Embarrure

Des petits soleils de plomb pleurent sur mes poumons et je transpire abondamment.
Mon cœur pompe un peu plus d’acide à mesure que le bruit des pas, partiellement avalés par la moquette, s’intensifie en même temps que les cris. Je m’égare en courant dans ce dédale de murs tapissés, givrés dans les modes d’une époque révolue. À chaque bifurcation, la crainte de tomber dans une impasse me serre les tripes. Roulette russe au moindre tournant.
Peut-être qu’ils ne me tueront pas s’ils m’attrapent ? Peut-être que je m’en sortirai avec seulement une partie de moi prise au couteau ?
Le couloir se divise, tout droit, ce ne sont que des appartements, probablement barricadés, à droite aussi. À gauche, pareil, mon cœur saute un battement. Sauf que le corridor se termine par une fenêtre. Peut-être que je saurai me glisser à l’étage au-dessus, ou à celui du dessous ? En approchant de la vitre, je vois qu’une passerelle relie ce bâtiment à l’immeuble voisin, et je souris fébrilement tout en me jetant dessus sans me soucier de sa solidité. Les planches tanguent dangereusement sous mes pas désordonnés, et j’évite à deux reprises de chuter du haut du quatrième étage. Je plonge dans le cadre de la fenêtre, écorchant mes bras sur le verre brisé qui fleurit le sol. Après m’être relevé, je tire la passerelle de mon côté, regarde mes poursuivants, le souffle court. Entre nous, quelques insultes perdues dans l’altitude grise, moins d’une dizaine de mètres, des regards froids, et la brume.
Aujourd’hui, la brume monte jusqu’au deuxième étage, presque au troisième.
Ils s’en vont, peut-être qu’ils abandonnent, peut-être qu’ils vont chercher une autre passerelle. Je regarde si d’autres ponts relient d’autres fenêtres, et il n’en est rien pour cette façade. Quand ils viendront, s’ils reviennent, je ne serai plus là, ou alors je serai caché, car je connais cet immeuble. Je pars, les cordes que je leur ai volées autour de l’épaule. À qui dois-je mon salut aujourd’hui ?
Le verre pleure sous mes pas, griffant le parquet.
Je donne systématiquement un léger coup sur le mur avec mon pied de biche, entre deux appartements désertés. Un membre de mon ancien groupe a un jour dit que parfois, certains murs sonnent creux, et plus rarement, ces murs fins cachent quelque chose, de la nourriture, une arme. Je suis un métronome blasé, mal entretenu, usé, épuisé et couvert d’échardes. J’ai vu il y a quelques jours, depuis la cime d’un autre immeuble, une citerne sur le toit de l’appartement où je me trouve. Je me suis assuré qu’il n’y ait personne avant d’accéder au toit. Si c’est un homme ou une femme seul, je peux éventuellement m’en occuper.
J’ai tué trois hommes depuis que la brume lèche le bas-ventre de la ville, peut-être quatre. J’ai tué deux femmes depuis que le brouillard gèle le temps.
Une fois sur le toit de l’appartement, on peut se rendre compte que la ville n’est plus qu’une mégalopole dont les fondations sont sublimées dans un brouillard épais et haut.
Personne de mon ancien groupe ne savait d’où la brume coule, ni même pourquoi elle coule. Aucun d’entre eux ne savait non plus si ses volutes se dissiperaient un jour, ou bien pourquoi la langue du brouillard était mortelle. Il n’y a que sur les toits qu’on peut vraiment se rendre compte à quel point la ville a changé. Les passerelles qui marient les immeubles. Les réservoirs qui les coiffent. Les traces de sang qui maquillent les couloirs. Les barricades qui suturent les fenêtres et les portes.
Le réservoir auquel je m’abreuve est, pour une raison que j’ignore, sans surveillance, ce qui me rend particulièrement nerveux. Depuis que la brume bloque l’accès au sol, les gens ont été forcés de trouver de l’eau par eux-mêmes, les canalisations ne contenant plus d’eau courante.
Un groupe peut construire un réservoir, même précaire, afin de récupérer l’eau de pluie, et surtout, il peut le défendre. Un groupe peut aussi faire des recherches plus étendues, méthodiques, afin de mettre la main sur des bouteilles d’eau minérale dans quelque appartement. Un groupe peut piller. Quand on est seul, comme moi, on se contente de voler et d’espérer. Un membre de mon ancien groupe a dit qu’un jour, il a même vu un petit potager sur un toit. Je descends vers les étages inférieurs.
Dans quelques jours, j’échapperai à l’étreinte du brouillard.

II

La brume cercle les pieds de la ville et forme une ceinture autour d’elle.
Cela fait quatre mois que je récupère et vole toutes sortes de matériaux dans le but de construire une passerelle qui me permettrait d’atteindre l’extérieur de la ville, et ce sans entrer en contact avec la brume. Cela fait quatre mois que j’accepte un peu plus chaque jour que ma vie ne tient qu’à quelques réflexes et un peu de chance. Sur le long terme, survivre intra muros n’est pas envisageable. Cependant, qu’est-ce qui m’attend une fois sorti de la ville : d’autres pans de brume ? Serai-je le seul ? Qu’en est-il des autres cités ? Je sais ce que je perds, mais je ne sais pas si je gagnerai quoi que ce soit.
Il existe en périphérie de la ville un bâtiment de trois étages, et c’est le plus petit de tous les bâtiments périphériques qui me sont accessibles pour le moment. D’autres l’ont-ils fait avant moi ?
L’idée, c’est de joindre avec une passerelle le toit de ce bâtiment et la partie du sol extérieure à la ville qui n’est pas envahie par le brouillard. Le problème, c’est que tout ce qui est susceptible de pouvoir former une passerelle est, par les temps qui courent, activement recherché, au point de faire l’objet d’affrontements entre survivants. Subséquemment, mettre la main sur les objets nécessaires est aussi dangereux que difficile, mais c’est sans importance à mes yeux : mieux vaut mourir en essayant.
J’ai forcé silencieusement la porte du balcon d’une résidence, je possède la plupart des matériaux nécessaires pour achever ma passerelle, à quelques éléments près.
J’entre à pas de loup dans la chambre, en tenant mon pied de biche glacé de manière à pouvoir frapper dès que nécessaire. Cette brume et tout ce qui en découle, c’est certainement probatoire. Pourquoi un brouillard que personne ne peut traverser sans mourir ?
Il n’est pas rare, quand on s’arrête à une fenêtre offrant une vue assez dégagée, de voir des survivants tentant de pénétrer la brume en effectuant une descente en rappel. La plupart sont mal informés, ou suicidaires. Tous meurent apparemment, mais personne ne semble savoir exactement comment cela se produit. Parfois, quand la brume est assez basse, on peut apercevoir des piles de cadavres de survivants qui ont essayé de violer la brume ensemble, au même endroit. Des restes de vie dans toutes les pièces, des photos de monsieur et madame Truc un peu partout à travers le monde, la bibliothèque bien fournie de monsieur et madame Truc et leur cadavre dans la salle à manger, rongé par la magie de la putréfaction.
J’inspecte avec minutie chaque pièce quand un bruit me glace le sang. Ça vient d’un placard, je m’en approche le pied de biche levé derrière l’épaule. À un mètre de la porte du placard, je n’entends rien. Cela peut-être un objet comme cela peut être quelqu’un attendant le bon moment pour me surprendre. J’ouvre la porte qui claque contre le mur tout en reculant d’un bond, je tiens fermement mon arme à deux mains, le front perlant de sueur. Une fillette me regarde, recroquevillée dans le fond du placard. Nous nous jaugeons, elle est terrifiée, sale, famélique et plutôt laide. Elle se met à crier, et je lui demande de se taire, stressé. Elle continue de hurler, et je lui demande de fermer sa gueule de petite pisseuse avant que je ne lui éclate le crâne. Elle s’arrête, le souffle saccadé, toujours aussi apeurée, ses grands yeux verts et sales rivés sur moi.
Elle s’appelle Claire, elle a neuf ans et elle est orpheline depuis maintenant huit jours.
À part mon irrésistible envie de coucher avec, ou plutôt de la baiser, je ne pense pas qu’il y ait d’autres raisons qui m’ont poussé à prendre Claire sous mon aile.
Pas la pitié en tout cas, encore moins l’altruisme. À l’époque de la brume, le viol comme le cannibalisme sont courants, et qu’est-ce que ça peut bien faire dans le fond ?
« À la guerre comme à la guerre », et je ne refoule pas ma libido.
J’ai récolté le nécessaire dont j’ai besoin pour construire ma passerelle, tout est soigneusement caché dans « mon » immeuble en périphérie. J’entamerai la construction demain, une fois que j’aurais violé Claire autant de fois que je le désire, Claire qui à présent m’adresse des sourires radieux chaque fois que nos regards se croisent. Il est facile d’amadouer une enfant. Elle regarde souvent le tatouage que j’ai sur l’avant-bras, une geisha aux épaules dénudées qui tourne le dos. Fantasme, souci d’apparence, âme d’artiste, un peu de tout ça.
Ma geisha lascive et marbrée de pourpre, qui offre la peau de ses épaules à ma sueur.

III

C’est au moment où je peine à serrer correctement un nœud que je me dis que cette gamine aurait pu m’être utile.
Claire est morte hier, alors que je m’apprêtais à m’amuser un peu. Et comme si cela ne suffisait pas, la construction de la passerelle est plus longue que ce que j’avais espéré.
Je la tenais fermement plaquée contre un mur d’une main, tout en dégrafant fiévreusement mon pantalon de l’autre. Elle criait, à croire qu’elle ne savait rien faire d’autre que s’époumoner, et une fois mon sexe bandant libéré, elle enfonça ses doigts dans mes yeux. Je hurlai de douleur autant que de colère, une main sur chaque œil, et elle en profita pour échapper à mon étreinte. J’écarquillais les yeux au moment où je l’entendis trébucher, et je la vis la tête empalée sur l’une des barricades à piques que j’avais construite, gémissant faiblement.
Conne, conne et laide en prime.
Mes pulsations se déchaînent au moment où je sens et vois le bout de ma passerelle toucher le sol. Toucher cette partie du sol où la brume n’a plus ses droits. Frontière séparant l’animosité des survivants d’une parcelle d’espoir.
Dans mon sac, quelques vivres, un peu d’eau.
Je pose un pied sur la passerelle et mon cœur-canon fulmine, fulgurances intercostales. Elle tangue énormément, et je me mets à quatre pattes pour assurer mes prises.
Dans mon dos, la solitude des corridors délabrés, mes pulsions sexuelles avortées.
Je suis à peu près à la moitié du chemin, et chaque mètre parcouru me tord les boyaux.
La brume est juste sous mes genoux, et force est de constater qu’elle ne tue pas par contact. Mes mains et mes genoux glissent sur ma passerelle composite, créée à partir de planches de barricade volées, de meubles brisés, de tout et n’importe quoi, de morceaux de vie de différentes personnes assemblés pour que je fuie ce tombeau de papier peint désuet.
Je pose la main sur ce qui semble être une porte de penderie, elle se fissure, se brise et je tombe avec mes petits rêves de liberté égoïste.
Presque deux étages de désillusion, et le radius de mon bras gauche pointe vers le plafond.
Fracture ouverte, espoirs fracturés. Au moins, je suis vivant. Vivant, les mains liées devant avec un câble électrique, couché sur le sol poussiéreux d’un magasin de vêtements, au vu des rayonnages. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je souffre au moindre mouvement.
Un homme fume face aux portes vitrées du magasin, et je me rends compte que nous sommes à hauteur de la rue car tout dehors est opaque. Pourquoi ne suis-je pas mort ? Qui est-ce ? Pourquoi suis-je attaché ? Pourquoi la brume ? L’homme est assis à côté de moi et il me dit que la brume est l’accomplissement de sa vie. Son chef-d’œuvre, son pinacle, sa fierté. Il m’explique que son but en créant ces volutes, c’est de réguler la population. Une espèce de coup de main à la sélection naturelle, en quelque sorte. Je le regarde droit dans les yeux et lui réponds que son numéro foireux ne m’impressionne pas. La vérité, c’est que la peur me dévore l’échine, la peur de mourir, de me faire malmener par ce type, et je ne sais pas vraiment pourquoi je le provoque. Je le fixe tout en m’asseyant. Il continue, imperturbable, et déclare que le monde ira mieux grâce à lui. Je lui réponds qu’il n’est rien d’autre qu’un connard idéaliste, et à partir de ce moment, je ne suis plus que larmes et insultes, petit microcosme d’émotions insalubres.
Le fait est que j’ai perdu la personne qui comptait le plus pour moi à cause de la brume, et tout en pensant à elle, à mes petits sentiments cancéreux qui brûlent ma poitrine en ce moment même, je me mets sur les genoux et amorce un coup de bélier. L’homme esquive tout en m’attrapant par les cheveux et la ceinture pour m’envoyer voler dans les portes vitrées. Le haut de mon crâne fait éclater les parois glacées, et je me retrouve dehors. Une peine lancinante remplit mon œil gauche qui est à présent aveugle, et la fracture de mon bras est atrocement douloureuse. Je ventile énormément, et la brume embrasse mes bronches de manière un peu plus langoureuse à chaque inspiration. Je n’arrive plus à respirer convenablement, asphyxie caligineuse. Couché sur le flanc, une paire de chaussures s’approche de moi, et je pense que c’est mon pied de biche qui me perfore la tête. Comment un homme peut-il être à l’origine d’une calamité telle que la brume ? C’est dénué de sens et je n’en peux plus.
Hémorragie sévère, battements sautés, regrets aigre-doux, sons blancs, rideau.

IV

Entre paralysie du sommeil et rêves lucides, il y a la voix de Claire qui me griffe les tympans.
J’ouvre les yeux et aucun d’entre eux n’est aveugle. Mon radius est à sa place. Mes bronches ne se plaignent pas. Claire me regarde sans ciller, à présent silencieuse, ni elle ni moi ne semblons morts.
C’est incompréhensible, c’est stupide, c’est insensé, c’est hystérique, c’est infernal.
Claire m’explique que la brume n’est qu’un vomissement de la planète, un trop-plein.
Sa manière à elle de signifier qu’elle est à bout. J’écoute, que faire d’autre ?
Claire continue en me disant qu’elle est une manifestation de la brume. Entité spectrale. Fantôme brumeux.
Ridicule. La femme de ma vie est morte à cause de ce brouillard, et je dois me satisfaire d’une explication aussi merdique que ça. Mais à vrai dire, je n’ai rien d’autre pour me contenter. Claire me déclare que la brume, c’est elle. Elle est chaque pan de brouillard qui caresse la ville, chaque gouttelette de brume qui corrode la vie des survivants.
Je me lève d’un bond, décidé à faire ravaler à cette connasse son scénario de série Z. Claire se déplace incroyablement vite, je peine à maintenir l’écart. Je l’ai vue morte, j’en suis certain, alors comment est-ce possible ?
Où sommes-nous ? Des kilomètres de couloirs mal entretenus, dégoûtants, papier peint rance, antédiluvien.
Après un tournant, le corridor n’est plus, comme si on lui avait arraché sa suite. Débris. Il donne sur une passerelle précaire, entourée par un cylindre de brume.
On n’en voit pas le bout. Claire l’emprunte, et je la poursuis.
Dieu est plus grand que le plus haut des bâtiments de la ville, et même plus que la plus grande mégastructure du monde.
C’est chez lui que la passerelle aboutit. Je suis exténué. Je suis énervé. Je suis haineux. Claire est introuvable.
Dieu se contente de me regarder, et je l’intime de me dire ce qui se passe. Je gueule du haut de mes poumons mon petit mécontentement chargé en nerfs viciés, je beugle de toutes mes forces. Qui est à l’origine de cette putain de brume ? Pourquoi ? Est-ce que je le mérite ?
Dieu m’explique calmement que ce brouillard qui a fait couler tant de sang est un dessein divin.
Dieu ajoute qu’il n’a pas à se justifier. Dieu précise qu’il n’est pas content. Dieu, Dieu, Dieu.
Évidemment.
Je n’ai même plus envie de comprendre pourquoi en fait. Je suis à bout.
Je sais qui blâmer à présent, et je pense que ça me suffit.
Dieu dégaine ce qui semble être un revolver au canon exagérément long, et il pose doucement la corolle enneigée de son barrel sur mon front. Il tire la gâchette tout en me faisant l’honneur de noyer ses yeux dans les miens. Une lame de lumière embrasse mon encéphale et part mourir à des milliards de milliards de kilomètres plus loin, silencieusement. Rayon d’albâtre parfait, dans le genre émetteur à positrons déchaîné, dans le genre étoile filante épurée. En fleurissant sur l’arrière de mon crâne, des architectures brumeuses ainsi que des univers sourds et caligineux s’impriment dans le sillon du tir divin. Je suis happé par les lèvres de l’espace, j’entame alors ma chute en jetant un dernier regard à Dieu qui laisse échapper quelques larmes.
Mon corps s’éloigne de plus en plus rapidement de là où pleurent les dieux, chute mythologique sur fond de comètes paresseuses et de galaxies augustes, mort poétique et paisible avec décharges d’endorphines régulières et correctement dosées.
Dieu ne fait pas les choses à moitié, apparemment.
Première valse astrale, du moins je le suppose, la Voie lactée n’est pas encore en vue.
Je ne ressens aucune douleur, pas même le besoin de fermer les yeux et de me laisser aller. Je me sens juste un peu vide. Je me sens simplement un peu éteint. Si les satellites pouvaient porter leur regard aussi loin, ils pleureraient.
Seconde valse astrale, à ce point de la chute, je peux contempler le soleil pourrir année-lumière par année-lumière.
Toutes ces lunes qui dansent d’un pas intangible, toutes ces planètes qui glissent paisiblement, ellipses grandioses et fines, dans le genre Studio Disney, dans le genre merveille naturelle silencieuse.
Troisième et dernier jour, Dieu est un ermite sentencieux, inconscient de notre réalité.

V

Paradis rétinien, ici tout n’est que supernovas cérébrales, nébuleuses oculaires, éclipses cardiaques. Le second principe de thermodynamique dans toute sa splendeur, les planètes qui vacillent un peu plus de leur piédestal à chaque seconde qui se givre dans le temps. Entropie narquoise, orgueil roulé dans les étoiles, il ne me reste rien, mais c’est sans importance.
Mon corps entre dans l’exosphère, sans perturber la quiétude de cet univers aveugle et sourd. Ceci n’est pas physiologiquement pensable, mais Dieu semble s’en moquer.
Entrée dans la thermosphère, dans la longue, longue thermosphère. Après trois jours d’une chute ininterrompue dans l’espace, on apprend à relativiser la notion de longueur.
Me voilà dans la mésosphère, dépressurisation intracrânienne bientôt terminée. Je me sens toujours vide, mais c’est supportable à présent. Les premiers nuages cotonnent le plafond.
Stratosphère sentimentale, impact dans dix, dans neuf, dans huit… qui aura raison de moi, la brume ou le sol ? À moins que je ne sois mort depuis trois jours déjà.
Troposphère brumeuse, terminus, veuillez débarquer. Réalité basique. Sentiments cancéreux. Des nuages au-dessus de nos têtes, des brouillards empoisonnés à nos pieds, Dieu entretient quelque chose de particulier avec ces phénomènes météorologiques.
Peut-être que le problème ne vient pas de nous, mais de Dieu ?
Mon corps-météore embrasse le bitume des avenues oubliées sans briser quoi que ce soit, pas même ses propres os. C’est comme se laisser tomber sur un matelas, la confiance en moins. Un tsunami d’air réveillé par ma chute-atterrissage dissipe les brumes meurtrières et le brouillard disparaît, c’est comme s’il n’avait jamais existé. Les seules preuves de son passage sont les piles de cadavres, les passerelles, les réservoirs sur les toits, les yeux hagards, les fenêtres et les portes barricadées, les cœurs fatigués, les corps crasseux, les pliques.
Mes yeux se voilent, et je peux mourir tranquillement.
Le soleil pleure doucement ses lances sur la Terre aujourd’hui, et Léa pousse calmement son charriot dans les couloirs sobres qui murent son quotidien.
A l’approche de la chambre 23, son sourire voit le jour et se confond dans les effluves de désinfectant qui stagnent dans l’air comme dans les veines. Elle n’a pas grand-chose à y faire, comparativement à d’autres patients exigeant plus de son temps, mais elle aime s’y asseoir un moment pour se reposer quelques minutes.
Évidemment, elle trouve le patient particulièrement mignon, comme toutes les autres infirmières du service, et évidemment, il faut qu’il soit dans le coma depuis quatre mois. Elle aime passer le bout de ses doigts sur son front, voire parfois sur son avant-bras, en suivant les contours du tatouage de geisha imprimé dessus.
Comme toutes les autres fois, cette visite quotidienne se soldera par des regrets, des remords et la pause de midi. Peut-être parce qu’il est dans le coma depuis des mois et qu’elle en est apparemment amoureuse, peut-être parce que Léa rentre chaque soir pour trouver chez elle deux enfants et un mari qui l’aiment, peut-être un peu de ça et d’autre chose encore.
Un soir, Léa a demandé au médecin si l’homme au tatouage allait peut-être sortir de son sommeil, et il lui avait répondu qu’il ne savait pas. La seule chose qu’il pouvait dire, c’était que plus le temps passe, plus les chances d’émerger sont faibles. Alors, Léa l’a questionné afin de savoir s’il rêvait, sans vraiment comprendre ce qui l’avait poussée à poser cette question.
Les patients dans le coma rêvent-ils ? Le type de sujet qui surgit lors d’un dîner, c’est toujours une occasion de briller si l’on sait répondre à cela. Le médecin lui a rétorqué que oui, certainement, il devait rêver. Il lui a dit qu’il vivait à présent dans sa propre réalité.
Dans sa réalité coupée du reste, isolée de tout, claquemurée et séquestrée. Sa réalité de cervelle déchirée, de camisole chimique, d’étincelles étouffées.
Sa réalité comateuse, brumeuse.