critique &
création culturelle
    Chute d’Icare
    de Christine Guinard

    Dans la galerie Karoo, nous accueillons un texte de

    Dans la galerie Karoo, nous accueillons un texte de

    Christine Guinard

    . Née à Paris, où elle a fait des études de musique, de lettres et de philosophie, elle a publié en 2017

    En surface

    aux éditions Éléments de langage, et

    Des corps transitoires

    chez Mémoire vivante. En 2016, c’était

    Si je pars comme un feu

    à L’Arbre à paroles, dans la collection Résidences. Elle a également traduit et présenté le

    Journal d’un réfugié catalan

    , cahier d’exil rédigé lors de la Retirada (Mare Nostrum, 2012).

    Alors, Icare vit ce qu’il savait être là comme une menace, la mer étale, ouverte aux rais de lumière et prête à s’évader de côté au bout des rochers. Il fut empli d’un sentiment ambigu, une peur sèche mêlée de joie innocente, devant la grandeur de l’élément intimement connu et pourtant indompté. Un vertige, ne pas tomber à l’eau, simplement, comme un homme mortel qui s’effondre et se noie. La mer, ici, quoique huileuse, n’a pas de scrupule. Il redressa le torse pour s’adresser à l’ouverture du ciel, là où rien n’est fini. Il savait qu’ici, pour lui, tout commencerait. L’irrépressible ascension vers l’éternel aérien, les grands battements d’ailes pour se délester du matériau de croûte et de sable, en direction du soleil. Aucun homme n’avait su, jusqu’alors, tenter de s’approcher du soleil, surpasser la voltige des oiseaux migrateurs au long cours, gagner le seul point d’où la vue plonge et contemple ; enfin, le surplomb. Il se dressa plus fermement encore et prit une profonde inspiration, s’arrondissant, espérant désormais donner à l’air une prise plus nette. Il s’avança vers la pointe nord qui dominait la mer en falaise abrupte. Il se rendit au plus près du bord, là où personne ne s’aventurait jamais, là où le vent même déciderait de son sort, face à la houle.

    Il regarda vers le haut, lança sa jambe droite comme pour un combat et entraîna dans l’élan son corps tout entier, en un immense rugissement d’ailes miroitantes, cinglantes, effroyablement lancées au-dessus des eaux.

    Icare prit son envol. Il se métamorphosait. Désormais c’était une chimère, un composite de chair, d’os et de peau, volant au-dessus du grand corps d’eau, à coups d’ailes cadencés, maîtrisés. La mutation était presque complète et Icare ne pouvait plus, déjà, regretter le sol meuble, terne, de la terre qui l’avait porté. Il était devenu cet autre, ce gigantesque oiseau des mers qui, tel l’albatros jadis encore gauche, empêché de suivre l’ordre du monde, sillonnait majestueusement juste là, tout près de ses pas d’hier, juste au-dessus, l’air devenu grisant dans l’amplitude de son corps nouveau.

    Icare n’était pas surpris, à la vérité. Il était soulagé d’avoir retrouvé le chemin qu’il avait cru perdu, la voie des astres dont, chaque jour, il avait failli détourner le regard pour préférer sa place au pied de la falaise, parmi les habitants des terres de labour. Il n’était pas surpris car il s’était senti étranger aux préoccupations du sol, il avait détesté les êtres minuscules, solitaires, agglomérés en colonies étranges qui prétendaient, aurait-on dit, être pour quelque chose dans le rayonnement fragile du jour. Si l’on souhaitait véritablement porter le regard, voir quelque chose, ce n’était pas aimanté par la gravité au ras du sol, à hauteur de mer, seul parmi les autres solitudes, que le désir aurait assez d’envergure. Il fallait, coûte que coûte, il faudrait bien prendre son envol .

    Icare volait, tantôt s’enveloppant la moitié du corps de ses ailes repliées sous lui comme en prière, tantôt leur faisant épouser le mouvement de la détente du bras, de larges volutes qu’il déployait en tracé spiralé, seul au milieu de l’air chaud et des mugissements du vent. Icare développait sa danse en direction du soleil, rapidement, suivant une ligne diagonale parfaite, comme s’il l’avait mainte fois dessinée au compas aux heures studieuses du soir. Il faisait un peu trop chaud, mais cela participait à ce plaisir insensé qui l’avait travaillé sa jeune vie durant ; il sentait en lui la poussée d’un élan archaïque guidé par l’atmosphère tropicale. Sans doute connaissait-il, enfin, bien au-delà de ses espérances, une forme d’extase essentielle, la joie intime d’être au monde déployé, contenu tout entier en une détermination légère et simplement maître de son art .

    Du bout de ses ailes, Icare s’approcha encore du soleil, sans le regarder, tant son rayonnement était insoutenable. Et puis il sentit la résistance de l’air, l’effet de la chaleur puissante sur son corps de chimère, le ralentissement, peu à peu, de son ascension. Il sentit que quelque chose de lui ne tenait plus la cadence, qu’il ne parvenait pas tout à fait à s’intégrer dans l’atmosphère qui le saisissait comme une proie négligeable. Soudain, Icare perdit de l’altitude et il lui sembla reconnaître la sensation identifiable, intimement, de ses plongeons dans l’eau tiède. Il était en train de tomber, insensiblement, droit dans la mer.

    Le rêve du jeune homme, enchevêtré dans ses ailes aux jointures périssables, s’écroulait en tourbillonnant dans la chute vertigineuse. Son corps dessinait la colonne d’air nuageuse, comme fumant encore de l’élan initial, qui aurait dû signaler son aboutissement dans les hauteurs. Icare tombait, sa chute était précise, l’alignement de ses jambes et de ses bras, les ailes repliées, était presque parfait. Et puis, brutalement, violemment, il s’écrasa dans l’eau dure. Après un instant, rien de lui ne fut plus perceptible que sa jambe, son pied qui semblait tenter, dernière manifestation de son humanité, d’appeler à l’aide, humblement.

    Personne ne prêta attention à cette descente de météorite, déboulée tout droit des environs du soleil. Le monde alentour était absorbé dans la lueur vert jade que le rayonnement du matin produisait au contact de l’eau de mer. Un navire même, feignit d’ignorer cet événement, apparu comme un tremblement microscopique dans la conduite du jour. Un seul homme, surpris, voulut montrer du doigt, tendre, peut-être, une main. Puis il se ravisa, happé par l’atmosphère de sourde oreille que la terre, comptable de l’affront extraordinaire assumé par son propre enfant, opposa à Icare. Dans ce formidable défi engagé par un jeune homme, extirpé au sol plombé tel une créature hybride, il fallait vaincre ou mourir. Icare s’était noyé dans l’eau d’agate, un matin de printemps.

    À lire également sur Karoo :

    Dans le macrocosme, une interview de Christine Guinard
    Si je pars comme un feu, Foyer de mémoire

    Même rédacteur·ice :
    Voir aussi...