Début d’année, Manhattan Transfer de l’Américain John Dos Passos reçoit une nouvelle traduction chez Folio, près d’un siècle après la première. Ce texte original grâce à sa stylistique innovante expose le récit dense d’une ville dense, fourmillante de citadins ambitieux et de gangrènes tortueuses.
Manhattan Transfer , c’est l’histoire d’une ville. Ce long livre de John Dos Passos se structure en trois parties et 18 chapitres répartis en 500 pages. Intrigant, son titre ne s’explique qu’au bout de la première partie. Ce nom d’une gare de New York, qui n’est plus cité après, provient du mouvement incessant, voire insaisissable, du texte. En effet, le jeu des histoires nombreuses qui s’entrechoquent en permanence s’inscrit dans le développement urbain et industriel du premier quart du XXe siècle.
Il y avait eu Babylone et Ninive, elles étaient construites en brique. Athènes était une ville de colonne en marbre doré. Rome reposait sur d’immenses arches en moellons. À Constantinople, les minarets flambent comme de hautes bougies autour de la Corne d’Or… […] Bon Dieu, je voudrais être un gratte-ciel.
Au fil de ma lecture, j’ai vite été un peu ennuyé par les descriptions et dialogues qui font état d’un réalisme plus qu’assumé : il n’y pas réellement d’intrigue qui tienne. L’avancée du roman se traduit d’emblée par la succession de scènes plus ou moins longues. Le style de John Dos Passos se caractérise par les collages cubistes qu’il est le premier à avoir transposé en littérature. Les personnages s'enchaînent avec leurs propres préoccupations, et leurs histoires s’enlacent, ce qui empêche l’un d’entre eux de sortir du lot et de porter l’essentiel de la progression narrative. Toutefois, au-delà de la monotonie, cette technique alors innovante dont l’aboutissement et la maîtrise m’ont subjugué, multiplie les liens et les hypothèses à imaginer entre les diverses actions. On peut aisément penser à une Comédie humaine américaine.
Ils étaient silencieux. Il pouvait s’entendre mâcher. Par les fenêtres closes s’infiltrait le ferraillement entrecoupé des cabriolets et des tramways. Les conduits de vapeur cognaient, sifflaient.
Le narrateur de Manhattan Transfer est assez difficile à cerner. Il s’amuse régulièrement à jouer sur le langage. Le présent et le passé sont mêlés, quelques vers ensemencent le récit en prose et certaines répliques des personnages sont incluses dans les paragraphes narratifs. Les autres dialogues alternent entre des accents hispanophones ou germanophones, cheveux sur la langue et bégaiements. Le multiculturalisme représentatif d’une ville déjà cosmopolite et polyglotte s’incarne par l’omniprésence de références européennes et de passages en français, en espagnol, en italien et en allemand. La profusion des particularités linguistiques du roman a été par ailleurs merveilleusement transcrite par la nouvelle traduction de Philippe Jaworski qui remplace celle de Maurice-Edgar Coindreau datant de 1928.
Hum… Moi, j’suis de Buffalo. Dans c’te ville, tout le monde vient d’ailleurs…
Revenons-en au fond : Dos Passos se révèle, comme un grand nombre d’artistes du XXe siècle, très engagé. Passant par la surconsommation, le capitalisme, la densité démographique, la bureaucratie ou la corruption politique, l’auteur se montre très critique sur une série de lieux communs américains. En témoigne un des premiers thèmes abordés, celui de l’anarchisme qui pose la question de l’organisation de grandes villes comme New York qui fourmillent de monde. Le contexte historique est éloquent : la Première Guerre mondiale et les soucis industriels et logistiques qu’elle a induit, puis le début des années folles et de l’abondance économique, et les Trente Glorieuses qui se préparent doucement.
― J’en ai marre de cette ville pourrie…
― C’est pareil dans le monde entier, la police nous cogne, les riches nous volent les salaires de misère qu’ils nous donnent, et à qui la faute ?... Dio cane. Votre faute, ma faute, la faute à Emile.
Le Manhattan de Dos Passos est un tableau, un décor qui accueille et observe des actions et des personnages dont les histoires sont loin d’être prioritaires pour définir l’essence du roman. Les méthodes originales que choisit l’auteur pour raconter la perpétuelle croissance de New York complexifient la lecture de certains passages, mais participent ainsi à l’attention que le lecteur leur porte. Et dans cette confusion urbaine due notamment à l’absence d’un personnage principal contraint à une problématique centrale, on doit comprendre que la véritable protagoniste de l’histoire, c’est la ville.