critique &
création culturelle

Aphex Twin

Syro premières écoutes

Syro signe le retour aux affaires d’Aphex Twin, l’alias le plus fameux de Richard D. James. On attendait énormément de celui qui, à l’occasion de ses précédents albums, avait offert chaque fois un nouveau vocabulaire, voire un nouveau langage, à la musique électronique. Il faudra donc laisser un peu de temps à cet album pour mûrir et se dégager du contexte de sa sortie, de cette promo orchestrée et de l’aura qui entoure désormais l’ami Richard. Ce qui n’empêche pas quelques rédacteurs de Karoo de vous livrer d’ores et déjà leurs premières impressions !

Certains le suivent depuis les premiers Ambient Works , d’autres l’ont découvert avec Drukqs , et puis il y a ceux qui le découvrent aujourd’hui grâce à Syro . Écoutes croisées.

Lorent Corbeel :

Subtile, discrète, mélodique et infiniment riche, voici la musique que Syro donne à entendre. Si elle n’offre pas de nouveaux mots, d’unités sonores novatrices, elle propose toutefois une grammaire plus élaborée, complexe et innovante : Richard James privilégie désormais les points de fuite, les faux calmes, les sérénités impossibles. Moins de contrastes sonores et plus de profondeur, des sons adoucis par une production au cordeau, des textures toujours plus complexes, un travail sur le rythme encore plus raffiné – son rythme, reconnaissable entre tous, comme on reconnaît la trompette de Miles. Moins de folie ? Pas de nouvelle couleur, pas de nouvelle distorsion, pas de nouveau truc ? Non, mais qui en connaît vraiment depuis dix ans ?

Alors sous des airs parfois déjà entendus, Syro s’écoute et se réécoute, multipliant les surprises et dévoilant ses méandres. Le génie de Richard D. James a mûri mais procède toujours d’une même opération : la rupture évidente, l’oxymore musical. Et cette sorte d’élégance qu’il confère à son auditeur, une joie, un étonnement – est-ce bien moi qui entends ceci, est-ce bien à travers mon oreille que se transforme ce rythme ?

C’est à ce titre qu’« Aisatsana », la dernière piste, n’étonnera que les novices. Comme ceux qui ont usé les Ambient Works , ses premiers albums, ils regretteront sans doute qu’il n’y en ait qu’une seule de cet acabit. Richard D. James qui s’imite imitant Brian Eno qui imite Satie, c’est un satori musical plus aisément perceptible que les onze morceaux qui précèdent. Pourtant, c’est tout ce Syro qui possède cette qualité supérieure, unique, et qu’on se gardera bien de définir.

Alexis Courtin :

Richard D. James ne nous a jamais vraiment quitté durant ces treize dernières années, soit depuis la sortie de Drukqs . On compte au contraire plus de soixante morceaux produits au compte-goutte sous divers alias (Analord project, The Tuss). Alors qu’attendre vraiment, ou qu’entendre plutôt de Syro ?

Un excellent album, un point c’est tout ! Certes, Syro n’est pas la révolution que tant espéraient. Mais toute la beauté et la force d’AFX ne résiderait-elle pas justement dans sa capacité à nous pondre un album aussi dense que danse ? Un album qui, même s’il utilise les mêmes schémas de production et sonorités que Sieur James nous balance depuis plus de trente ans, continue cependant à sonner tout à la fois contemporain, cohérent et exigeant.

Les moments forts de l’album sont, selon moi, « XMAS EVET10 (Thanaton3Mix) » et « 4 bit 9d api+e+6 », où les beats saccadés s’entrechoquent aux nappes de synthés lunaires – de la pop en apesanteur en territoire 120bpm ; « 180db_130 » dont l’effet techno kitsch est juste saisissant, un appel au dancefloor où l’on hésite entre transe ou parodie ; « s950tx16wasr10 (earth portal mix) » et sa référence claire à la scène rave des années 1990, du Aphex déjanté comme seul lui a le don d’en produire.

Alors Syro , c’est quoi pour finir ? Pas de mutations sonores, ça c’est sûr, mais des retrouvailles qui font sacrément du bien.

Nicolas Bruwier :

Première constatation générale : AFX fait toujours dans la construction sonore pointue avec ce petit côté malsain efficace. Que ce soit pour un morceau fleuve tel que « XMAS EVET10 (Thanaton3Mix) », qui verse dans l’ ambient psyché aux bleeps multiples et aux sons orientaux, totalement dansant ; ou encore avec des sons efficaces et épurés, signes d’un dépouillement, tel ce « 180db_ » qui, avec une basse digne des grandes années de la techno, des lignes de synthé franchement malsaines et un groove hérité de la scène londonienne, arrive à couvrir une large mesure du spectre sonore. Le verre à moitié plein, on dira que c’est du très bon Aphex Twin. La moitié vide, c’est une impression qui se confirme toutefois au long de l’album : il a repris les choses exactement où il les avait laissées quinze ans plus tôt et il les recycle sans vergogne. Il y a un goût prononcé de déjà entendu dans certains titres comme « MiniPops 67 (Source Field Mix) », qui ouvre l’album, qui a de sérieux relents de mash-up déjà réalisés (voir plus précisément une version sournoise de « Windowlicker »).

Les plus grosse surprise, et peut-être le morceau le plus visuel, reste celui de clôture, « Aisatsana », un magnifique solo de piano lo-fi que l’on imagine enregistré dans un salon lumineux au parquet vitrifié, avec la porte-fenêtre ouverte sur un jardin fleuri. Peut-être une ouverture sur le prochain album déjà en préparation.

Guillaume Hayot :

À l’instar de Drukqs (le précédent album studio d’Aphex Twin) dont la plupart des titres étaient en cornouaillais, Richard D. James persiste et signe : les pistes de Syro auront des titres imprononçables pour le commun des mortels. Malheureusement, il faut bien admettre que la comparaison entre les deux albums semble s’arrêter là : Syro est aussi excellent que son prédécesseur, mais il ne semble pourtant pas apporter le renouveau espéré . Qu’à cela ne tienne, même sans être révolutionnaire, c’est néanmoins une bombe.

Alexis Kahil :

Est-il encore possible de renouveler la musique électronique, à l’heure où les reprises commerciales battent leur plein ? Richard D. James nous prouve une fois de plus que oui. Il réutilise dans Syro ses bonnes vieilles recettes – où l’on retrouve la marque de fabrique du créateur de Rephlex Records. Déformation des voix, distorsions et abstractions qui ne sont plus là pour nous faire danser mais bien pour nous faire voyager dans les tubes chaotiques de l’esprit Aphex. Il reprend des sonorités déjà entendues dans « Windowlicker », 51/13 Aphex Singles Collection ou encore l’EP Come to Daddy . En bref, Aphex Twin ne nous livre rien de neuf, mais il se plonge dans la continuité de son travail et de ses expérimentations. Il rappelle à son public qu’il est toujours là et qu’il fait de l’ Intelligent Dance Music (IDM ou electronica) son leitmotiv. L’album oscille donc entre calme et tempête, mais n’en reste pas moins un agréable titillement auditif. Pour ceux qui désireraient retrouver ce bon vieil AFX, Syro ne vous décevra pas.

Anis Najmi :

On sent que l’artiste a laissé une place importante à la recherche et l’expérimentation de sonorités à la fois complexes et (souvent) complémentaires. Elles s’entremêlent dans une ambiance travaillée . Formé de chansons évolutives, c’est un album qu’on voudrait qualifier de cosmique et d’automnal ; voire carrément d’aquatique (pourquoi pas) par moments, avec notamment l’efficace « 4 bit 9d api+e+6 ». Un disque diversifié aussi, qui se clôt par l’étonnant « Aisatsana », morceau où le temps se suspend et qui ne manquera pas de surprendre agréablement l’auditeur. Bref, une proposition assez énigmatique mais qui dans l’ensemble offre une belle cohérence à l’écoute.

Mathieu Berger :

J’ai pour Syro ce sentiment ambigu que l’on peut avoir pour un inconnu qui vous a fait mauvaise impression les deux premières fois que vous l’avez rencontré,et chez qui, lors de la troisième rencontre, vous commencez à découvrir certaines qualités qui vous troublent.

Vous seriez-vous trompé à son sujet ? Serait-il finalement un brave type, voire vraiment quelqu’un de bien, derrière son côté has been , ses blagues pas drôles et sa fausse modestie ? De manière générale, c’est en effet plutôt des défauts de cet ordre-là que j’ai d’abord retirés de mes premières écoutes de Syro . Il y a d’abord ce côté stuck in the nineties qui ne m’a pas vraiment parlé. Je n’ai pas de problème de principe avec la nostalgie dans la musique. Dans le rap US, certaines sorties récentes, résolument bloquées dans les années 1990, ont donné d’excellentes choses (par exemple le Reloaded de Roc Marciano). Mais pour l’électro et pour Aphex Twin en particulier, ça ne m’a pas convaincu. Le fait que la majeure partie de l’album s’appuie sur des drumkits années 1990, sur une électro groovy un peu cheap , des beats uptempo un peu creux sur lesquels jamais je n’ai eu envie de bouger la tête, tout cela m’a plutôt saoulé. Ennuyé sur le plan de l’écoute, mais dérangé aussi au niveau de la démarche. Le fait qu’un génie et un pionnier comme Richard D. James disparaisse aussi longtemps pour revenir avec un album « vintage », une suite de longues jams electro-funk, j’ai trouvé ça dommage. Ce côté creux s’exprime particulièrement dans les boucles insipides du morceau « 180db_130 », dont je ne vois pas très bien ce qu’on pourrait lui trouver d’intéressant. Je l’écoutais à l’instant, ma copine m’a dit : « T’as pas envie de changer? » . J’étais assez d’accord.

Alors, ça y est ? La messe est dite ? Eh bien non, et c’est là que je suis bien ennuyé. Car force est de constater que sous ces batteries et ces basses synthétiques un peu ringardes, derrière cette façade intentionnellement cheap, on voit affleurer par moments de très belles émotions mélodiques , en particulier dans la seconde partie de l’album. Je ne parle pas d’ « Aisatsana », le morceau au piano qui clôt l’album et qui est certes très joli ; mais plutôt de « SyroU473T8… » et « PAPAT4… ». Le premier démarre sur un beat rapide et progressif qui n’est pas sans évoquer les pulsations jazz-rock d’un Weather Report. Je m’apprête à soupirer à nouveau quand les batteries s’interrompent pour laisser apparaître une pluie de claviers subtils et un air complexe. Dans le second, « PAPAT4 » des nappes synthétiques éthérées grandissent autour d’un beat jungle délicat et aérien.

Dans les années 1990, Aphex Twin a bâti sa réputation d’une part sur ses géniales et terrifiantes expérimentations breakcore, et d’autre part sur sa sensibilité mélodique et ambiante. Certains de ses émules – comme Venetian Snares notamment – ont depuis largement exploité cette combinaison en la portant, à mes yeux en tout cas, un cran plus loin. Ce n’est pas sur ce terrain qu’Aphex Twin a décidé de se relancer avec Syro . D’une manière finalement assez intéressante, il a choisi de nous plonger dans un environnement électronique daté, quelconque et redondant pour mieux laisser la beauté nous surprendre, par touches et par contrastes.

Même rédacteur·ice :

Syro
Aphex Twin
Warp, 2014