Cycle Truffaut (2)
Aujourd’hui, trois de nos rédacteurs évoquent un thème cher à Truffaut : l’amour passion , souvent destructeur, parfois mortel. Trois films, trois manières de traiter cette thématique. Le premier, la Peau douce , invente une esthétique de thriller amoureux. La mariée était en noir , met en scène une vengeance amoureuse en clair-obscur. La Femme d’à côté , enfin, est une œuvre de passion pure et débordante.
Pendant huit semaines, des étudiants de la filière Elicit de l’ULB mettent à l’honneur l’œuvre de François Truffaut , un réalisateur qui a bouleversé les codes du cinéma. Des coups de cœur, des scènes cultes, des analyses… tout pour partager avec vous l’art d’un des chefs de file de la Nouvelle Vague. Un nouveau feuilleton signé Karoo !
La Peau douce
Autopsie d’une passion, par Daniel Mangano
Il y a deux films antinomiques de Truffaut centrés de manière claustrophobe sur l’adultère : la Femme d’à côté et, beaucoup plus ancien, la Peau douce .
Ils sont comme en miroir l’un de l’autre : dans la Femme d’à côté , deux hommes, une femme ; dans la Peau douce , l’inverse.
Dans la Femme d’à côté , les amants se ressemblent , Depardieu est animal et Fanny « ardente », la passion est torride, maladive. Dans la Peau douce , ils sont aux antipodes : un spécialiste en littérature emprunté, bourgeois engoncé dans des habits noirs dignes de Magritte (Jean Desailly), une jeune hôtesse de l’air piquante, pétillante (Françoise Dorléac).
La Femme d’à côté tient de la géologie : on observe un volcan, son magma en fusion, ses éruptions ; la Peau douce tient du tableau clinique : c’est la dissection anatomique d’une passion, son autopsie.
Le détail hitchcockien.
Dans ce film, Truffaut nous dit que personne ne sort jamais indemne de ce type d’expérience. L’adultère, ce sont aussi les rendez-vous manqués, les lâchetés, les humiliations, les hésitations et les mensonges qui tuent l’amour. La passion amoureuse est filmée comme un thriller, une avalanche hitchcockienne de détails subtils, significatifs qui en font l’une des œuvres les plus maîtrisées du cinéaste. Paradoxale dans son classicisme : l’épouse délaissée est pulpeuse et sensuelle, l’homme mûr a un visage poupin, le comique côtoie le sordide (magnifique Ceccaldi en raseur pot-de-colle lors de l’escapade ratée à Reims), le mari volage reste extérieur à sa propre passion, comme un voyeur vaguement fétichiste.
Le film fut sifflé à Cannes et ne trouva pas son public. On lui reprocha aussi un dénouement mélodramatique . Pourtant celui-ci s’inspirait d’un fait divers : « Quoi de plus mélodramatique que la réalité ? » nous rappelle la Peau douce .
La mariée était en noir
Vengeance en clair-obscur, par Cayetena Carrion
Jeanne, jeune veuve, élabore une vengeance aussi méticuleuse qu’esthétique, qui culminera dans la séduction suivie de l’assassinat , tour à tour, de cinq hommes involontairement responsables du meurtre de son mari.
Lorsque la vie de Robert Coral s’illumine lors de sa rencontre fortuite avec une mystérieuse inconnue, le spectateur est loin de s’imaginer que comme les papillons, ce vieux célibataire endurci se brûlera tragiquement et irrémédiablement les ailes par la ruse aussi cruelle que patiemment calculée de la belle Julie Kohler.
La mariée était en noir
Cet épisode, qui est le deuxième meurtre de Julie, annonce le plan machiavélique et méthodique que celle-ci mettra en œuvre tout au long du film. Les victimes, sans s’en apercevoir, mettront elles-mêmes en scène leur mort , inexorablement attirées par l’illusoire éclat que représente la belle ténébreuse.
Truffaut s’ingénie à dévoiler les motivations de Julie à travers un efficace jeu d’oppositions qui se tisse au fil de la narration, tant au niveau visuel que sonore. Le titre annonce déjà la couleur et l’histoire progresse dans une dynamique du clair-obscur , du voilé et du dévoilé, du souvenir et de l’oubli, de l’imposture et de la crédulité, de l’innocence et de la culpabilité, de la séduction et du rejet, de la vie et de la mort.
L’ironie contribue à l’efficacité de la narration , notamment à travers l’utilisation de la musique de mariage annonçant à la fois la mort tragique du futur mari de Julie lors de leurs noces et celle des hommes qu’elle s’est promis d’assassiner afin de venger son infinie blessure émotionnelle.
Un film prenant, sensible et solidement construit sur la part sombre de la séduction et de l’idéal féminin.
La Femme d’à côté
« Ni avec toi, ni sans toi », par Charlotte Penasse
Un Gérard Depardieu fort et blessé et une Fanny Ardant espiègle et coquine, mais qui tombent vite dans la tourmente. Voilà ce que me rappelle la fameuse scène de dispute entre Bernard et Mathilde dans la Femme d’à côté .
Bernard et Arlette vivent une petite vie tranquille dans la banlieue grenobloise. Un jour, un couple emménage dans la maison d’à côté. La dame s’avère être Mathilde, l’ancienne compagne de Bernard. Mais leurs époux respectifs ne savent rien de leur idylle passée. Bernard et Mathilde se cherchent d’abord un temps, avant de succomber enfin à la tentation. La passion renaît alors entre les deux amants, qui poussera Mathilde à commettre l’irréparable.
Dans ce long métrage, Truffaut nous propose pour la énième fois un récit d’adultère qui se terminera de manière tragique. La différence réside dans la manière de nous présenter une histoire qui, en surface, paraît banale. Nous observons les faits grâce aux yeux de madame Joug, une femme ayant vécu autrefois la même situation amoureuse.
Nous sommes en plein dans un cinéma de la vie, un cinéma que j’oserais appeler de « tous les jours » . Il nous permet de nous identifier rapidement aux deux personnages, non seulement grâce au sujet, mais également grâce au jeu de Depardieu et d’Ardant. La jalousie de Bernard et sa manière de l’extérioriser, lorsque la robe de Mathilde se déchire et que tous les yeux des invités sont rivés sur elle, est sans doute commune à tout un chacun. Plus encore, nous sommes dans le même état de crise quand, sous la colère, Bernard empoigne Mathilde et la secoue violemment parce qu’elle tente de tourner la page de leur histoire d’amour. La violence de la scène est telle qu’elle nous maintient en haleine du début à la fin. La sensation de libération ne vient qu’au moment où Mathilde sort de la maison et que les autres invités se mettent entre les deux personnages.
À mon sens, Truffaut utilise l’astuce de filmer à partir d’un point fixe les personnages dans la maison , et de les suivre à travers la fenêtre jusqu’au jardin, comme pour appuyer visuellement la découverte brutale de cette idylle jusqu’alors cachée.
À mon humble avis, s’il fallait résumer le film, je le ferais par ces quelques mots de Mathilde à Bernard : « Ni avec toi, ni sans toi ».
Autres films d’amour passion
Jules et Jim
(1962)
La Sirène du Mississipi
(1969)
Histoire d’Adèle H
(1975)
La Chambre verte
(1978)