critique &
création culturelle
Le pragmatisme dans les nuées
Interview de Jean-Benoît Ugeux

Président du jury de la 37 e édition du Festival International du Film de Mons , le couteau suisse Jean-Benoît Ugeux s’est prêté au jeu de l’interview. L’occasion de parler de pellicule pourrissante, de théâtre en Corée du Sud, d’embryologie, de son premier long-métrage, de ses rôles de méchant au cinéma et bien sûr de sa fonction durant le festival.

Te voilà président du jury dédié à la sélection belge de cette 37 e édition du Festival International du Film de Mons. Ce n’est pas la première fois que tu joues un tel rôle en festival, comme tu as déjà rejoint le jury de quelques festivals durant les années passées. Qu’est-ce qui te motive à réitérer ce genre d’expérience ?

Ce qui est chouette, c’est surtout de voir en quelques jours énormément de films, que ce soit des longs-métrages ou des courts-métrages. Ils sont sélectionnés par un festival qui a évidemment un certain regard : il y a des festivals dont je me sens évidemment plus ou moins proche de la sélection. Et puis c’est très agréable d’être pris par la main, pris en charge, que tout soit prévu à l’avance, et de donner son avis sur plein de choses.

Ton parcours t’a conduit à faire de nombreux voyages et déplacements. Est-ce que ces pérégrinations physiques trouvent résonance avec tes pérégrinations artistiques ?

On était souvent en tournée, j’en profitais pour faire du sténopé dans toute une série de gares d’Europe. De cette façon, j’en profitais pour pouvoir faire toutes les gares ! J’ai également beaucoup voyagé au Chili et là j’ai appris la langue qui m’a permis d’avoir du travail. J’ai beaucoup travaillé avec un metteur en scène argentin. Mais il n’y a pas spécialement d’interaction directe et prégnante dans les voyages que je fais. Je suis allé en Corée faire un spectacle. En théâtre, tu viens, tu joues deux jours, t’arrive, tout est prêt, le décor… Tu vas manger à l’hôtel, tu joues, tu joues le jour et puis tu rentres. C’est rare d’avoir de vraies accointances avec les pays.

Entretiens Karoo
  1. En DM avec la jeune, talentueuse, Akasappy
  2. Construire, déconstruire, reconstruire Sinequanon : la quête matérielle de Serena Vittorini
  3. L’univers illustré d’Ani

Tu combines plusieurs cordes à ton arc : acteur au théâtre et au cinéma, metteur en scène, réalisateur, voire aussi photographe et musicien… La variété des thématiques abordées au fil des ans fait qu’il est difficile d’y trouver un fil conducteur. Y a-t-il un point de convergence entre ces différentes activités ? Ou est-ce plutôt une constellation d’intérêts ?

Je ne pense pas qu’il y ait un fil rouge qui relie le tout, je n’arriverais pas à tout ramener au même endroit. En photographie, je travaille le sténopé de très longue durée. Ce n’est pas du tout le même rapport que j’ai au cinéma où je travaille très vite, « doum doum ». De manière un peu plus méta, je pense que c’est plutôt un recul sur le monde ou en tout cas un regard un peu plus décalé. Ça c’est quelque chose auquel je tiens. Je ne suis pas du tout un militantiste , je ne suis pas un spiritualiste, que ce soit là ou que ce soit dans les photos, etc. Même dans les documentaires, j’essaie d’avoir un regard qui soit quand même teinté par l’humour. Ça, je pense que c’est vraiment important dans le travail que je fais.

Tu réalises des courts-métrages depuis quelques années : pourquoi être devenu réalisateur de cinéma ? Est-ce parce que la mise en scène théâtrale ne suffisait plus ? Comment ce basculement s’est-il opéré ?

Je ne me suis pas du tout senti compétent pour faire de la mise en scène théâtrale. J’avais fait des créations collectives, c’était plus facile. Quand j’ai fait une vraie mise en scène seul dans mon coin, j’étais très perdu. J’avais l’impression de ne pas avoir les outils, de ne pas savoir comment diriger les gens, etc. Ce n’est pas une expérience que j’ai particulièrement aimée. La mise en scène de cinéma a débuté de manière un peu abrupte. J’avais commencé à écrire un projet, un huis-clos, qui était facile à produire. On est allé voir une maison de production, elle a dit « pourquoi pas ». On l’a remis à la commission, on a tout de suite eu le financement et puis c’était fait. J’avais déjà fait du cinéma et c’est après ce film-là que j’ai commencé à réaliser et à chercher ce qui m’intéressait. C’est vraiment avec La Musique , avec Abada , avec tous les films qui se sont faits après, que j’ai trouvé une manière de travailler, de savoir comment je voulais raconter. Très techniquement, la manière de travailler était une manière de raconter ; le découpage était une manière de raconter. Ça, je l’ai appris après.

Tu as régulièrement joué dans des films à petits budgets, fauchés voire difficiles à tenir. Qu’est-ce qui motive à s’engager dans des projets aussi précaires ?

Techniquement et concrètement, c’est ceux qui m’appellent, souvent parce qu’ils sont faits par des amis. Puis, ce sont des films qui sont la plupart du temps beaucoup plus ambitieux que la plupart des films où tu viens remplir un cahier de charges. Pour les très gros rôles, souvent on pense à d’autres qu’à moi (concernant les télés, surtout) : c’est une réalité. Je pense que quand tu es à un très très haut niveau de cinéma, c’est génial, comme tu as des enjeux incroyables. Tu as de vrais challenges quand tu es un acteur très connu. Mais quand tu te trouves comme moi un peu entre-deux, c’est souvent dans les films fauchés que tu as le plus d’enjeux, le plus d’adrénaline.

Un point nodal de tes activités est l’apoptose, ou autrement dit « la mort cellulaire programmée ». Ta boite de production en porte le nom autant que ton site personnel. D’où vient cet intérêt pour le moins inhabituel ?

En parlant avec un ami qui était oncologue, il m’a dit que l’apoptose était le mécanisme de mort programmée des cellules, principalement utilisé en embryologie. Je trouvais intéressante cette idée de devoir apprendre aux cellules à mourir, que la vie ne peut se faire que parce que les cellules apprennent à mourir. J’ai trouvé le nom assez marrant, un peu obscur. J’avais une compagnie avec une copine avec qui on s’est séparés. Elle a gardé la compagnie et j’ai dû en recréer une. Finalement, c’est devenu le nom de la compagnie et tout se décline autour de ça. C’est une asbl et c’est aussi maintenant une société de production. C’est le nom global de toutes les activités qui tournent autour.

Le thème de l’apoptose est abordé dans tes courts-métrages, justement. Comment s’incarne-t-elle pour toi au cinéma ? Comme on peut le voir avec les films expérimentaux de found footage , genre expérimental de cinéma qui repose sur l’emploi de vieilles bobines de film, la décomposition de la pellicule nitrate déploie une palette de potentialités créatives insoupçonnées. Ta façon de voir l’apoptose au cinéma va-t-elle dans ce sens d’une destruction créatrice ou prend-elle d’autres voies ?

D’une manière ou d’une autre, je sais que tout ce que je détruis me permets de construire quelque chose de nouveau. Après, j’avais beaucoup travaillé avant ça avec des pellicules photo qu’en effet je laissais pourrir, que je collais, que je grattais. J’ai énormément travaillé là-dessus et en effet la mort de quelque chose est automatiquement la création de quelque chose d’autre. Après, pour l’instant il y a quand même plus de capitalisation que de destruction. J’essaie en tout cas de capitaliser un peu les savoirs et les techniques.

Y a-t-il un lien entre le caractère mélancolique de certains rôles que tu endosses et l’apoptose ?

Je ne sais pas si je dois en parler à mon psy ! L’apoptose, je n’y pense pas non plus au quotidien. Je crois que les personnages que j’endosse sont mélancoliques parce que j’ai des yeux un peu tristes qui tombent et que ça se met comme ça, avec les personnages un peu méchants… Je crois aussi que j’arrive à gérer les rôles de méchants parce que je suis un peu mélancolique et qu’on se dit « Ô le pauvre il doit souffrir de quelque chose ». Je pense que ça participe, l’un construit l’autre.

J’ai eu comme écho que Duchamp avait une place particulière dans ton horizon artistique. Ce dernier avait un goût prononcé envers une ironie dévastatrice. Ses constructions les plus savantes étaient aussitôt annihilées de l’intérieur par le fait qu’il les considérait souvent comme de purs jeux intellectuels de plus ou moins bon goût. Y a-t-il dans ta démarche un recul semblable, où, comme dans son célèbre concept de l’inframince, tu entretiendrais le flou entre deux états à la combinaison contradictoire ? Entre le libre jeu inconséquent et le sérieux de la profession ?

Là c’est clairement une dissertation ! Après, oui, je pense que la profession demande énormément de sérieux et que moi, je m’amuse. Un des endroits auxquels je tiens et que je travaille beaucoup, c’est Facebook, qui est vraiment une des modalités de mon travail où particulièrement je joue tout le temps avec la limite et avec le fait que rien n’a de sens. J’ai énormément de détracteurs qui disent que ce type est juste un cynique au dernier degré alors qu’il y a un « trait savant », un travail compliqué et acharné à flirter avec la limite… Qu’est-ce qui est de l’art, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Je peux le faire dans cet endroit-là parce que c’est une espèce d’endroit global, c’est l’endroit du monde ; c’est facile Facebook. Dans mon travail c’est différent. Il y a un film que j’aimerais bien écrire, un long métrage sur un type qui joue avec l’humour et qui passe la limite. Qu’est-ce que la limite ? De ce point de vue, j’adore le travail de Duchamp. Définir un objet comme étant de l’art parce que c’est un objet, parce qu’il est dans une galerie, parce qu’il est à tel endroit, dans tel état, c’est un peu quantique en fait.

Tu es actuellement en train de travailler sur ton premier long-métrage. Peux-tu en dire plus ?

Oui, c’est un film pour lequel on vient d’avoir une aide au développement et à la production. C’est un film que j’ai co-écrit avec une copine parisienne et dans lequel je tiens le rôle principal. Il raconte l’histoire de quelqu’un qui rencontre une famille, une femme et deux enfants, et qui se rend compte que la paternité l’intéresse. En se séparant de cette femme, il perd les enfants et il prend conscience qu’il perd quelque chose auquel il n’a pas spécialement droit. Tout d’un coup il se trompe, il se fourvoie en croyant qu’il pourrait être le père de ces enfants et qu’il ne l’est pas. J’ai déjà très souvent travaillé sur la paternité. Dans Abada , dans La Musique , c’est un sujet qui m’intéresse, et ici c’est plus sur une espèce de paternité putative.

As-tu un livre en particulier à conseiller ?

Un livre en particulier à conseiller… c’est marrant parce que quand je passe chez Lorent1 , je revois Karoo et je me dis que c’est vraiment un livre qui m’a énormément plu. Si j’ai un livre comme ça qui me viendrait en tête, ce serait Le Maître et Marguerite de Boulgakov. C’est vraiment un bouquin qui m’a marqué pour très longtemps. Ça fourmille dans tous les sens. C’est assez fantasmagorique. Il retranscrit un réalisme magique à la russe que je trouve encore plus beau que celui de Garcia Marquez. J’aime vraiment beaucoup.

Même rédacteur·ice :
Voir aussi...