Une nouvelle d'Astrid Jansen

Le froid de dehors se faisait entendre par craquement. C’était à cause du feu ouvert. Les températures tirebouchonnaient l’ossature de la vieille maison qui avait au moins quatre-vingts ans. Nous en avions trente et nous connaissions depuis bien moins que ça. Même pas trois mois. Dans le fauteuil qui prenait la forme de nos anecdotes, nous nous racontions nos vies. Il faut dire que le salon ne nous avait pas tellement quittés depuis deux jours. Un premier huis-clos en amoureux, à la campagne. Les confessions de Sophie me faisaient plaisir. Ce n’est pas habituel, les gens qui ont confiance en moi. Et comme je les comprends.  Sophie était disposée à raconter en détail son parcours sexuel. Ce que j’avais pris pour un élan de spontanéité, une toquade, était en fait une poussée de liberté. Je l’ai compris plus tard. Avec Sophie, je prenais conscience de beaucoup de choses. Par exemple, il arrive que par temps maussade, elle pleure à chaudes larmes et j’accepte de ne pas déchiffrer chaque grain d’agitation. Ce soir, rythmé par les sarabandes du vent et des flammes, un passage m’avait marqué. Déformation professionnelle du journaliste, j’ai immédiatement pensé au potentiel de divulgation. Clairement, le récit de Sophie se rangeait dans le tiroir des faits divers à ne pas publier. Parce que pas assez chauds. Parce que pas assez noirs ou pas assez blancs. On était en zone grise avec cette histoire tiède.

Cette histoire tiède, je veux la raconter. Avec les mots de Sophie. Mais une confession se raconte-t-elle à n’importe qui ? Qu’en feront ceux qui la recevront ? Puis-je prendre ce risque qu’ils ne la comprennent pas ? Peut-on partager la vie d’une autre sans l’altérer ? Maintenant, vous attendez que j’écrive. Sur moi je sens votre regard soutenu de lecteur. Alors, allons-y.

*

La première expérience de masturbation de Sophie, c’était avant ses onze ans. À quel âge exactement, elle ne se rappelle plus mais elle avait maximum onze ans car elle habitait encore avec ses deux parents. Devant la télévision, à une heure où les gens sont réveillés mais néanmoins tardive, elle pressait ses cuisses et son entre-jambes contre l’oreiller.  Un coussin réchauffé par ce corps-même qui l’avait agrippé parce qu’il avait froid. Sophie oscillait doucement. La sensation de chaleur dans le très-bas de son ventre, elle s’en souvient précisément. Un coup de chaud qui s’acheva dans une extrême exaltation comme une chute lente évocatrice de la fièvre et des ruines de son corps. D’abord observé comme une expérience scientifique, se vautrer ainsi dans ses caresses devint régulier. L’aspect lascif n’était pas tout à fait conscient. C’est étrange, à cet âge-là, l’imaginaire n’entre pas trop dans le tableau. C’est un exercice de physique. Et si cette pratique emmenait Sophie du côté de la lumière plutôt que de l’obscurité,  le plaisir du pacha n’allait pas sans la honte du prud'homme. Alors elle faisait ça en secret, n’en parlait à personne. Jamais. Depuis le premier soir d’excitation, l’expérience a évolué. Désormais, Sophie déborde d’imagination pour se faire plaisir. Parfois elle se touche et en même temps se regarde. Elle se dissèque, elle se provoque. Au coin d’une table, dans une cabine d’essayage, un train, dans le lit quand son petit ami est dans la salle de bain, parfois en triple vitesse, parfois aussi longtemps que possible. Elle a lu dans un magazine que ce n’était pas grave de se toucher fréquemment mais qu’il fallait varier les méthodes. Alors elle se raconte des histoires, mouille ses doigts, fantasme sur son voisin de palier ou regarde du porno. Du respectueux. Il en existe, il suffit de se renseigner un peu.

Quand Sophie avait quatorze ans, dans un parc d’attraction, un garçon avait bénévolement touché son sein. Pour se « donner du courage avant la montagne russe » avait-il dit, cet abruti. Longtemps, la jeune fille eut honte. Parce qu’elle s’était laissée faire. Une paluche sur son nichon. C’est idiot. « Il est petit mais il remplit parfaitement ma main ! », avait-il balancé fièrement du haut de son mètre quarante-huit. Sophie, elle trouve qu’il avait « une tête à égorger des poulets avec son esquisse de moustache. Berk. » Tu parles d’une sensation forte.

À l’âge de l’adolescence, « puceau » est une insulte quand « pucelle » est une vertu.  Sophie s’est débarrassée des hontes du sexe vers ses 30 ans. Sans doute, à ce stade, était-elle un peu plus sûre d’elle. Les années de psychanalyse et l’amour de son entourage l’avaient élevée. Aujourd’hui, elle en parle plus librement tout en protégeant son jardin secret par une juste pudeur.

À quinze ans, Sophie n’était plus vierge. Après six mois de circonspection (et surtout d’angoisses à l’idée de passer si jeune à la casserole), Sophie prit son petit-ami par la main et l’emmena dans la chambre où pendant qu’il allumait quelques bougies, elle faisait résonner l’album In Utero de Nirvana. Au regard des circonstances, il lui semblait que c’était tout juste ce qu’il fallait de cool attitude. Bien sûr, elle ne pigeait pas un mot d’anglais. Lui sur elle. Tout doucement. Ça faisait un peu mal mais, surtout, rien d’excitant. Une heure plus tard, elle insista pour réitérer l’affaire. Apollo 2. Elle sur lui. Et beaucoup, beaucoup de plaisir. Quand vint le temps du premier cunnilingus, elle s’entendit dire « Oh Mon Dieu, je ne comprends pas les bonnes sœurs ». Et elle était persuadée qu’elle venait de dire quelque chose de très drôle et de très original.

Un matin, il avait cessé de lui plaire et ils se quittèrent. C’était tragique. Pathétique. En Belgique, un jour de deuil national fut déclaré. Après, ça allait beaucoup mieux. Au fil des saisons, elle fit d’autres rencontres amoureuses. Quatre ou cinq, pas tellement en somme. Certaines plus longues que d’autres. Certaines plus significatives que d’autres. Il y avait eu ce fromager rencontré dans le sud de la France. Ils firent l’amour dans la paille à plusieurs moments étalés sur dix jours et Sophie apprit avec joie l’amour sale.

À vingt-six ans, quand l’imaginaire libidinal était bien intégré dans le schéma mental de Sophie, la jeune femme fantasmait sur un scénario en particulier. Un truc à la con, bien cliché. En même temps, elle n’allait pas se couper les poils pubiens en quatre pour se faire mouiller. Elle se plaisait à imaginer une rencontre nocturne dans le bar d’un hôtel select. Elle, femme d’affaires, inviterait un bel et sombre inconnu en smoking dans sa chambre. (La suite, vous l’imaginez comme vous voulez, tant que ça vous excite un peu.)

Un an après l’élaboration de cet habile synopsis, assistante dans un centre d’art - autrement dit femme d’affaires sexy - Sophie allait passer cinq jours dans un hôtel chic de Wroclaw à l’occasion d’un salon. Elle y accompagnait l’artiste le plus rentable de la galerie, Gandalf De Smet. Pas très classe américaine le nom mais peu importe puisqu’il était un mastodonte de sexitude. Comme si ça ne suffisait pas, la bête de charme avait par ailleurs une fossette sur chaque joue. L’œuvre du plasticien consistait principalement à entasser des figurines miniatures en plastique le représentant quand il était bébé. Heureusement, Sophie trouvait la démarche ridicule et pouvait ainsi garder avec l’homme réputé et influent une distance non forcée. Il n’empêche que le premier soir, elle ne résista pas à l’entraîner dans sa chambre après quelques cocktails au bar chic de l’hôtel select. Là, ils firent l’amour mollement avant qu’il ne s’endorme dans ses bras à elle, comme un bébé miniature en plastique.

*

Le matin qui suit, Gandalf De Smet et Sophie sont allongés sur le côté, lui derrière elle. Vous aurez reconnu là la célèbre position des cuillères emboîtées. Sophie sent le sexe gonflé de Gandalf contre ses fesses. Aussi sèche qu’un poisson sur les marchés de Pattaya, Sophie n’a aucune envie de refaire l’amour avec lui. Elle préfère encore se bouffer l’appendice et le fait bien comprendre à Gandalf en s’en éloignant. Et de dire « Désolée, je peux pas ». Ce à quoi il répond en la serrant dans ses bras « Sympa ! » sur un ton offusqué par l’ingratitude. Merde. Sophie ne sait pas comment réagir. Comme paralysée. Elle se dit « Je peux pas lui dire non. C’est moi qui l’ai amené ici. Et je dois encore me le coltiner quatre jours au salon. Je peux pas le décevoir. Qu’est-ce qu’il va dire de moi ? Je vais me faire virer. » Coupez un choux rouge en deux et vous verrez à quoi ressemble, à ce moment-là, le raisonnement en chantier de Sophie.  Mais elle n’a pas le temps de peler son oignon car, déjà, l’artiste a inséré sa verge d’un coup sec dans le sexe revêche de l’assistante.

Le contexte s’empare de tout et elle se laisse glisser sous lui, incapable d’autre chose. Sans consentir, elle cède. Leurs yeux ne se rencontrent pas, seuls les corps se cognent crûment. Sur le plafond saumâtre, Sophie provoque son excitation en y projetant les images pâles de ses fantasmes. Elle y envisage les bras nus de son voisin de palier dont le visage se grave vaguement dans la peinture mal entretenue de l’hôtel chic. Mais l’abstraction ne suffit pas à exciter Sophie. Ce rapport si froid la brûle. Elle tente de fuir son propre corps mais la douleur la rappelle sans cesse à lui et se lit dans des larmes invisibles. En silence, la peau irritée crie. Ni asservissement, ni acquiescement, seulement l’effarement du moment qui suspend le temps. Elle se dit « Qu’est-ce que je fous là ? » Les signaux de détresse sont envoyés dans le vide. Lui continue ses gestes d’affection brusque, « Mon cœur. Ô, mon cœur. » Il n’est pas méchant. Il l’appelle « Mon cœur ». C’est un brave type. Parfois l’amour vous montre clairement ce qui est bien ou mal. Sophie sait ce qu’est l’amour. Elle en a reçu et en récolte encore beaucoup, de ses parents, ses amis, amies et anciens petits-amis. Là, elle sait que ce « Mon coeur » n’est pas de l’amour. En rien. Ce « Mon cœur », elle agonise dedans. C’est une violence tiède. Du sexe à trop basse température.

« C’était bien hein ?! »

Pauvre bougre.

*

L’expression de Sophie éclairée par notre cocon pâlot ne semblait pas bouleversée. Le fauteuil avait pris une drôle de tournure mais nous y étions bien, confortés dans les bras l’un de l’autre. « Après coup, je me dis que cela n’a pas fait tellement mal ! Je veux dire, pas au point de me sentir prisonnière. C’était une expérience. » L’air givré du dehors résonnait toujours avec la chaleur de la maison. « Enfin, j’avais quand même bien envie de lui presser les couilles. Ses saintes boules ! » Elle rigolait. « Je sais, je suis horrible mais j’avais des idées sadiques et méchantes ». Avant de m’en parler ce soir, elle n’avait pas pensé à ce matin-là. « Je ne l’ai plus invité dans ma chambre, hein ! Après, on a fait comme si de rien n’était. » Moi, je ne pouvais m’empêcher de regarder ses petites mains s’agiter à mesure qu’elles racontaient. « Je ne sais pas pourquoi, je m’imaginais en bergère, à devoir tirer des moutons tombés dans une brèche. Je les sortais un à un, à la corde. C’était pénible, rude, mais je devais le faire. Il en allait du sauvetage de mon village. Je ne sais pas pourquoi, ce sont ces images que j’avais en tête et qui m’ont aidée à supporter l’instant. » Vous ne l’avez pas vue, Sophie, elle a de toutes petites mains. Des mains de bergère, peut-être bien. Des mains de guerrière peut-être aussi. Des mains à se faire du bien, oui, évidemment, mais certainement pas des mains à se fourrer des petits traumas dans les coins.