critique &
création culturelle
Plaisir des météores
Lire le temps au fil de l’eau avec Marie Gevers Un livre, un extrait (19)

Suivre Marie Gevers dans sa promenade contemplative à travers le Temps-qu’il-fait et le Temps-qui-passe, se souvenir qu’on est partie prenante des écosystèmes que l’on habite, trouver mille mots pour savourer la pluie, et réapprendre à ressentir avec puissance le Plaisir des météores .

« Avançons toujours parmi les Réserves de mai. Nous rencontrerons l’aube encore glacée, avec une rosée abondante, presque pareille à de la gelée blanche. C’est que, nous l’avons vu, depuis les jours du Verseau, toutes les giboulées, les averses, les ondées, les fines buées, les danses de grésils et les nuées tièdes ont transi d’humidité nos plaines unies. Elles ont absorbé encore plus d’eau qu’elles n’en ont laissé s’en aller vers le fleuve. La magie de mai vient donc de la puissance du jeune soleil, mêlée à toute cette eau, soit latente dans l’atmosphère, soit utilisée par la végétation. Lorsque le poète Hubert Dubois parle d’un édifice d’eau pure , je vois en idée un tel matin. Si toute autre matière que l’eau en était retirée, les formes subsisteraient pourtant, chaque chose resterait dessinée, et l’on verrait briller des arbres, des buissons, des herbes et des fleurs d’eau.

Aussitôt que le soleil monte, les arbres, comme des pommes d’arrosoirs, laissent filtrer la lumière. Chaque fil de soleil rencontre une goutte de rosée, et certains s’y prennent si bien qu’une étincelle, empruntée au prisme, jaillira.

À cette heure-là vous verrez souvent passer des hérons. De leur vol, tomberont des images fluviales, des idées d’étangs, de rivières, de lacs, elles se mêleront à l’ édifice d’eau pure , et alors seulement, vous entendrez chanter le coucou et le loriot, annoncés par notre « Mémorial du Naturaliste ».

Dès qu’un soleil bien réel, bien solide, nous rendra la terre, exempte de mystères, nous quitterons les lieux où mai conserve ses beautés inemployées, et nous consentirons à nous occuper de l’anti-mai.

[…]

Nous sommes tentés de tout passer à des jours rayonnants et bleus ; mais le manque d’eau sous un ciel gris, que l’anti-mai nous inflige parfois, est impardonnable, alors que la terre et les plantes ont tant besoin de sucs et de soleil.

En de tels moments, Baptiste, le jardinier, devient amer et ironique :

« Ils ont de l’eau tant qu’ils veulent, là-haut, dit-il, mais, soyez tranquille, elle n’est pas pour nous ! Par exemple ! ce qu’ ils en font, je me le demande ! »

Baptiste assure aussi que ce temps fait rentrer les pousses des jeunes légumes sous terre et se replier les fleurs des pois dans leurs calices.

Enfin, l’anti-mai cède à l’ondée tant désirée :

« Il pleut, dit alors Baptiste, ce n’est pas trop tôt ! Vous croyez qu’il tombe des gouttes d’eau ? Non. Il pleut des petits pois et des pommes de terre. »

La vieille Julie, du fond de sa cuisine, crie : « Qu’est-ce que vous dites, qu’il pleut ? »

Baptiste, la face ruisselante et réjouie, indique d’un geste triomphant la pluie tiède, douce, continue, qui chante dans la jeune verdure, et répète : « Je dis qu’il pleut des pommes de terre nouvelles et des petits pois !

– Oh ! soupire Julie d’un ton déçu, je croyais que vous aviez dit : de jeunes carottes ! »

… Dans le groupe des amies de la pluie, citons aussi la fougère, la petite graminée rouge, le lichen du châtaignier. Songez aux fougères après une averse, et humez le parfum qu’elles délivrent. Elles aiment la pluie avec une passion de plante privée de fleurs. Chaque année, au moment de la poussée, les fougères doivent rêver aux fleurs, comme les femmes stériles rêvent à l’enfant. Elles imaginent sans doute les fleurs qu’elles pourraient avoir, soit des ombelles, aussi légères que leurs feuilles dentelées, soit, au contraire, pour contraster avec leur transparence, quelque grande, grosse, lourde composée jaune. Aussitôt que survient une averse, les fougères s’en emparent, vibrent, rayonnent. Elles ne suspendent pas, comme des perles, les gouttes qui leur sont données, elles s’imbibent de pluie, comme les visages d’enfant, à la mer, s’imbibent de hâle. »

Avec Plaisir des météores , Marie Gevers publie en 1938 un roman contemplatif, attaché à l’observation minutieuse de la nature et particulièrement de la végétation et de ses cycles rythmés par le Temps-qu’il-fait et le Temps-qui-passe.

Dans la droite lignée des almanachs d’antan (comme l’explique la postface de Véronique Jago-Antoine à l’édition de 2020 chez Espace Nord), le texte suit le calendrier et propose, pour chacun des douze chapitres, la description des événements météorologiques, astrologiques et botaniques du mois, à laquelle s’ajoute une anecdote d’inspiration autobiographique ou liée à la vie paysanne. Ces anecdotes, souvent très ramassées (quelques pages, ou quelques lignes comme dans l’extrait du chapitre « Les Réserves de mai » reproduit ci-dessus), sont les seuls endroits du livre nous offrant à voir des personnages dans le sens traditionnel du terme. En effet, le·a lecteur·ice peut facilement être désarçonné·e par un roman sans péripéties, qui ne suit pas les pérégrinations et les affects d’un personnage humain , individualisé et clairement identifié : sans cela, est-on vraiment face à un roman ?

Oui, nous disent la couverture de Plaisir des météores et ses quelques 190 pages qui nous invitent à suivre les aventures d’un immense personnage aux bords flous : l’écosystème où l’on vit, son biotope très spécifique (soumis aux paramètres des saisons, du soleil, du vent et de l’eau) et sa biocénose riche et plurielle (l’humus, les végétaux, les insectes, les oiseaux, les mammifères parmi lesquels certains sont humains ). Dédié « aux habitants des contrées soumises au Gulfstream », le roman de Gevers brouille les frontières entre l’humain et le non-humain, entre le paysage et ses habitant·es, tel le héron des ailes duquel tombent « des images fluviales, des idées d’étangs, de rivières, de lacs ». Mais aussi entre le « je » qui écrit, suivant avec une attention précise et poétique les palpitations de l’eau et de la vie circulant autour et au travers d’elle, tenant toujours à la main son « Mémorial du naturaliste », et le « vous » qui lit, dont elle programme les gestes exploratoires (« vous verrez », « vous entendrez ») et qu’elle embarque d’autorité dans sa promenade en « nous ». Et tout ce petit monde est également personnage du roman d’une année passée à développer sa sensibilité aux charmes d’une nature toujours vivante, toujours gorgée d’eau et d’élan vital.

Plaisir des météores modifie aussi notre perception du Temps-qui-passe. Il est cyclique, comme le rappellent les derniers mots du roman ( da capo , « reprenons du début »), et fondamentalement flou : tous les mois se fondent imperceptiblement les uns dans les autres. Ainsi l’anti-mai résidant au cœur du mois de mai, ainsi février contenant sept jours de printemps, ainsi les chèvres et les boucs s’accouplant en novembre pour y faire subsister l’idée du printemps et des chevreaux à naître l’année suivante…

En décentrant le regard de la sorte, en nous ramenant dans un temps cyclique, à la fois prévisible et toujours surprenant, Marie Gevers nous incite à repenser autrement notre rapport au monde, à rester sensible aux plaisirs météorologiques, à voir toujours la puissance et la résilience de la vie qui ne faiblit jamais, quelles que soient les formes qu’elle prenne, comme l’eau qui tombe des nuages en buée, bruine, nuée, ondée, giboulée, averse, grésil ou flocons, qui devient brouillard, brume, glace, verglas, boue, glèbe, qui sature les végétaux, se déploie en rosée ou se cache dans le sol, s’étale en lacs et en étangs, coule en ruisselets, ruisseaux, fleuves…

Siân Lucca

Même rédacteur·ice :

Plaisir des météores

Marie Gevers
Espace Nord, 2020
240 pages

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