriait et Cindy vit scintiller une étincelle dans ses yeux pâles.

Le Vieux pressait le pas devant, suivi de Cindy, courbée sur la poussette de Lorenzo, arrosés par une pluie glaciale et escortés par quelques feuilles mortes qui claquaient des dents et que poussait fébrilement le vent de novembre.

« Ah, tu vas voir qué bagnole. Tu vas en tomber amoureuse. J’devrais p’tet’ même me faire du souci tiens », et il se retourna, le sourire aux lèvres, sur Cindy et sur la poussette qui cliquetait sur les dalles disjointes du trottoir. La voyant à la peine, le Vieux ajouta : « Allez courage, c’est juste là », en désignant le garage de l’index. « En plus, c’est sûrement une des dernières fois qu’on marche ».

Sept ou huit voitures étaient rangées devant le garage, sous l’œil austère d’une guirlande de fanions bleus tendue entre la façade et une hampe au bout de laquelle claquait un drapeau, bleu lui aussi. Les capots et les toits lustrés étaient ornés de pancartes jaunes qui promettaient toutes en lettres rose vif des prix imbattables et un faible kilométrage. Les panneaux s’étiraient dans un sens, puis dans l’autre, au gré des rafales de vent, seulement retenus par leur aimant posé en contact avec la carrosserie. La BMW noire trônait au milieu des autres voitures et offrait son plus beau sourire aux passants et aux chats errants. Sa calandre et ses jantes chromées en imposaient à ses voisines, et ses jupes latérales façon sport et ses lignes fluides rendaient les autres jalouses.

Le regard du Vieux s’embrasa à sa vue. « Regarde, regarde. Tu vois, j’t’avais pas menti, hein », lança-t-il à sa femme qui arrivait, essoufflée et les joues empourprées. Cindy fut aussi instantanément charmée par l’Allemande qui clignait de l’œil et qui souriait à son attention. Elle planta la poussette devant la voiture pour s’en approcher sans être encombrée. Seuls les yeux et la bouche de Lorenzo émergeaient d’une grosse couverture jaune garnie d’étoiles bleues, et le petit se démenait sur un biberon de Coca, complètement indifférent à l’excitation de ses parents. Un frisson parcourut le dos de Cindy lorsqu’elle posa sa main sur la carrosserie et, chez elle aussi, les images défilèrent (elle, assise derrière le volant ; sans les gosses ou avec eux ; le Vieux au volant et elle à ses côtés, une main posée sur la cuisse de son homme).

– Tu vois, hein ? Regarde sur le pare-brise : 2500 euros, dit-il, frénétique ; un immense sourire le défigurait, ses pommettes rouges remontaient vers les oreilles ; les rides qui se formaient sur son front figuraient un accordéon et sa bouche béante laissait entrevoir des dents jaunes de tabac.

– Ouais, t’avais raison. On peut quand même pas laisser passer ça. Y a même un MP3 et...

– Et les sièges chauffants et le cuir, enchaîna le Vieux.

– Et le GPS intégré, reprit Cindy.

Les deux énumérèrent ensuite toutes les qualités de la voiture sans y trouver le moindre défaut. Lorenzo poussa un cri strident lorsque son biberon lui échappa des mains et roula dans le caniveau. Cindy le ramassa machinale- ment pour aussitôt le tendre d’une main distraite au bébé.

Le vendeur leva un œil sur la porte lorsque la sonnette retentit au passage du couple et de la poussette que le Vieux laissa aux bons soins d’une Peugeot 206 Roland Garros vert bouteille qui montait la garde à l’entrée. L’homme laissa tomber son magazine sur la table en verre trempé pour se diriger vers eux d’un pas souple, les mains dans le dos occupées à replacer les pans de sa chemise dans son pantalon, et en inspectant l’air pitoyable du barbu en jogging qui portait une veste maculée de boue trop légère pour la saison, et de la brindille perchée sur des bottes cuissardes à talon haut habillée d’une longue doudoune bordeaux.

« Bonjour », fit le vendeur d’un air faussement enjoué qui fit tiquer Cindy,
« Je peux vous renseigner ? »

Le Vieux et Cindy se regardèrent, chacun attendant que l’autre parle en premier. Et le Vieux fit une grimace lorsque son mal de tête – qui s’était fait discret jusque-là – lui décocha un uppercut par surprise.

– Vous recherchez une voiture ? enchaîna l’homme comme il n’obtenait pas de réponse, en se passant une main sous le menton.

– En fait, on vient pour la voiture devant. La BMW noire qui a tout c’qu’i’ faut, répondit Cindy d’un air gêné.

– Celle à 2500 euros, précisa le Vieux, dans l’éventualité où le vendeur ne voyait pas de quelle voiture elle parlait.

– Ah, oui. Je vois laquelle bien sûr (il cligna de l’œil sans que le Vieux et Cindy sachent à qui il était adressé).

– Une superbe voiture n’est-ce pas ? Comme le dit Madame, elle a tout ce qu’il faut. Vous voulez que je vous la montre ?

Bientôt, le couple se retrouva assis à l’avant, effleurant de la paume des mains le cuir des sièges et pressant du doigt les boutons de la console centrale. Le vendeur – il leur avait demandé de l’appeler Marc – les observait en tapant la pointe du pied sur le trottoir et en se demandant s’il avait le temps d’allumer une clope. De temps à autre, entre les « Wouah, la place », et les « Hé, t’as vu ça ? », il jetait un œil dans le showroom, vers Lorenzo qui braillait.

– On la prend.

– On la veut, lança le couple en chœur.

De retour au showroom, le Vieux demanda, enjoué : « Bon, on paye comment ? » Le vendeur passa la langue sur la lèvre supérieure et se gratta l’arrière du crâne avec le poignet. « Oui, en parlant de ça... » Le Vieux le coupa : « J’peux vous apporter les sous tantôt et pendant c’ temps-là, vous préparez les papiers ». Il parlait vite et sa bouche était à sec.

– Justement, mmmhoui, les 2500 euros, c’est l’acompte vous voyez, annonça Marc les deux mains tendues devant lui comme s’il portait une grosse soupière invisible.

– Mais, et c’qui est écrit sur l’pare-brise ? demanda Cindy d’un air dépité.

– Et bien c’est l’acompte Madame. En fait, la BM est à 25 000 euros. Les 2500 c’est l’acompte.

Cindy baissa les yeux puis les posa sur le Vieux qui regardait ses pieds en reniflant. Marc lança un regard amusé au petit roux qui venait d’entrer dans la salle.

« C’est quoi votre budget ? », demanda Marc en bon vendeur (il adressa un clin d’œil au petit roux). Il n’attendit pas la réponse et se plaça entre eux. Dans son bureau, le téléphone sonnait. Il les regarda l’un après l’autre, puis il étendit ses bras et les prit par l’épaule et les serra tout contre lui, reniflant au passage l’odeur de tabac froid qui imprégnait leurs vêtements, pour les mener vers le fond du showroom. Le Vieux et Cindy se laissèrent guider. Marc pencha doucement la tête vers Cindy : « J’ai quelque chose pour vous », puis vers le Vieux : « J’ai vraiment ce qu’il vous faut », comme s’ils étaient désormais intimes. Le vendeur les lâcha à hauteur d’une Renault Mégane break rouge, et la première réaction du Vieux fut de se dire que ce n’était même pas un modèle récent. Il tenta de le faire savoir :
« Heu... », mais Marc y alla de tout son savoir-faire : « Non, non, ne dites rien avant d’avoir bien regardé. C’est ça qu’il vous faut vraiment. Regardez la place à l’intérieur (il ouvrit une portière à l’arrière et Cindy se pencha vers la banquette recouverte de tissu gris. Il la referma immédiatement sans même y faire attention et ouvrit le coffre). Vous avez vu la place là-dedans ? Il y a de la place pour la poussette et pour les courses en plus, et même pour les bagages. C’est le plus grand coffre de sa catégorie. Vous pourriez même vous mettre tous les trois dedans et faire un pique-nique », dit-il en riant. Il passa ensuite en revue une liste d’équipements – dont la plupart était de série mais qu’il présenta comme autant d’options – et poussa le Vieux derrière le volant en l’invitant à régler le siège (« Vous voyez le confort ? ») avant de concentrer ses efforts sur Cindy qui venait d’enlever sa doudoune. Il l’attira à l’écart et elle put sentir son parfum chaud, et admirer ses dents blanches et parfaitement alignées (considérant sa propre dentition, elle se força ensuite à garder la bouche fermée), tandis que Marc détaillait comment cette voiture allait changer sa vie, et elle contemplait son teint halé et ses fines lèvres, ses cheveux parfaitement coiffés d’un air faussement négligé, même si elle remarqua un début de calvitie aux extrémités du front. Petit à petit, elle se rallia à ses explications et se laissa gagner par les promesses du vendeur, et un petit sourire timide apparut sur son visage tiré lorsque le Vieux les rejoignit en poussant Lorenzo.

– T’sais, elle est vraiment chouette aussi cette voiture.

– Et elle est beaucoup plus pratique que la BM, fit-il sagement, en s’attendant à se faire envoyer balader par sa femme.

– Et elle est moins chère et ce s’ra plus facile pour trans- porter les enfants et on s’tracassera moins s’ils la salissent et tout ça, ajouta Cindy d’un air enjoué.

Tous les deux finirent par se convaincre et se laissèrent gagner par une spirale d’excitation qui fit rayonner leur visage. Ils conclurent même que l’Allemande possédait trop de défauts.

« Elle est à combien ? », demanda le Vieux en courbant les épaules. Un bruit sourd leur parvient depuis l’autre côté de la salle ; le petit roux venait de déposer une rame de papier sur la table de la salle de réunion. « Écoutez, normalement elle est à 8000 mais je vous la laisse à 7750. Pour m’excuser pour le malentendu sur la BMW. » Le Vieux soupira et Cindy posa une main molle sur la poignée de la poussette. « C’est qu’on n’a pas tout c’t argent », objecta le Vieux. Cindy, déçue, fit la moue. « Je vous laisse y réfléchir un instant », dit-il en s’éloignant. Mais déjà, il revenait sur ses pas, prêt à porter le coup de grâce. Sa technique était rodée et il le savait. Il prit un air faussement désolé :
« Excusez-moi de vous interrompre, mais voilà, je vais faire un geste car vous avez l’air de gens biens. Et je m’en veux pour la BM. Mais... voilà c’est vraiment un cadeau que je vous fais ». Il se pencha vers eux et, sur un ton plus bas : « Je vous la fais à 7500 avec le plein ». Et il sut au regard des deux autres que la partie était gagnée.

Le poêle au pétrole ronronnait à côté du Vieux qui éclusait sa troisième chope, couché dans l’antique canapé, les pieds croisés sur un accoudoir. Au-dehors, le soir avait déroulé son long ruban noir par-dessus le toit des maisons. Cindy se tenait assise en tailleur au pied de la table basse, le visage seulement éclairé par le faible halo bleuté que projetait la tablette.

Héléna descendit l’escalier prudemment après avoir couché Lorenzo dans le lit cage installé entre les matelas des filles. Elle rejoignit Célia qui faisait rouler le camion de pompier sans échelle sur la table de la cuisine et entraîna sa petite sœur vers la porte d’entrée. Cindy détourna la tête d’un air distrait en direction des enfants.

– Vous allez où ? demanda la mère.

– On va manger, répondit la jeune fille dans un murmure.

– Traînez pas, hein, ordonna le Vieux sans tourner la tête et il alluma une cigarette.

– Oui papa. On revient vite, fit Héléna.

– Oui papa, fit Célia.

Héléna enfila un manteau rose à sa petite sœur, un manteau rose sur lequel était cousu, à hauteur de la poitrine, un cheval lancé au galop. Elle ajusta ensuite un bonnet et une écharpe noirs à Célia avant de se vêtir d’une simple veste en jeans d’un bleu clair. Lorsqu’elle ouvrit la porte, le Vieux insista :
« Traînez pas hein. Et demain pas d’école, on va tous chercher la voiture. Tous les cinq. Comme ça, on ira l’essayer. » Cindy acquiesçait tout en faisant glisser son doigt en gestes saccadés sur l’écran de la tablette. Héléna baissa les yeux et souffla : « Oui papa », avant d’attraper la main de sa petite sœur et de l’entraîner dans la nuit. Elles remontèrent la rue à petits pas et virèrent à droite vers la nationale. Les lampes au sodium assistaient à leurs pérégrinations et reflétaient leur petite ombre aux pieds des enfants. Célia suivait, la tête enfoncée dans le col de son manteau et les mains repliées dans les manches. Elles traversèrent la Grand-route après le passage d’un bus qui projeta une gerbe d’eau derrière lui. Un jeune homme coiffé d’une casquette bleue assis sur la banquette arrière se retourna pour suivre des yeux les fillettes qui entraient déjà chez Yanis. Au loin, un klaxon se fit entendre, suivit de près par la plainte d’un vieux diesel froid qui montait dans les tours.

Les sœurs se faufilèrent parmi les clients qui patientaient en ordre dispersé devant le comptoir-frigo éclairé par un néon. Elles trouvèrent une petite table carrée sur laquelle se trouvait encore un plateau, et sur celui-ci quelques frites éparpillées et une bouteille d’eau vide. Héléna prit Célia sous les épaules et la souleva délicatement et la posa sur la chaise noire. Machinalement, elle ôta le manteau, l’écharpe et le bonnet de sa sœur qu’elle posa sur le dossier. « J’ai faim », gémit la petite. A côté, trois hommes en bleu de travail mâchaient un dürüm et levaient la tête vers la télévision fixée en haut du mur, face à l’entrée, qui retransmettait une émission de télé-réalité. « Je sais, je vais aller chercher à manger », répondit la grande. Héléna s’empara du plateau abandonné et gagna le comptoir où elle le déposa, au-dessus de la pile, avant de rejoindre la petite table carrée et Célia désormais à genoux sur la chaise trop grande.

Yanis les remarqua en tendant un hamburger-ketchup-crudités à un gars massif vêtu d’un costard gris dont les manches, trop longues, tombaient bien au-delà des poignets. Le fritier pria le couple qui suivait de patienter un instant, contourna le comptoir-frigo et traversa la salle pour rejoindre les fillettes d’un air dégoûté. Il se planta devant elles et posa les mains sur les hanches. « Vous êtes encore là les filles ? », dit-il de sa voix rauque. Il détourna le regard lorsque la porte claqua derrière lui et qu’un groupe de femmes entra dans un grand éclat de voix. Les sœurs levaient les yeux sur lui, suspendues à la suite. Lorsqu’il les regarda de nouveau, Célia baissa la tête et Héléna déclara : « Oui. On voudrait manger ». Et après deux secondes : « S’il-te-plaît ».

– Papa et maman sont pas là ?

– Non. (Héléna baissa les yeux vers sa sœur et fit rouler sa langue sur son palais.) Ils sont à la maison. Ils sont en train de ranger.

– Ah, fit Yanis en haussant ses épais sourcils noirs. Bon.

La salle était maintenant remplie et les néons bourdonnaient au-dessus d’elles et du brouhaha formé par les conversations et les éclats rire des clients tout autour. La buée sur les vitres perlait en petites gouttes sur le bas des châssis. Célia frotta le carreau d’une main molle pour observer le trafic sur la nationale. Yanis déposa un plateau brun entre les deux sœurs ; des frites fumantes débordaient d’un petit ravier en plastique blanc posé sur une feuille en papier recyclé. Héléna saupoudra une poignée de sel et avança le plateau vers sa petite sœur. «Tiens, mange d’abord toi.» Et elle lui adressa un sourire bienveillant et plein de bonté, un sourire de petite maman qui n’a rien d’autre à donner.

Le repas terminé, Héléna essuya la bouche et les mains de sa sœur, puis les siennes, à l’aide d’une serviette posée sur le plateau, avant d’habiller Célia. Elles sortirent comme elles étaient entrées. Quelques tables plus loin, des clients baissaient des yeux gênés sur leur repas.

La petite famille formait une colonne misérable qui remontait la Grand-Rue, le Vieux en tête, suivi de près par Cindy. Derrière, Héléna poussait Lorenzo, et Célia s’agitait quelques mètres plus loin encore, sautillant à cloche-pied d’une dalle à une autre, un chien en peluche à la main.

La pluie avait cessé et le soleil tentait une timide percée ; le disque se dévoilait entre deux nuages et alors le vent tomba et tout fut tranquille.

« On va aller boire un coup au café. On a rendez-vous que dans deux heures. On a ’cor le temps », dit le Vieux en se retournant sur Cindy qui acquiesça machinalement.

Aux Quatre Bras, le Vieux demanda à Freddy de servir les copains et sa femme et les enfants pour fêter l’achat de la voiture. « J’ai fait une affaire en or j’vous dis. Un break à c’prix là ça arrive pas deux fois. Ah ! ça va nous changer la vie. J’ai failli prendre une BM mais c’était pas pratique avec les gosses et tout. J’l’ai bien eu l’vendeur. Avec ses options, elle vaut 2000 de plus mais j’ai bien négocié. Non, la BM c’était pas pour moi. Pt'êt’ quand les enfants s’ront plus grands. J’sais pas, on verra », expliqua le Vieux lors de la première tournée, puis encore une fois lors de la seconde et ensuite à l’arrivée de chaque nouveau client.

Les copains étaient sincèrement contents pour lui, et pour eux, et pour leur vie qui allait bientôt changer grâce au boulot que le Vieux décrocherait grâce à sa voiture, et les copains y allèrent donc aussi de leur tournée. Attablée près de la porte vitrée, Cindy plaisantait avec l’un ou l’autre en berçant la poussette d’avant en arrière, lorsque Lorenzo ouvrait un œil ou manifestait un signe d’impatience. Deux hommes en blouson de cuir réclamèrent de la musique en criant et Freddy alluma la stéréo sous les applaudissements des autres.

Héléna et Célia, après s’être penché sur le billard pendant près d’une heure (elles envoyaient valser les boules de la main en tentant d’atteindre les trous), s’assirent dans un coin pour contempler le Vieux bras dessus bras dessous avec Cindy et les copains, leur visage rouge et gonflé ; et Freddy qui alignait les verres sur le comptoir en stuc, la mousse qui dégoulinait sur les cartons posés dessous les chopes et sur le tapis vert déroulé devant les pompes ; et Gamin qui engloutissait la monnaie dans le Bingo qu’il malmenait à coup de hanche pour infléchir la course pataude des boules métalliques ; et plus loin encore, José qui ruminait les yeux plongés dans sa Leffe et la tête appuyée sur une main.

Une nouvelle heure s’écoula. Héléna changea la couche de Lorenzo, allongé sur le manteau de sa sœur qu’elle avait déposé sur une table, puis essuya les plaintes de Célia qui commençait à avoir faim. Son propre estomac réclamait également. Un client passé derrière le comptoir poussa la musique trop fort avant de se faire jeter par Freddy. José contemplait le spectacle depuis l’autre bout de la pièce, le Vieux et Cindy et les autres qui riaient en se tapant le genou d’une main, juchés sur leur tabouret. Il fit rouler ses yeux cachés par de grosses lunettes à monture noire sur les fillettes désœuvrées, recluses dans un coin. Héléna avait écarté la poussette de la porte d’entrée et du courant d’air et l’avait installée à ses côtés. Célia, la tête posée sur ses avant-bras, restait prostrée, le regard fixe. José s’approcha d’elles en traînant une jambe blessée – un accident de chantier se plaisait-il à raconter. « Vous avez faim les filles ? », demanda-t-il. Célia hocha la tête sans changer de posture et Héléna répondit poliment :

– Oui, monsieur.

– Moi, c’est José. Et lui, i’ veut que’q’ chose ? (Il désigna Lorenzo de son menton pointu.)

– Non, ça ira, merci. Il a son bibi, fit Héléna.

– J’vais vous chercher à manger. Sinon que’q’ chose me dit qu’vous allez encore attendre longtemps.

José s’éloigna en secouant la tête. Lorsqu’il revint, il leur tendit une saucisse sèche et un paquet de chips au sel qu’il ouvrit en deux et qu’il déposa sur la table. «Ça ira comme ça ?» Les filles acquiescèrent. Célia se redressa et lui offrit un sourire. L’aînée coupa la saucisse en deux parts égales et elle tendit un morceau à sa petite sœur. Des verres tintaient au comptoir et Freddy, atteint par l’euphorie lui aussi, faisait sonner la cloche. Cindy était assise sur le stuc, les deux jambes dans le vide, et elle tapait des talons sur la brique au rythme de la musique.

José fut le seul à remarquer Héléna et ses tentatives de déglutition, puis les joues rouges et enfin deux spasmes. Il se précipita sur elle en traînant la patte, sous les rires de Célia qui, des chips plein la bouche, agitait l’emballage dans les airs. Il la secoua énergiquement et héla les parents et tous les autres. « Elle étouffe. Elle a avalé d’travers. Elle a avalé d’travers. » Tout le monde se retourna sur lui et sur Héléna, et sur Célia qui riait toujours. Boum-boum. La stéréo diffusait un air à la mode. Freddy le rejoignit en levant les bras en l’air, puis se ravisa et les reposa sur les hanches, ne sachant que faire. Boum-boum-boum. Un verre se brisa quelque part, de l’autre côté. Le Vieux rappliqua et, agacé, conseilla à José de taper dans le dos de sa fille. Cindy s’approcha en titubant : « C’est rien. Elle a avalé d’travers. Ça arrive. » Boum-boum. La tête de la fillette versait en arrière et son visage prit un teint bleuté, ce qui alarma Freddy qui se mit à hurler : « Va la conduire chez Tassin. Son cabinet est plus loin. » Le Vieux restait figé et tentait de dire quelque chose. Boum-boum. Cindy porta une main à sa bouche. José fit basculer la fillette sur son épaule et son dos lui répondit par une douleur aigüe qui remonta jusqu’à la nuque. Boum-boum. Freddy secoua le Vieux en le saisissant par le col : « Va avec, va avec ». Le Vieux se dégagea calmement d’un coup d’épaule. « J’peux pas. J’suis d’jà en retard pour la voiture. Faut qu’ j’aille d’abord chercher la voiture ». José se glissa dehors, accompagné des hurlements de Célia. Boum-boum, puis plus rien sauf la porte refermée.

Les poumons de José brûlaient et sa gorge prit feu également lorsqu’il arriva dans le cabinet du docteur Tassin. Son dos le lançait sous le poids du corps inerte plié sur ses épaules. Il déboula dans la salle d’attente et coucha le corps au milieu de la pièce, sur le carrelage couleur terre cuite. Une vieille dame en imperméable gris lâcha un cri strident et un patient affolé fit irruption dans le cabinet, ce qui lui valut un regard furieux du docteur. (« Mais enfin monsieur. »)

Lorsqu’il se pencha vers la fillette, il marqua un temps d’hésitation provoqué par vingt années de médecine familiale qui avaient ôté tout réflexe d’urgence. Il contempla la peau bleue et les pétéchies dans le blanc des yeux fixes, puis les fines veines violettes qui pleuraient comme les branches d’un saule sous l’ivoire de ses avant-bras.

Lorsque le Vieux gagna finalement la salle d’attente, on l’informa que sa fille avait été transportée à l’hôpital en ambulance ; la vieille dame à l’imperméable lui lança un regard méprisant. Alors, il retourna aux Quatre Bras pour l’expliquer à Cindy. Plus tard encore, alors que la nuit était déjà tombée et que les embouteillages se dispersaient, le Vieux stationna sa Mégane break sur le parking des urgences. Cindy éprouva quelques difficultés à en sortir car Lorenzo était assis sur ses genoux, à l’avant (ils ne possédaient pas encore de siège pour le bébé).

Au milieu d’un long couloir rose, un toubib en blouse verte leur annonça le décès d’Héléna, au milieu des effluves d’alcool et de tabac. Deux infirmières discutaient à voix basse en les regardant, et un homme plâtré à la jambe traversa le couloir en sautillant péniblement sur ses béquilles. En guise d’excuses, le Vieux lâcha au médecin : « C’était une occasion en or, vous comprenez. J’pouvais pas la laisser filer. Ça va m’changer la vie ».