On a visité Charleroi
Karoo a visité quelques lieux culturels à Charleroi. Il en revient avec une bonne dose de questions et quelques images. Pour le premier épisode, on s’est rendu au Vecteur, plateforme culturelle située rue de Marcinelle dans la ville basse, lieu de diffusion et de résidence artistique pluridisciplinaire.
Qui êtes-vous ?
Rémy Venant : je travaille au Vecteur depuis juin 2013, et ce qui est mis sur le papier c’est programmateur, ce qui est une notion relative dans un endroit comme ici, parce qu’on fait tous plein de choses au Vecteur. On est quatre et demi, quatre temps pleins et un mi-temps.
Romain Voisin : je suis le coordinateur du Vecteur. J’étais d’abord chargé de comm’ comme Rémy. On a aussi trois ou quatre bénévoles qui tournent autour du projet.
On a visité Charleroi
Qu’est-ce qui se passe ici ?
Romain : la formulation exacte est plateforme pluridisciplinaire (on dit aussi plateforme culturelle) parce que la transdisciplinarité est dans l’ADN de notre projet. On propose de la musique, des arts plastiques, du cinéma et la littérature, avec cette envie de promouvoir la jeune création. Derrière le Vecteur il y a l’asbl Orbital, mais il y a d’autres structures qui gravitent autour et y travaillent presque quotidiennement, comme bénévoles ou comme employés. Il y a notamment T-Heater, Transculture et Balaise Productions.
Peux-tu décrire l’endroit où on se trouve ?
Rémy : On est au Rayon, la bibliothèque du Vecteur dédiée à la BD indépendante ou plus largement la littérature indépendante sous forme de revues, d’essais…
Comment tu définis « indépendant » ?
Rémy : C ’est avoir une identité qui se démarque des bibliothèques plus communes avec des ouvrages plus généraux. Ici, on a les éditions Ça et là, Fremok, Les Requins marteaux, la Pastèque… On a voulu apporter quelque chose de complémentaire qui enrichisse le réseau de lecture publique de la Ville de Charleroi. On a pas mal de fanzines assez rares qui ne peuvent pas sortir d’ici, des ouvrages tirés à une centaine d’exemplaires.
La spécificité de l’indépendant est donc le tirage ?
Romain : Non il y a différentes choses, on peut trouver à la fois de la micro-édition, de l’édition artisanale, du livre d’artiste… C’est plutôt lié à l’essence même du contenu ou tout simplement des gens qui ont commencé seuls, à l’image de nos prédécesseurs qui ont créé l’asbl il y a vingt ans. Ils ont galéré dix ans avant de s’en sortir. Il y a aussi Fremok, issu de la fusion entre une maison d’édition belge et une maison française, qui ont décidé d’être leur propre diffuseur et d’être tous les maillons de la chaîne à la fois. C’est ça, être indépendant. Et ce qu’on aime dans ce mode de production, c’est le côté touche-à-tout. On a la chance d’être à toutes les étapes de la création. Par exemple, quand on propose des workshops tous les premiers samedis du mois (on fait aussi de temps en temps des ateliers d’écriture), ça porte beaucoup plus sur l’objet, ce qui permet de te dire en sortant que toi aussi tu peux tout faire toi-même.
Retrouve-t-on la même logique dans les autres activités que vous proposez ?
Rémy : Oui, parce qu’on participe aussi à des stades de fabrication. Le plus bel exemple ici, c’est qu’il y a des choses que les gens ne voient pas quand ils passent devant le Vecteur : les résidences, la musique, la littérature, les arts plastiques…
Qui recevez-vous en résidence ?
Rémy : N otamment le rappeur liégeois Le Dé, qui a toujours travaillé avec un beatmaker , mais qui a besoin de se poser pour essayer des choses avec une batterie, une guitare, etc. Là, on est pas dans la diffusion, on est vraiment dans un soutien à la création. On peut faire pareil avec les arts plastiques, qui durent plus longtemps que les résidences musicales. Ils vont travailler sur un concept d’exposition qui sera proposé dans la galerie juste en face, le V2.
Est-ce que vous intervenez ailleurs dans le processus que dans la mise à disposition du lieu ?
Romain : Pour les résidences officielles, même si je n’aime pas ce terme-là, d’artistes ou de collectifs plasticiens, on commence par un appel à candidatures. Les artistes y répondent, on choisit quelqu’un, un temps est déterminé avec un point A et un point Z, le Z c’est l’expo, et le A c’est l’arrivée de la personne dans un appartement. Il dispose d’outils, de lieux de travail et d’un budget qui varie entre 2 000 et 3 000 €. Pendant le processus, nous n’intervenons quasiment pas, on laisse germer l’idée, se développer le projet et on ne s’estime pas curateur. On donne juste de temps en temps des conseils d’ordre technique et pratique.
Rémy : Une résidence s’axe toujours sur une notion expérimentale, ça vaut dire qu’on fait confiance aux personnes qu’on accueille ici. Il n’y a pas de conventions établies avec eux, on ne signe jamais rien parce qu’on s’en fout. On est assez grand.
Comment choisissez-vous les résidents ? Qu’est-ce qui vous touche ?
Rémy : Il ne faut pas se leurrer, c’est subjectif. On se réunit à trois et on voit les dossiers qui nous ont le plus touchés. Ce qu’on aime, c’est surtout le côté participatif, les projets sans concept et désacralisés par rapport à l’art contemporain. On veut se détacher de la névrose de l’artiste qui est très cliché.
Quel est votre rapport à la ville ?
Romain : Déjà, on est à Charleroi en ville basse, ce ne serait pas la même chose si c’était ailleurs. On est là pour apporter ce genre de production à un public qui n’est pas habitué à ça. Il y avait déjà le BPS22 ou l’Éden, mais c’était important pour les autorités de la ville et de la Fédération Wallonie-Bruxelles de subsidier un projet comme le nôtre. Dans notre quartier, on a eu du mal à être identifié, c’était compliqué. Ce qu’on ne voulait pas, c’était une pratique de l’art contemporain fermée sur elle-même, on voulait qu’elle soit ouverte, notamment au quartier, surtout s’il est difficile. Aujourd’hui, nos voisins poussent la porte et viennent voir les expos, c’est une vraie réussite.
D’ailleurs, pour exposer chez nous, l’artiste est « obligé » de proposer un atelier pour présenter sa pratique. C’est de cette manière qu’on peut attirer les habitants du quartier au Vecteur et les initier aux différentes pratiques artistiques. Cet aspect médiation est important pour nous.
Qu’en est-il de la scène ?
Rémy : On a une grande salle pour des concerts, des projections ou des performances. Par exemple, ce soir, on projette le documentaire Des cultures et des villes qui porte sur la production locale. Typiquement, c’est un partenariat avec Présence et Action culturelles, un mouvement citoyen qui sensibilise, entre autres, à la thématique « so food ». Il y aura aussi un buffet avec des produits locaux et responsables. On organise aussi des choses dans la brasserie, où il n’y a pas de scène, mais du carrelage. Les groupes jouent par terre, on projette parfois du VJing, il y a beaucoup de DJsets.
Quelles genres de musique ?
Rémy : Le plus possible ! Du hip hop, du rap, du rock, de la noise, du punk, des musiques plus lourdes comme du hardcore ou du métal. Ça peut prendre la forme de concours, comme le concours circuit ou Volta. On peut monter des plateaux nous-mêmes avec trois groupes qu’on choisit ou des sorties de résidence, ou encore des ciné-concerts ou des goûters-concerts le samedi après-midi (un concert à volume réduit, une demi-heure maximum pour les gamins).
Romain : Pour le spectacle vivant, le théâtre n’est pas dans nos missions, mais il nous arrive de prêter l’outil, à L’Ancre par exemple, pour que leur troupe d’ados crée son spectacle pour le festival Kicks.
Quel serait le style, l’esprit ou l’esthétique du lieu et de sa programmation ?
Remy : C’est une question très complexe. Il faut bien comprendre que derrière un lieu, ce sont des personnes. Et depuis 2008, le vecteur a vu défiler un nombre infernal de personnes qui chacune ont un peu dessiné le Vecteur à leur manière.
Mais vous, quelle image vous aimeriez qu’on ait de ce lieu ?
Romain : Pour ma part… Bon, c’est une utopie, ça prendra des années pour le construire : un lieu avec une programmation curieuse mais un lieu qui ouvre sa programmation et dans lequel tu te sens bien, au point de lâcher prise et de te laisser guider par la programmation, que les gens viennent sans savoir ce qui est programmé. Ça arrive quand c’est gratuit, mais la grande classe, ce serait qu’ils le fassent quand c’est cinq euros. Je viens avec mes amis parce que je sais que la programmation me plaira et qu’on passera un moment chouette. On ne veut pas dissocier le culturel de l’amusement même si parfois, face à un film ou une œuvre, tu ne vas pas ressortir sans pleurer ou sans être complètement enragé. Il y a l’amusement mais aussi l’éveil du sens critique.
Rémy : Un lieu où tu te dis « ah, je pensais pas que… » ou « je savais pas qu’il était possible de faire ça ». Tout ça demande de la confiance. Et de prime abord, c’est pas toujours facile. Le vecteur, c’est un grand bâtiment noir et blanc qui passe des fois pour un bunker, alors qu’il se passe plein de choses à l’intérieur. C’est un endroit vivant, qui n’a rien d’austère. Mon utopie à moi, c’est un endroit bien ancré dans son quartier, tout en permettant aux gens de découvrir la BD indépendante ou la musique expérimentale. Ça ne fera pas des experts, mais des gens qui savent que ça existe et qui peuvent se sentir touchés. Tout ça en tenant compte des réalités du terrain.
C’est quoi, les réalités du terrain ?
Rémy : Charleroi ville-basse, c’est un quartier en travaux, qui vient d’inaugurer un gros centre commercial, Rive Gauche, qui est plein de gueules cassées, j’ai pas peur de le dire, on parle d’un public précarisé. Mais c’est un quartier qui a beaucoup de charme. De bons vieux cafés wallons, où surtout tu rencontres des gens, des gens de Charleroi. Souvent, nos artistes en résidence y passent du temps et nous disent qu’ils y ont appris plein de choses sur le coin, ils prennent des noms, découvrent des endroit et surtout, ils sont accueillis à bras ouverts.
Vous venez de Charleroi, tous les deux ?
Romain : Non, pas du tout. Je suis français, du Nord. Ça fait six ans que j’habite dans le coin.
Rémy : Moi, je suis de Mons et j’habite Bruxelles.
Romain : J’ai fais mon stage de fin d’études ici puis j’ai été engagé et je me suis beaucoup plu ici alors je me suis installé. De toute façon, je viens du Pas-de-Calais, du bassin minier, c’est quasiment la même chose. Je ne suis pas en complet décalage, je connais le milieu. Et Rémy, c’est pareil.
Rémy : Oui, il y a plein de bleds autour de Mons qui sont aussi affectés qu’ici, où c’est dur. Tu constates clairement qu’il y a eu un problème quelque part, il y a un certain temps, qui n’a jamais été résolu et qui a empiré à certains niveaux.
Vous pensez que le Vecteur peut agir sur ça ?
Romain : À petite échelle… De toute façon, de base, dire qu’on va résoudre des problèmes avec de la culture… C’est tellement complexe, ça dépend de l’imbrication de tellement de facteurs.
Rémy : Et beaucoup de ces facteurs nous dépassent complètement. On n’est pas aux commandes de l’économie mondiale, et pourtant, l’économie mondiale a un impact sur ce qui se passe dans cette rue, faut jamais l’oublier, c’est comme ça que ça fonctionne.
Vous n’avez pas l’impression de participer à la gentrification du quartier ?
Rémy : c’est vrai qu’on doit se situer par rapport à ça. C’est une question qui n’est pas assez souvent posée concernant Charleroi. Je m’étonne encore qu’il existe des endroits comme le Vecteur dans des quartiers dévastés comme celui-ci. Mais je pense qu’il y a un changement en cours. On n’est pas les seuls à s’installer. Il y a Quai 10, la Manufacture urbaine, qui va programmer de la musique, fabriquer du pain, brasser de la bière. Tous ces processus qui se mettent en place vont faire que le quartier va revivre. Concernant la gentrification, je suis assez d’accord, c’est un risque. À nous de jouer les bonnes cartes, en créant des ponts entre les résidences et les gens du coin, par exemple, ou en ouvrant encore plus la bibliothèque sur le quartier. On a distribué des invitations gratuites pour des concerts dans toutes les boites aux lettres du quartier. Un barbecue sur le trottoir, pourquoi pas, pour fédérer les gens, leur faire comprendre que cet endroit est accessible.
Votre public, aujourd’hui ?
Rémy : Il est constitué de Carolos, mais il y a beaucoup de Bruxellois qui viennent aussi. Entre vingt-cinq et quarante-cinq ans. Pas énormément d’ados, même si on a une image jeune. Des personnes qui savent pourquoi elles viennent, qui sont des consommateurs de culture. Je dis « consommer » parce qu’il ne faut pas idéaliser les choses. Vous venez au Vecteur, vous achetez une bière, vous consommez, vous payez votre entrée, vous consommez une proposition culturelle. Dans le cadre des ateliers, c’est différent. On travaille par exemple avec Article 27 pour que des gens du quartier puissent se dire « je suis le bienvenu ici » et ne se sentent pas exclus par cette gentrification, justement.
Romain : On ne veut pas que des gens clean , on veut de tout. On est à la recherche de public. Au début, c’était dur, là ça va beaucoup mieux et dans cinq ans, ça ira encore mieux.
Rémy : Moi, quand je rentre à la Quille (le café en face), je dis bonjour bien fort, pas pour m’imposer mais pour leur faire comprendre qu’on n’a pas un rapport froid avec ce qui nous entoure.
Romain : Les moments que je préfère, c’est quand on fait des vernissages, avec des concerts gratuits. Il y a souvent plein de monde, et les gens restent à la Quille pour boire des verres, puis vont manger une frite à côté. Ce ne sont pas des concurrents, ce sont des plus. Nous, on est une asbl. Dès que j’ai équilibré ma caisse, je suis content.
Si vous aviez plus d’argent à investir, vous le mettriez dans quoi ?
Romain : Un emploi, dans la médiation et le développement de la bibliothèque. Ça permettrait aussi de faire un roulement des présences en soirée.
Des artistes que vous aimeriez accueillir ?
Rémy : Artemio Rodriguez, un sculpteur et graveur mexicain qui fait un travail complètement fou. En musique, Xiu Xiu, au hasard.
Romain : moi, j’ai déjà réalisé mon rêve : Mike Watt, le bassiste des Stooges seconde mouture. On a eu la chance de le programmer avec un groupe polonais que j’adore, Kurws.
Un projet que vous avez aidé et auquel vous croyez particulièrement ?
Rémy : Le Dé, un rappeur liégeois. Le mec m’a vraiment convaincu. Les Concasseurs aussi, une de nos plus belles résidences. Ils ont un procédé de glanage de matières premières dans l’environnement qui les entoure qu’ils concassent pour faire de la sérigraphie en créant leurs propres couleurs et textures.
Romain : On a accueilli MiOche, qui est venu dessiner une fresque pendant tout le festival Livresse, dans la librairie. En voyant cette fresque, la ville de Charleroi lui a commandé des affiches pour cinq moments importants et festifs de la ville. On est contents parce que c’est ici que la ville l’a découvert.
Rémy : Livresse est notre plus gros événement. C’est un pilier historique de l’asbl. C’est un festival littéraire qui propose des discussions avec les auteurs, des workshops , une librairie éphémère et d’autres choses autour, comme des performances ou des concerts. Ce qui m’intéresse le plus dans ce festival, c’est la possibilité de montrer que la littérature n’est pas qu’une histoire de livre, mais une manière d’écrire les choses. Au Rayon, notre bibliothèque, on a un fond de bandes dessinées qui est très particulier, qui peut verser autant dans la bouffe que dans le cul ou la connerie. Tintin, Gaston, c’est un travail de malade, mais il existe beaucoup d’autres choses qu’on peut mettre en évidence durant Livresse. On aime aussi montrer des démarches littéraires qui sont plus rock’n’roll, plus barjes, comme le travail de Jo LLcool. Il détourne de vielles photos de familles, genre Ma tante à la communion de la petite , et réinvente des scénarios à partir de ces images. C’est hilarant, complètement fou. À l’école, on m’avait filé le Horla de Maupassant. Ici, on a envie de montrer qu’il existe pleins d’autres choses, qui peuvent provoquer des déclics différents, des livres adaptés à la société telle qu’elle est maintenant. Si j’avais eu à l’école des ouvrages comme ceux qu’on propose ici, je pense que j’aurais eu une vision différente du monde qui m’entoure.
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