critique &
création culturelle
Noise
Chorégraphie d’une vie Assayas Cinematic Universes III

Après avoir multiplié les circonvolutions autour de Noise par une exploration du réseau complexe par lequel le documentaire se définit, que ce soit cinématographique ou musical , il est temps de mettre fin à ce tourbillon par un dernier vertige au cœur du paradoxe.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser le déroulé très naturel du documentaire, Assayas a tout à fait déconstruit et reconstruit la structure du concert. Il suit de cette façon une structure cyclique, une sorte de danse, comme Assayas chorégraphie ses caméras dans Fin août, début septembre. Cela signifie concrètement qu’ici, après une courte intro, le documentaire commence par des artistes marqués par une certaine douceur, voire un côté pop, puis des artistes plus « noise énervé », pour ensuite laisser les oreilles se reposer avec trois nouveaux artistes plus apaisés et repartir sur une dernière déferlante qui s’achève sur l’outro.

Dès le générique, la tonalité est donnée : feedbacks de guitare, images épileptiques et en soubresauts, bataille des couleurs, apparition du titre, Noise (tous ces éléments reviendront tout le long du documentaire) lesquels se fondent rapidement mais en douceur vers les sonorités orientales du premier musicien, Alla. L'image reste cependant quelques instants floue lors de cette transition, pour enfin faire la mise au point sur un artiste absorbé par sa musique. Cette sérénité se transmettra quelque part au Début de l’A , mais à la façon d’un téléphone arabe la transmission se fait non sans pertes ni transformations du message initial. La douceur devient mielleuse, une confiserie particulièrement sucrée qui déborde de sensibleries et de manières très parisiennes et franco-françaises. Toutefois, cette douceur finit par se limiter à la voix de Joana Preiss (White Tahina) avant d’être finalement engloutie par le bouillonnement noise de Text of Light prenant le dessus sur les derniers pans de la plage sonore jusque-là épargnés. Même l’image finit irrémédiablement contaminée. Ces alternances entre douceur pop ou acoustique, exotisme et le côté plus brutal des sonorités bruitistes industrielles forment une sorte de contraste tantôt doux tantôt soudain et violent, et fait ressurgir aussi ce bruit culturel que l’on retrouve dans ses films précédents. Ce mouvement se reproduit lors du repli du noise au profit d’un retour à un certain ordre musical sous l’égide de timbres chauds.

Ce nouveau cycle commence dès lors avec les balades pop de Jeanne Balibar, caressant les oreilles et enveloppant dans un univers douillet. Puis, il se poursuit avec le blues malien d’Afel Bocoum, qui fait sortir petit à petit le public du cocon balibarien et éveille à de nouvelles couleurs musicales plus entraînantes et polyphoniques. Marie Modiano, entre la ballade amoureuse et le rock anglophone fougueux qui ne sont pas sans rappeler une certaine Patti Smith, finit d’éveiller le public alors que son chant déploie sa poésie par-dessus les riffs hypnotiques de guitare. À partir de là, la voie est ouverte pour la déferlante finale où la chanteuse de Metric embrase la scène. Et surtout, où la monumentale prestation de Mirror/Dash se charge de réduire en cendre ce qui restait de trop plein de lumière pour opérer dans un clair-obscur où musique et bruit s’équilibrent sans s’anéantir.

Noise de cette manière se détricote pour retourner au fond cosmique universel où il puise une nouvelle énergie pour se tricoter sous de nouveaux motifs… eux-mêmes destinés à se désagréger devant l’expansion de l’abrasion noise. C’est le cycle de la vie à double titre. Amis, connaissances, collègues de travail d’Assayas apparaissent tout le long du film et le film lui-même par sa respiration interne agit comme une bruyante créature se nourrissant et mourant au sein du son pour ne s’éteindre que par le silence, brute et spontané.

Dans ses plus grands moments de vitalité, ses rêves se superposent aux prestations des artistes pour devenir courts-métrages dans lesquels l'œil peut lui aussi se noyer dans un chaos de formes et d’informes. Ainsi en va-t-il pour Mirror/Dash, point d’intensité maximale qui synthétise d’un seul tenant bruit visuel, bruit sonore et bruit culturel. « Hotel Athiti » vagabonde dans un mélange visuel où entrent en collision le patinage artistique et terres extrême-orientales marquées par les affinités d’Assayas pour ces régions du monde. Également, plus discrètement, les grognements de la créature cinématographique résonnent dans le grain de l’image, générant ainsi un bruit numérique, photographique. Les plans sont dynamiques, tremblent, se (dé)calquent parfois les uns sur les autres, musiciens sur paysages ; serait-ce une volonté d'Assayas de proposer franchement des paysages soniques ? Quoi qu’il en soit, le bruit se retrouve aussi par moments dans Noise lorsqu’il cède tout simplement la réalisation à quelqu’un d’autre, comme pour Metric (réalisé par Léo Hinstin et Olivier Torrès) et les intros et outros de Jim O’Rourke. Parfois des clins d’oeils plus directs sont faits, comme une apparition du mot « noise » lors d’une performance.

Par conséquent, le bruit dans Noise n’est pas totalisant. Il ne remplit pas tous les espaces pour finalement ressembler à de la neige sur une télévision analogique. Comme c’est un bruit cinématographique, il ne peut que naître et se développer dans le temps. Mais aussi, comme c’est un bruit qui ouvre, qui crée un espace d’instabilité, de tension, il est un seuil où les espaces-temps peuvent se rencontrer par-delà fiction et réalité. Comme le bruit ne peut être présent à lui-même que de façon paradoxale, c’est-à-dire en étant un simple point de fuite disparaissant dans le passé ou dans le futur, il s’excède lui-même. Le cinéma r encontre alors la vie.

Alyssa Martini & Benjamin Sablain

Même rédacteur·ice :

Noise

Réalisé par Olivier Assayas (avec Léo Hinstin , Olivier Torrès et Jim O’Rourke )
France, 2006
115 minutes