critique &
création culturelle

The Adults de Dustin Guy Defa

Triptyque d'une reconstitution de l'intimité

Après avoir fait ses armes dans l’univers des formats courts, le réalisateur indépendant américain Dustin Guy Defa met son savoir-faire au service de The Adults, son troisième long-métrage. Dans ce petit fragment d’une heure trente, les personnages sont confrontés à des événements douloureux, graves, lourds mais traités dans la banalité du quotidien. La lumière pénètre avec une douceur et une poésie particulièrement touchante et tamisée : sans aveugler, elle enveloppe, enrobe et dessine les contours de ces adultes se voyant enfants.

L’affiche de The Adults nous montre d’emblée le triptyque : à gauche Eric, à droite Rachel, au centre Maggie. La fresque qui nous est proposée dépeint le retour d’Eric dans la ville qui l’a vu grandir et où vivent toujours ses deux sœurs, Rachel et Maggie. À ce stade, tout paraît déjà-vu, d’autant plus si on connaît la raison de cette venue : le décès de leur mère. Sous cette fine pellicule qui paraît insignifiante et tristement redondante dans l’histoire du cinéma se déploie pourtant un tourbillon de thématiques profondes, d’émotions intenses et de prestations tantôt intimistes, tantôt théâtrales. De qui la maison familiale a-t-elle été dépossédée, qu’ont emporté les parents lorsqu’ils ont tour à tour quitté le foyer, comment satisfaire les besoins d’enfants qui n’ont comme repères que des souvenirs à reproduire et comment faire en sorte que le triptyque ne constitue pas trois tableau séparés et déconnectés mais bien une seule et même pièce, reliée par le centre ?

La caméra va se balader dans l’intimité personnelle et partagée de cette petite famille, sans voyeurisme, en tentant de décrypter les éléments qui poussent à la fuite ou au repli (sur soi) et en essayant de voir comment sortir de ces impasses. La photographie cependant ne rend pas toujours justice au matériau final : si elle arrive à saisir et à retranscrire les états d’âmes, les regards, les non-dits, les tensions et les joies, le rendu semble déséquilibré entre, d’une part, les scènes filmées en intérieur et le soir ou la nuit, lesquelles jouissent d’un contraste chaleureux et d’un grain particulier, et, d’autre part, certaines scènes en extérieur qui semblent écrasées et vaporeuses (notamment dans les contours des interprètes) en raison d’une gestion particulière de la lumière, qui rend l’ensemble un peu trop éthéré. C’est surtout visible lorsque le soleil est présent et directement dans l’image (ou hors champ mais avec un impact dans le cadre) car les scènes nuageuses, par exemple, ne souffrent pas du même problème.

Panneau gauche du triptyque : Eric

Suite au décès de sa mère, Eric (Michael Cera) est de retour dans sa ville d’enfance. Son passage ne sera, si l’on en croit ses dires, que de courte durée puisqu’il ne s’agit que de se réunir brièvement avec ses deux sœurs (Rachel et Maggie) et d’en profiter pour revoir un ami d’enfance désormais bien installé dans la vie. Il n’aura cependant de cesse de retarder son départ, non pas pour passer des moments en famille (à qui il ne consacre qu’une parcelle de temps bien limitée et préfère dormir à l’hôtel plutôt que de retourner dans la maison où il a grandi) mais pour tenter de satisfaire son addiction aux jeux, principalement d’argent : d’abord avec des amis de son ancien groupe de poker, puis avec un cercle de personnes plus grand, jusqu’à participer à ce qui semble être une réunion vaguement clandestine dans un hangar. Accro à la gagne, il tient la défaite pour ultime torture, jusqu’à ce que sa victoire la plus retentissante l’amène à sa perte la plus amère : il se fait voler le prix de sa première place par un autre joueur, éliminé durant le tournoi par Eric lui-même.

Panneau droit du triptyque : Rachel

Après la mort de sa mère, Rachel (Hannah Gross) emménage dans la grande maison familiale, après s’être vraisemblablement occupée seule de tous les aspects administratifs qu’entraîne un décès. Célibataire depuis peu et victime comme feu sa mère et sa petite sœur de crises d’angoisse, elle travaille pour une radio, probablement locale. Maggie explique à Eric que leur sœur serait dans une phase de dépression et, on suppose donc, encore en plein cycle de deuil (son seul style vestimentaire nous renvoyant à un imaginaire vaguement mortuaire). Rachel ne cache pas sa rancœur vis-à-vis de son frère et ne croit à aucun moment aux prétextes qu’il invoque pour justifier l’allongement de son séjour : elle connaît trop bien sa propension à la fuite des responsabilités et sa dépendance aux jeux.

Panneau central du triptyque : Maggie

À la perte de sa mère, Maggie (Sophia Lillis) déménage de l’historique cocon familial pour emménager en colocation dans cette même ville qui l’a vue grandir. Ayant abandonné ses études peu après les avoir commencées, elle subvient à ses besoins matériels en travaillant dans un restaurant. Également sujette à des crises d’angoisse, elle est en pleine détox numérique au moment où son grand frère revient en ville. Contrairement à Rachel, elle est encore pétrie d’illusions et d’espoirs, surtout à propos d’Eric, dont elle croit chaque mensonge, surtout ceux qui pourraient la rapprocher d’un passé révolu et de la reconstitution d’une famille unie et soudée. Pour recréer un peu de magie et de tissu familial pérenne, Maggie réhabilite souvent le jeu entre les trois frères et sœurs, celui de la parole, de la chanson, du théâtre, de l’humour.

La reproduction (intra)familiale et la transmission transgénérationnelle

Si la disparition de la mère est la raison officielle de ces retrouvailles, il n’est quasi jamais question du père. À travers les bribes qui nous en sont données çà et là, le film met tout d’abord le doigt sur la reproduction (intra)familiale et la transmission transgénérationnelle de certains attributs, physiques ou psychiques, lesquels peuvent mener à des reproches ou à de la jalousie au sein d’une famille. Eric reprend ainsi le rôle de son père dont on comprend qu’il a disparu, voire fui, créant un sentiment d’abandon chez l’ensemble des enfants.

L’impression se dessine d’autant plus qu’Eric, seul enfant garçon, se sentait proche de son père et une scène en particulier donne à penser qu’il se sent personnellement coupable de l’absence paternelle. Rachel lui reproche à plusieurs reprises de ne s’être occupé de rien lors du décès de leur mère, que ce soit de l’organisation mais aussi, on le comprend lors d’une dispute, en termes de soutien affectif. De son côté, Rachel admet elle-même avoir hérité du caractère angoissé de la maman mais, répartition des tâches patriarcale oblige, elle a également hérité malgré elle du travail genré : ça se voit dans la besogne du quotidien, même si c’est cependant plus marquant dans son rôle maternel vis-à-vis de Maggie.

Finalement, les deux frère et sœur ont reproduit le rôle « historique » du père et de la mère : dans le rôle maternel (s’occuper de la maison, des courses, des enfants) et dans le rôle paternel (travailler et voyager, mentir pour passer des moments « à soi »). Cette reproduction allant jusque dans la profération des accusations les plus communes : de la part de la « mère », on a droit à du « tu ne t’es jamais occupé de » ou du « tu n’es jamais à la maison », tandis que du côté du « père », on entend du « il n’est pas un peu tôt pour boire ? » (lorsque Rachel prépare des cocktails à 14h00) ou « je n’ai pas le choix que de prendre cet appel ». Dans leur reprise des responsabilités de parents disparus, ils ne peuvent s’empêcher, malgré eux, de reproduire ce qu’ils ont certainement vu et connu.

Les costumes de la responsabilité

La manière dont les personnages vont à certains moment s’exprimer (autant par la parole que par la gestuelle) est un des aspects les plus surprenant, original et, en même temps, maîtrisé du film. Les trois membres de la famille ont partagé des moments de joie intense et développé un imaginaire fort dans leur enfance : à plusieurs reprises, on est témoin de scènes où les trois adultes, toujours sous l’impulsion de Maggie, reproduisent des chansons ou des représentations scéniques qu’ils ont inventées durant leur jeunesse. Là où ça devient réellement intéressant, c’est qu’ils ont également créé des alter ego dont ils empruntent la voix et la gestuelle dès le moment où ils doivent parler de choses plutôt sérieuses : quand ils doivent prendre leurs responsabilités d’adultes.

Au début, on pense que c’est toujours à l'initiative de Maggie, la plus jeune et la plus proche encore de l’âge de l’enfance, que ces jeux refont surface, mais le film nous donne par deux fois tort. La première fois, Rachel doit expliquer et convaincre un collègue d’un choix important qu’elle ferait dans la réalisation d’un documentaire pour la chaîne de radio, elle s’exprime alors comme un personnage burlesque de dessin animé pour faire passer ses idées, ce qui crée un décalage avec son interlocuteur qui lui demande pourquoi elle change sa voix. Le deuxième moment, central dans le film, est celui où Eric sort victorieux d’un tournoi de poker « clandestin » et où il se fait menacer par un des perdant de la soirée : situation stressante durant laquelle notre adulte n’arrive pas à faire autre chose que bégayer et tente ensuite de se dépêtrer de l’impasse en empruntant la voix d’un personnage sorti tout droit de l’enfance.

Dans les deux cas, ils ne font que reproduire ce qui fonctionne pour eux : trois enfants endossent un rôle car ils ne veulent pas « jouer » celui des adultes, ni avec les autres, ni surtout entre eux, à la manière de parents. C’est non seulement dans ces moments-là que la mise en scène est vraiment originale (l’incorporation d’un jeu de rôle au sein même d’un jeu d’acteur) mais ces interprétations permettent aussi et surtout aux actrices à et l’acteur de délivrer des performances tantôt drôles, tantôt tristes, tantôt frustrées, tantôt revanchardes, tantôt timides. On sent une réelle alchimie, une sincère bienveillance et l’ensemble est très touchant : ça ne cabotine pas, ça joue juste. Ce qui renforce cette alchimie est la quasi absence d’autres personnages : les trois protagonistes sont une île autour de laquelle gravitent quelques acteurs secondaires qui font presque office de figurants tant ils sont en retrait pour laisser notre trio s’exprimer.

Réinvestir les lieux

Désormais, et à l’avenir, ils ne sont plus seulement trois sœurs et frère qui vivent sous le regard bienveillant et sécurisant d’autres plus grands, plus sérieux peut-être. Ils vont devoir inventer de nouveaux rôles et enfiler de nouveaux costumes, réinvestir des lieux qui n’ont connu qu’un seul et même schéma familial et non plus seulement reproduire ceux issus de leur mémoire. La fin du film laisse entrevoir une nouvelle lumière, après une soirée arrosée où nos trois adultes délivrent une danse collective magnifique. Une scène qui se marie d’ailleurs à merveille à la bande son avec « Overkill » de Men At Work, seul moment où la musique prend véritablement une place à part entière et apporte une plus-value notable. Les trois adultes dorment ensuite dans la maison familiale et Eric ratera certainement son avion le lendemain matin. Le film s’achève alors avec une vue depuis la terrasse arrière de la maison, une place vide et le petit-déjeuner servi pour celui qui est encore en train de dormir : ils pourraient bien se retrouver une nouvelle fois chez eux. 

Le triptyque peut se refermer sur sa partie centrale, les trois parties sont réunies, non pas par les circonstances, mais par leur volonté commune. Ils ont tout à créer, tout à inventer… comment s’y prendront-ils ? Comment nous y prendrons-nous ?

Un article de Vilen

Même rédacteur·ice :

The Adults

Réalisé par Dustin Guy Defa
Avec Sophia Lillis, Hannah Gross et Michael Cera
États-Unis, 2023
91 minutes

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