Miettes pour une histoire du rock en Chine
Le rock en Chine mérite amplement qu’on se penche sur ses déjà quarante ans d’histoire. Riche, complexe, plein de moments d’héroïsme, je ne peux pas en livrer toute la richesse, mais je peux toutefois en laisser quelques notes : trois bouteilles à la mer pour qui voudra un jour accoster ces terres fertiles. Cette seconde présente bien des fêlures, mais comme autant d’occasions de relancer les possibles.
Années 90 : d'une reprise éphémère et éclatante à l’underground
Après cette déflagration de violence, la nuit aurait pu retomber. À la place, les couleurs dispersées par le souffle de l’explosion parsemèrent l’époque de façon contrastée. Le gouvernement réprima le rock de manière erratique pour ses affinités avec la dissidence. Tout album devait (et doit d'ailleurs encore) de plus faire face à la censure afin d'être commercialisé. Mais au lieu de disparaître, le rock proliféra comme un bambou peut le faire : en développant des rhizomes. Il fit varier ses longueurs d’ondes à chaque fois que le gouvernement butait sur sa fréquence. Au lieu de passer par les médias officiels dont il était proscrit, il fut plutôt diffusé par les médias hongkongais et taiwanais. Ainsi, il survécut par le biais de ce qui hypothéquait son existence. La pop de ces deux localités déferlait sur la Chine au point de progressivement diluer le rock par leur omniprésence. Ce dernier s’estompa depuis l’aquarelle jusqu’à la goutte de couleur vive diluée dans un verre d’eau.
Depuis cette situation d’apatride autochtone, le rock eut néanmoins de grands succès. Tang Dynasty , fondé en 1987, parvint à écouler un million et demi d’album d’un metal « aux caractéristiques chinoises », repris par le groupe des termes nationalistes répandus par le parti. Preuve parmi beaucoup d’autres que le rock en Chine a certes des liens avec la dissidence, mais n’en suit pas exactement les valeurs. Black Panther , premier groupe de hard rock connu pour sa période avec le chanteur et compositeur Dou Wei , en profita également. Ainsi que Cobra , fondé en 1989 et premier groupe de rock chinois exclusivement féminin. Sans être une période tout à fait faste, étant donné la veille permanente de l’état ainsi que la confidentialité du mouvement, le rock eut ses moments de popularité et d’efflorescence créative.
1994 marqua toutefois pour beaucoup de spécialistes la fin de cette brève période de flottement où le rock pouvait plus ou moins prospérer. La pop prend clairement le pas et les mesures étatiques se durcissent encore. L’histoire de la Chine contemporaine peut d’ailleurs se résumer à cette dynamique : des phases successives de plus grande liberté et de plus grande restriction de la liberté. Les différentes générations doivent savoir lire les vagues pour les anticiper et/ou s’adapter face à elles avant qu’elles ne se/les brisent. Le genre musical plongea par conséquent dans les profondeurs. Il éclaire désormais en creusant sa voie sous terre et s’épanouit dans les marges. En surface, il arrive qu’un gardien ou l’autre, ayant découvert l’entrée d’un tunnel, en extirpe un musicien surpris en plein concert. Mais, en règle générale, l’État s’intéresse peu à ce qui se déroule sous ses pieds, satisfait de sa pleine maîtrise des horizons où son regard se porte. Il n’observe que de loin la mutation en cours. Le punk s’implante enfin en Chine.
Cette nouvelle donne musicale trouve origine par le biais des dakou, disques perforés. Jusqu’ici la musique se transmettait essentiellement par les étudiants de passage. À présent, les décharges deviennent un lieu de prédilection pour découvrir de nouveaux groupes. Les dakou sont des invendus dont l’Occident se débarrasse en les envoyant en Chine afin de les recycler. Pour les rendre illisibles, ils sont perforés sur le bord extérieur, là où se trouve la dernière piste. Le système existait également avec les cassettes audio. Mais cela n’empêchera pas des amateurs et opportunistes de s’y servir et de les revendre aux intéressé-e-s. Comme les vendeurs de Dakou montaient parfois assez haut dans les prix, les adeptes se les prêtaient afin de les copier. Ce marché gris fut essentiel pour la perpétuation du rock en Chine. C’est aussi avec les dakou que Yang Haisong, le leader du très important groupe post-punk P.K.14 (Public Kingdom for teen), étend sa culture musicale. Une nouvelle génération ainsi naît et avec elle de nouveaux circuits… ainsi qu’un autre état d’esprit.
Depuis les couleurs terreuses de la précarité dans laquelle la société inégalitaire les arrime, les groupes punk expriment ouvertement leur ressenti par rapport à leur situation et n’hésitent pas à afficher leur rébellion. Quitte à passer quelques jours en garde à vue ou en prison, épinglés par un policier de service. Le milieu punk développe une manière de vivre en rupture avec les normes sociales. C’est le cas à Pékin, dans le cercle restreint de groupes qui naissent dès 1994 ( Brain Failure , Anarchy Boys , Hang on the Box , etc.). Ils se retrouvaient dans le mythique Scream Club. Mais, c’est également le cas à Wuhan, qui connut une scène punk importante avec les incontournables SMZB et SUBS . Le leader du premier ne manquera jamais de dire tout le mal qu’il pense de la direction que prend la Chine sous le parti communiste chinois. Sa témérité ne l’empêcha toutefois pas de mener la barque SMZB jusqu’à nos jours, évoluant vers un très étonnant punk celtique . L’extraordinaire Kang Mao, du second, vit sa musique sans la moindre concession, cherchant à partager sa colère avec un public réceptif à ses paroles. Selon elle, elle ne se destine donc pas aux quartiers aisés, développés au fur et à mesure que la Chine s’enrichit. Leur satisfaction matérielle a éteint la soif de justice en ces lieux gentrifiés et les rend insensibles aux messages qu’elle cherche à transmettre. Le punk est ainsi pleinement engagé, sans détour, une expression sincère et franche des préoccupations d’une partie de la jeunesse que la prospérité ne concerne pas. Mais, il l’est bien différemment de la période précédente, qui se permettait de projeter un message d’espoir envers un renouveau politique. Le ton est plus désabusé.
La scène rock pékinoise fait ainsi des émules à travers tout le pays. En plus de cette scène Wuhanaise, il faut aussi compter dès 1997 sur la scène de Chengdu, ville située dans la région du Sichuan. Une compilation témoignant de ces débuts sortira en 1999 sous le nom de Chengdu Underground . Cette scène est encore aujourd’hui à surveiller de près. Mais ce n’est qu’un cas parmi de nombreuses autres qui écloront à travers les villes chinoises. Telles les étoiles après le Big Bang, les nouvelles formations ne cesseront de se multiplier. Il est de plus en plus difficile d’y retrouver une ligne directrice unifiée. Parler de rock en Chine devient par conséquent partial et partiel, car l’activité musicale dépasse maintenant largement la capacité à la circonscrire sans y consacrer une activité soutenue. Réduire la période entre 1994 et 1999 au mouvement punk est d’ailleurs déjà une erreur. D’autres groupes apparaissent et explorent des voies bien différentes. Je pense ainsi à la palette impressionnante de New Pants , qui synthétise new wave, punk, disco et electro pour un résultat qui peut paraître kitsch tout en ayant un charme manifeste. Il représente avec Supermarket et d’autres le mouvement New Sound in Beijing lancé par Modern Sky, label chinois continental de très grande réputation fondé en 1997. Il se veut plus tendance et vise clairement le marché international. Mais, autrement que contredire l’existence d’une vague punk importante durant ces années, ils annoncent surtout les multiples évolutions à venir.
De 2000 à 2020 : maturation et institutionnalisation
Tout va très vite en Chine. Ceci au point de faire passer le rythme de notre capitale européenne pour celui d’un village rural. Cela vaut évidemment aussi pour le rock. Les années 2000 et 2010 sont porteuses d’une série de changements frénétiques au point de pouvoir donner le tournis. D’une part, le fameux trafic des dakou perd progressivement en intérêt face à l’émergence d’internet tout autant que des mesures gouvernementales pour y mettre un terme. Internet permit un élargissement sans précédent de la palette musicale. D’autre part, de nouvelles générations, qui elles ont pleinement profité des bienfaits du miracle économique, apparaissent. Celles-ci seront moins politisées que les générations précédentes. Le lien entre rock et engagement politique est nettement plus distendu. Le rock contestataire, s’il existe encore, n’est clairement pas la règle. Le curieux ou la curieuse d’origine occidentale se doit de se garder de surinterpréter les paroles en y cherchant à tout prix un sens politique. Même si cela n’empêche absolument pas certains groupes de jouer avec les ambiguïtés de la langue pour faire passer leurs messages en sous-main. Enfin, on assista à une progressive institutionnalisation du genre. Des labels de grande envergure apparaissent. Parfois, il s’agit davantage d’une envergure économique comme pour Modern Sky. Il se développe à travers le monde en organisant de nombreux festivals. Dans d’autres cas, il s’agit davantage d’une envergure esthétique et artistique, comme par le label Maybe Mars. Également, des accords sont trouvés avec des services de diffusion en streaming étrangers, comme Douban avec Spotify. Des lieux dédiés pour les concerts sont aménagés sous le nom encore en vigueur aujourd’hui de « live club » (jusque là, les groupes se produisaient principalement dans des bars). Dès 2006, ils gagnent en capacité et sont modernisés pour suivre la demande voire l'attiser. Le milieu se professionnalise et s’industrialise.
Tout ceci entraîne un véritable éclatement dans la manière dont le rock sera perçu. La mouvance punk s’essouffle sans toutefois disparaître. Deux groupes très importants, Misandao et Demerit, sont fondés respectivement en 1999 et 2003. Mais ce sursaut ne change en rien l’apparition de nouvelles vagues d’artistes en rupture avec les précédentes. L’une d’elles souhaite sortir de l’anonymat et gagner en popularité. Un rock plus pop, plus commercial, se met à gagner en importance. Une autre poursuit le mouvement engagé par de nombreux prédécesseurs s’illustrent dans le rock indépendant. Il faut ici citer le connu et reconnu Hedgehog . D’autres dans cette veine s’illustrent à travers l’expérimentation et une certaine audace créative. Je pense aux artistes du No Beijing ( Carsick Car s, Gar , White , Snapline ), nom de la compilation se référant au No New York sans en reprendre strictement l’esthétique musicale. Ces derniers auront également comme point commun de graviter autour des activités de Michael Pettis. Ce dernier, États-Unien installé à Pékin depuis 2002, a lancé le D-22, une salle de concert qui servit de véritable laboratoire. Il ferma en 2012 mais son esprit se perpétue encore aujourd’hui à travers son label Maybe Mars . Loin d’être un cas isolé, ces collaborations entre occidentaux et musiciens chinois sont monnaie courante. Carsick Cars a accompagné en tournée Sonic Youth (dont le style est proche), White produit par Blixa Bargeld, Stolen rejoint par MarK Reeder, etc. Enfin, Pettis témoigne d’une tendance de fond porteuse de morceaux toujours plus élaborés et sophistiqués. Yang Haisong de P.K. 14, habitué du D-22, participa lui-même à ce saut qualitatif en produisant des groupes au sein de son studio. Et je n’évoque ici même pas le métal chinois, bien vivant, qui mériterait un article à part entière.