critique &
création culturelle
Sailor et Lula
Ou l’autre côté de l’arc-en-ciel

Œuvre magistrale du maitre David Lynch, Sailor et Lula est un film qui marque non seulement le début des années 90 mais aussi toute une génération.

Permettant à son réalisateur de rafler la Palme d’Or (1990), le film raconte le road-trip initiatique de Sailor (Nicolas Cage), gentil voyou, et Lula (Laura Dern), gamine traumatisée qui cherche à s’échapper des griffes de sa mère. Les deux jeunes adultes font route à la recherche d’une vie faite d’amour et de musique, dans le but d’échapper à l’emprise d’une société dépassée aux prises de la violence.

Au niveau formel, Sailor et Lula s’inscrit dans une recherche artistique en convoquant une technique particulière déjà usitée par les plus grands poètes. Baudelaire, Apollinaire, Nerval : tous utilisent la synesthésie, figure de style qui met en éveil les cinq sens à travers l’écriture. Cette technique est d’autant plus parlante au cinéma, puisque Lynch fait aussi bien parler la vue à travers différentes couleurs symboliques, que l’ouïe par les différentes musiques ou l’odorat, lorsque Sailor fait remarquer une odeur de vomi à Lula dans la chambre d’hôtel. Ces différents symboles se rangent chacun dans les deux champs significatifs qui s’affrontent tout au long du film : celui de la lumière et de la tendresse, opposé à celui de l’obscurité et de la violence. Il suffit de suivre ce fil d’idées pour se retrouver dans le dédale de signaux mis en place par le réalisateur.

Les couleurs qui envahissent le cadre lors des scènes de sexe entre les deux amants s’inscrivent dans la partie primaire du prisme optique. Ces couleurs, chargées tant positivement que négativement, envoient des indices au spectateur : le jaune, couleur de la joie est aussi associée au mensonge (Sailor ne dit pas à Lula qu’il va braquer une épicerie) ; le vert représente l’espérance mais aussi l’inconstance (la vie antérieure de Sailor qu’il cache à sa bien-aimée) ; ainsi le rouge est la couleur de la passion et de l’amour mais aussi de la colère et du danger (couleur dont la mère de Lula se recouvre le visage dans un excès de colère). Dès lors, les nombreux gros plans de feu ou d’allumette craquée sont aussi à interpréter de manière ambivalente : la flamme représente la lumière dans l’obscurité mais reste une source de danger. De la même façon, la musique est aussi signifiante que le visuel. Dans la scène de la boite de nuit, la musique assourdissante instaure le danger représenté par un concurrent de Sailor qui cherche à séduire Lula. Ce type d’association se retrouve aussi avec l’odeur de vomi qui annonce le dégoût physique attaché au personnage de Bobby Peru.

Le système d’association d’idées est repris pour servir le fond également mais à travers une chaine de références cinématographiques et musicales qui, associées, créent la trame et la tension inhérente au film. La première est celle qui installe la quête des deux amoureux à travers leur road trip entre les états de la Caroline et de la Nouvelles Orléans : la veste en peau de serpent de Sailor que Lula lui rend dès sa sortie de prison. Cette veste n’est autre que celle de Marlon Brando dans L’Homme à la peau de serpent , où il joue un vagabond qui arrive, lui aussi, à la Nouvelles Orléans. Comme le dit Sailor, cette veste symbolise une expérience propre de la vie et d’une volonté de liberté, la fuite des deux amants coïncidant avec la sortie de prison du jeune voyou. On peut donc comprendre que tous deux se libèrent à leur façon de l’emprise de la société : Sailor de la prison, Lula de la maison familiale et du joug de sa mère.

La référence musicale à Elvis Presley est aussi présente plusieurs fois dans le film. Elvis, idole d’une génération d’après-guerre, ouvre le chemin à un nouveau style de musique et à une ouverture des mœurs des années 60. Il reste encore aujourd’hui le symbole d’une révolution adolescente. Sailor chante plusieurs chansons d’Elvis à Lula, ce qui conforte l’idée que les jeunes vivent une idylle hors de la réalité conformiste représentée par la mère de Lula. Dans la scène où les deux jeunes gens vont danser, une fois la bagarre avec l’homme qui a tenté de draguer Lula terminée, Sailor prend le micro du groupe punk sur scène et chante « Love Me ». L’indice qui trahit l’illusion des amoureux se révèle lorsque le groupe punk chante avec Sailor une chanson totalement opposée au style qu’il proposait initialement dans la boite de nuit. David Lynch fait tanguer son film vers la comédie musicale puisque, dans la dernière scène, Sailor chante une chanson clé du King : « Love Me Tender ». Dans le film du même nom, Elvis Presley, qui joue le personnage de Clint Reno, épouse la femme de son frère. C’est cette chanson qui marque l’union définitive et finale de Sailor et Lula, malgré les années de prison de Sailor qui mettent en péril le jeune couple.

La présence des chansons interprétées par les personnages eux-mêmes et ce côté comédie musicale convergent avec les références très explicites au Magicien d’Oz de Victor Fleming. De la même façon que Lula avec sa mère, l’héroïne de Fleming, Dorothée, atterri dans un monde enchanté où elle rencontre divers personnages comme l’Épouvantail ou le Lion peureux (que l’on retrouve en peluche, poupée que Sailor offre a à son fils Pez) qui l’aident à suivre la route de brique jaune pour délivrer le monde d’Oz de la méchante sorcière de l’Ouest (chez Lynch, la mère de Lula) et trouver le Magicien qui lui permettra de rentrer chez elle. Lula reproduit exactement le même mouvement d’épopée avec Sailor dans une quête d’idéal amoureux à la Bonnie and Clyde. Cependant, une fois arrivés de l’autre côté de l’arc-en-ciel de la Nouvelles Orléans, Lula et Sailor se rendent compte que tout n’est pas comme ils l’espéraient et que la société basée sur la violence et l’oppression arrive toujours à se frayer un passage dans leur monde. L’innocente Lula va devenir mère alors qu’elle s’efforce de fuir la sienne et Sailor retombe dans ses travers de gangster en s’alliant à Bobby Peru pour voler l’argent de la supérette. Elle tente alors de faire claquer ses chaussures rouges comme le ferait Dorothée pour rentrer chez elle. Le conte tourne au cauchemar lors de l’arrestation du jeune homme et rend l’idéal de liberté des deux amants impossible.

La réalité rattrape Sailor et Lula qui, quand ils se retrouvent après la peine d’emprisonnement du voyou, sont empreints de violence : Lula évite de justesse un accident de voiture et Sailor se bat avec une bande de malfrats. Chacun voué à l’emprise de cette société, la reformation de leur couple est évitée jusqu’à ce que Sailor tombe sur la fée du Nord, tout droit sortie du Magicien d’Oz . Celle-ci lui rappelle que la violence ne se résout que par l’amour, seul moteur du monde idéal que les deux amants s’étaient construit lors de leur road-trip initiatique. Cette vision lui permet de retourner dans une bulle d’irréalité et d’amour (vu que les deux amants dansent sur des voitures bloquées dans un embouteillage) où Sailor pourra enfin chanter « Love Me Tender » à Lula.

David Lynch fait appel dans son film à trois mythes typiquement américains que sont Marlon Brandon, Elvis Presley et le Magicien d’Oz pour mettre en scène un clash euphorique des générations, symptôme d’un désenchantement de fin de siècle. Cette désillusion est vue comme l’une des préoccupations principales des réalisateurs de la fin du XXe siècle (cf. Trainspotting de Danny Boyle).

Marie Many

Même rédacteur·ice :

Sailor et Lula

Réalisé par David Lynch
Avec Nicolas Cage, Laura Dern, Willem Dafoe
USA, 1990
127 minutes