Eidolon : Athènes, Londres et Téhéran
Chapitre I : Athènes - Hélène est et n’est pas arrivée à Troie
L’existence est traversée de fantômes, de personnes qui, un jour, ont marqué l’existence pour s’évanouir parmi les songes. Comme pour moi Benji Vaughan et Siavash Amini, un jour adulés et la nuit venue enfouis sous terre. Or, chacun a sorti en 2023 un album sur le thème de l’eidolon, mystérieuses présences crépusculaires. L’occasion rêvée de partir à la chasse aux fantômes en arpentant le monde depuis la Grèce Antique jusqu’à Londres et Téhéran.
Dans le récit de la guerre de Troie, telle que narrée dans les chants d’Homère, tout débute par une question embarrassante que Héra, Aphrodite et Athéna adressent à Pâris, prince troyen : qui est la plus belle d’entre nous trois ? Le malheureux répond Aphrodite, la déesse de l’amour. Cette dernière lui offre une récompense empoisonnée : la resplendissante Hélène. Pâris repart donc chez lui son trophée sous le bras (le féminisme est encore loin des esprits). Toutefois, il rencontre un problème de taille : Hélène est l’épouse de Ménélas, roi de la guerrière cité de Sparte. Fâché tout rouge, le monsieur rameute tous ses alliés pour casser du troyen : son frère Agamemnon, le fameux roi d’Ithaque dénommé Ulysse, le glorieux Achille, l’indestructible Ajax et bien d’autres qui font penser que la perfide Ilion va donner du fil à retordre à l’opposant achéen.
Cette histoire est bien connue de quiconque est initié à la culture grecque antique. Cependant, il en existe une seconde bien plus curieuse où Hélène à la fois est et n’est jamais arrivée à Troie. Cette histoire est contée bien des siècles après l’Iliade d’Homère par le dramaturge Euripide dans son Hélène. Cette version remaniée du récit explique que Héra ne se contentera pas de hocher la tête en bonne perdante quand Pâris désigne Aphrodite, mais qu’elle trouve un subterfuge pour tromper le prince troyen. Protectrice des femmes, elle présente à Pâris un eidolon d’Hélène tandis que la véritable Hélène prend la mer pour rejoindre l’Égypte.
L’eidolon est une des principales catégories d’images employées par les Grecs anciens, avec l’eikon et le phantasma. C’est avoir la sensation d’avoir face à soi la chose en tant que telle, alors qu’il ne s’agit tout au plus que de l’ombre de cette chose. L’eidolon relève alors d’une sorte d’illusion qui peut être assimilée à un mirage par lequel l’original se situe dans un ailleurs joignable ou non. Il peut être également rapproché d’un fantôme, si on suppose ici que le fantôme n’incarne aucunement la personne qu’il représente. Rappelons-nous d’Eurydice, eidolon après lequel court en vain Orphée. L’Enfer de la Grèce antique est peuplé d’eidolon. À cet égard, le Doppelgänger est sûrement l’un de ses descendants les plus proches.
Ainsi, la véritable Hélène est à l’abri pendant que la Grèce entière se déchire au pied des murs de Troie pour sauver son ombre. La version d’Euripide est par conséquent autrement plus tragique, puisque les héros ayant succombé pendant ces combats difficiles l’auront été pour une pure apparence. Mais peut-être n’en a-t-il jamais été autrement des guerres : des conflits à grande échelle qui n’ont de justifications qu’illusoires.
Quoi qu’il en soit des messages qu’on puisse en tirer, cette notion d’eidolon a eu une longue postérité. Reprise par Platon, elle infuse parmi les courants philosophiques. Aujourd’hui encore, elle pourrait trouver une nouvelle vivacité à travers la question des intelligences artificielles qui permettent de générer des doubles virtuels confondant de crédibilité. Mais d’autre part, elle est également devenue un lieu commun du fantastique et de la fantasy, jusqu’à trouver place dans de nombreux jeux vidéo affiliés à ces genres. Il en va de même dans la musique. Il existe de cette façon des morceaux titrés « Eidolon », des albums nommés Eidolon ou même des groupes affublés du terme grec. Si l’on parle ici à nouveau de musique culturellement liée au fantastique et à la fantasy – pensons au metal et à la folk pour sauter à pied-joints dans les lieux communs –, ce n’est pas toujours le cas. La portée de ce concept déborde les catégories dans lesquelles on pourrait souhaiter l’enfermer. Il inspire des artistes attirés par sa dimension plus « savante ».
En 2023, deux musiciens que je connais maintenant depuis des années ont sorti un album titré Eidolon : Benji Vaughan et Siavash Amini. Cela ne veut pour autant pas signifier que, grande déception, ils sombrent dans une sorte de facilité. Bien au contraire, ces choix témoignent de motivations profondément personnelles. Par leur geste, la notion s’extirpe de l’ambre dans laquelle elle s’est retrouvée figée et regagne toute la force de son ambiguïté intrinsèque. Eidolon est un terme fascinant pour sa polyphonie de sens et pour sa complexité : ni fantasme, ni empreinte, ni icône, il charrie avec lui son régime d’existence propre. Il se prête donc très bien aux réinterprétations par sa plasticité, au point d’épouser les desseins les plus divers.
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