Le café, elle n’en prend pas l’après-midi. À cause des palpitations. Le matin, oui : un petit serré avec un sucre, très amer et doux à la fois. Chaque matin vers 7 heures, elle le boit d’un long trait, appuyée contre la gazinière. Sa langue claque contre son palais. Elle l’entend encore dire : « C’est pas du jus de chaussette ! » Bien sûr, le café appelle la cigarette mais depuis qu’André est parti, ça ne lui dit plus rien. Elle avait longtemps gardé une trace ambrée à l’index, pulpe et ongle, puis ça a pâli comme les photos dans les cadres, et le chagrin peut-être. Elle regarde ses mains, son regard frôle les volutes des colonnes ioniques sans les voir. Le serveur répète : « La signora acceptera un petit pousse-café ? » plus interrogatif. Comme elle ne répond toujours pas, il rajoute : « C’est la maison qui offre. » L’homme entre deux âges attend, à bout d’arguments.

« Une petite goutte alors. » Elle lisse les revers fleuris de son chemisier, en reboutonne le col, la nuque raidie – altière, espère-t-elle. Elle ignore pourquoi, mais les serveurs – des petits restos de quartier – semblent se faire un devoir d’offrir quelque café, mignardise ou digestif aux dames vieillissantes. Elle fait attention à son sucre mais pourquoi refuser une si charmante attention ? Pas plus tard qu’hier… Oui, elle devrait refaire ses comptes, c’est son troisième restaurant cette semaine et sa retraite d’employée des postes ne lui permet pas de faire des fantaisies. Mais donc hier ou avant-hier ? Hier, elle n’est pas sortie. C’est ça, elle a grignoté les olives et la feta que le petit jeune homme des cuisines lui avait emballées. Avant-hier donc, le patron d’un « Acropole » à Evere lui avait versé un verre pansu de Metaxa. Il avait eu l’air de s’en réjouir plus qu’elle. Alors… Ben alors, il ne ferait pas fortune, ce gaillard moustachu ! Un verre, ça ne mange pas de pain,

mais s’il a la mauvaise habitude d’offrir un ballon d’alcool à tous ses clients, surtout aux clients comme elle qui commandent la formule du midi : le mezzé à 9 euros… Pas rentable, aurait dit André. Alors… cela lui avait semblé peu courtois de refuser. Stin ygeia mas1 !

Le serveur glisse un plateau argenté devant elle. Une grappa. L’alcool oscille doucement dans son verre. Un éclair la traverse : leurs premières vacances en Italie à San Marino, août 1959. Cet hôtel blanc sur la colline, c’était une folie : ils y avaient joué aux stars de magazine comme des gosses. André et elle attablés face à la mer. La terrasse était pavée de tomettes vernies ; blanche de chaleur. Elle portait une robe turquoise – un dos nu – qu’elle avait recouverte d’un petit cardigan en coton mercerisé. Les doigts serrés autour d’un verre de Cinzano, ses premières cigarettes. André ne la quittait pas des yeux : il s’adoucissait au fur et à mesure que passait l’après-midi et souriait. Les photos ne disent rien de l’engourdissement qui l’avait clouée sur place, de ses pommettes chauffées par les rayons obliques de l’après-midi – malgré le chapeau de paille – ni du halo doré qui les englobait, elle et André. Il lui faisait du pied et elle gloussait doucement, c’était délicieux. Il faut dire qu’elle avait toujours eu la cheville fine. Encore aujourd’hui. André avait demandé l’addition et commandé un petit ristretto. Sur le plateau, en accompagnement, un verre en forme de tulipe : une grappa. Ils avaient partagé le liquide ambre clair.

À Bruxelles, André avait continué à porter des polos en fine laine – à la Clark Gable – toute la saison. Jusqu’aux premiers frimas, ils avaient bu leur vermouth sur la minuscule terrasse de l’appartement rue de la Victoire, mais pour la grappa en fin de soirée, ils avaient fini par se retrancher au salon. Elle y songe maintenant : malgré des déménagements successifs – la naissance des enfants, une chambre pour chacun d’eux, puis un logement plus approprié à leur budget de pensionnés, puis à elle seule – il y avait toujours eu une terrasse. Un balcon à vrai dire. Un petit coin de vacances au début, un défouloir à l’abri des oreilles des enfants à l’occasion. Au fil des ans, leur rituel italien s’était espacé, puis interrompu, mais on s’y retrouvait encore pour emplir la glacière les jours de fête et les bouteilles vides y étaient stockées dans l’attente d’un retour consigné. Comme Jacques avait semblé déterminé le jour où il avait, dans une rage adolescente, vidé toutes les bouteilles du bar dans l’évier de la cuisine ! Le Glenfiddich des soirées de rami, l’Absolut Vodka à l’herbe de bison, l’Amaretto doucereux, le genièvre des culs secs, le Pernod des grandes chaleurs, le Cognac Martell des jours solennels, le Grand-Marnier pour les crêpes, Le London Dry, le Cork Gin et l’ Old Town Gin pour les dames. Même le Chianti qui accompagnait le sandwich du midi avait disparu dans un glouglou étonné. Une dizaine de bouteilles vides alignées sur les carreaux du balcon… André avait explosé et puis, le silence était tombé. Le balcon, elle avait fini par s’y réfugier seule pour tirer une bouffée nerveuse ou éponger une coulée de mascara… Elle secoue la tête, quelle idiote elle fait ! Il n’y a pas de raison de ressasser ces quelques souvenirs tristes. Aujourd’hui sur son balcon vide, elle ne conserve qu’un carton de lait et des bouteilles d’eau pétillante ; rien d’autre, ordre du médecin ! Natacha y veille comme si c’était elle la mère. Et puis, elle n’y a plus pleuré depuis des années, n’est-ce pas ? Elle referme ses doigts autour du pied du verre, le soulève et fait un signe de la tête en direction du bar. Le serveur l’observe avec amitié : elle boit la première gorgée les yeux mi-clos. Il avance une soucoupe, en son milieu un biscotto, elle le trempe et ses yeux s’embrument légèrement. Encore une petite larme, peut-être et il glisse l’addition comme à regret sur la table.

Le temps a viré à l’aigre et elle boutonne son pardessus. Le serveur lui tient la porte ; elle serre son col, rajuste son foulard. Il la suit du regard un instant. Les bourrasques de vent avivent l’éclat de ses pommettes. Elle aurait dû se repoudrer le nez, maintenant c’est trop tard. Tant pis, elle se met en route en prenant bien garde à l’endroit où elle pose le pied. Elle doit être prudente : pas question de se croquer la cheville. Le pavé est glissant et semble se dérober, un petit crachin s’est mis à tomber et l’après-midi est bien plus entamée qu’elle ne se l’imaginait. L’horizon est déjà sombre. Elle soulève ses paupières alourdies ; dans une vitrine passe le reflet de sa frêle silhouette. Elle s’immobilise, enveloppée d’un halo doré : c’est l’odeur des tomettes chauffées à blanc et le scintillement de la mer. L’impression est ténue mais son corps ne lui ment pas : une brise iodée entremêle ses cheveux et son regard à lui pèse sur ses épaules dénudées. Le cardigan a glissé au sol.

La chaleur se dissipe déjà. Dégrisée. Dans quelques minutes elle sera assise dans le tram en direction de la Barrière de Saint-Gilles. Le trajet est diablement long depuis Koekelberg. Il faut dire qu’elle doit aller de plus en plus loin pour dénicher un restaurant valable. Quand elle a assez rêvassé, elle sort un carnet à spirales de son sac. Y sont collés des réclames, des offres promotionnelles, des bons plans publiés dans le Vlan, entrecoupés de sa belle écriture penchée : des recommandations de voisines. Elle passe en revue les noms des restaurants où elle est déjà allée – certains marqués d’un petit signe en forme d’oiseau – les généreux, elle y retournera l’année prochaine. Elle tourne une page du carnet :
« Temple céleste, saveurs gourmandes – plats à emporter ». Elle est sceptique : les Chinois, ils offriront des litchis. Non, elle ira plutôt au « Dubrava, cuisine croate
familiale », chaussée d’Anderlecht ; le patron sur la photo mal cadrée a tout l’air d’avoir l’âme slave. C’est décidé. Elle ferme son carnet d’un coup sec. C’est bientôt son arrêt.