Karoo plonge dans la dernière exposition présentée à la Fondation Boghossian-Villa Empain par Louma Salamé : Melancholia ; une variation éclectique autour de la mélancolie, maladie de l’âme, tristesse créative, morosité splendide, visible jusqu’au 19 août.

« Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux »

Baudelaire, « Spleen », les Fleurs du mal, 1857

Deux œuvres inaugurent Melancholia : la première est une entrée de traverse, en cul-de-sac. On pourrait la manquer et continuer son chemin, mais il suffit d’un coup d’œil oblique, d’un entraperçu périphérique pour se sentir happé. The Unreachable Part of Us d’Abdelkader Benchamma est une essence de labyrinthe : une composition murale tranchée de noirs et de blancs, qui nous encercle avant de s’offrir plus largement au regard. Paysage fragmenté en négatif ? Microscope de fossiles stratifiés ? Résumé, en tout cas, de la première facette de la mélancolie : son évanescence, sa matérialité brumeuse et changeante. Le visiteur apprend qu’il ne doit s’attendre à rien et être prêt à tout : il avance vers le chaos.

Senza Titolo, Claudio Parmiggiani

La deuxième œuvre, parlant plus clair, expose son écroulement dans le grand hall de la Villa Empain. Senza Titolo de Claudio Parmiggiani, ouverture allégorique de la « question » du temps, de l’histoire, de l’héritage. Un amoncellement de têtes en marbre, façon antique, décapitées. On reconnaît ou on croit reconnaître Aristote, Platon, Athéna, Zeus et une pléthore d’empereurs romains ; la sagesse, la connaissance, le sacré, le pouvoir, la force, la violence. Toute l’Antiquité ramenée à sa mortalité muséale. Voilà la seconde face de la mélancolie : le sentiment ou l’art perdu, le temps passé, épuisé, consumé, mort. Et pourquoi pas, aussi, une lecture plus mordante : le curieux, en effet, remarquera plusieurs copies de chaque visage. Le passé glorieux, révéré, inspirant mais aussi la facticité, la répétition, l’industrialisation du souvenir…

Pascal Convert ©Valérie Boucher

Melancholia est fidèle à son patronage saturnien, elle ne tente jamais de s’imposer d’autorité et se permet souvent de faire jouer l’art contre l’art. Le visiteur peut juger en toute liberté du degré d’ironie des œuvres envers elles-mêmes ou envers le principe d’une « exposition » professionnelle sur la mélancolie. Parfois, les créations vont jusqu’à parier sur l’indignation bilieuse que vont provoquer leurs techniques : que le même Parmiggiani mette le feu à du mobilier pour capturer son fantôme – l’image de sa combustion sur un mur – passe encore ; mais que Pascal Convert volcanise littéralement des livres anciens pour fabriquer sa bibliothèque en verre, voilà qui choque le neurasthénique. Le livre, poussiéreux de préférence, est son compagnon fidèle et les nombreuses citations de Baudelaire, Flaubert, Nerval, Salah Abdel Sabour, Gautier, Chateaubriand, Abou Al ala’ Al Ma’ari, Kierkegaard parsemant l’exposition en sont bien la preuve ! Aussi magnifiques et signifiants que soient les tomes de verre moulés par Convert, on ne peut y voir que des cercueils impudiques, parce que transparents, résultant d’un autodafé de l’imaginaire. Mettre en bûche pour dénoncer l’incendie… génie ou vanité ? Le visiteur tranchera.

Continuant sa visite, il se laissera perdre également. Saturne ne pouvait choisir meilleur lieu que la Villa Empain pour y souffler ses humeurs. Ses pièces Art déco résonnent de la vie passée, mélangent le froid et le chaud – les marbres, omniprésents et multicolores, ont eu le temps de se laisser graver par l’écho des pas et des voix – les bois, encore chaleureux malgré leur vieillesse écornée, donnent l’illusion de la vivacité. Dans la chambre du baron ou de la baronne, dans les escaliers claquants, dans le salon et le bar où s’empoussièrent quelques bouteilles de vin et presque l’espoir de voir apparaître un groom en spectre, la mélancolie s’impose, se suspend en l’air.

Le choix audacieux de mélanger toutes les formes d’art fonctionne à plein. La peinture côtoie la photographie, l’installation la sculpture, la citation littéraire la vidéo. L’ombre des vieux artistes reconnus n’est pas écrasante et on appréciera les efforts d’ouverture aux nouvelles générations. Par exemple avec ce travail de couture et de broderie des Belges du KRJST studio – une écume textile bleue et blanche, déroulant son vague à l’âme du plafond jusqu’au sol. À côté, Delvaux, bien sûr, avec la fête des femmes pâles de Nuit sur la mer ; les gravures romantiques de Félicien Rops ou la plage déserte d’Ostende immortalisée dans le Golfbreker met paal de Léon Spilliaert. Les tableaux « métaphysiques » de Giorgio De Chirico aussi, pleins d’une critique du progrès dégradé dans le vert saturnien de leurs ciels crépusculaires et la magnifique et si frappante sculpture de Constant Permeke, Torso, tout entière à sa solitude. Ces œuvres, considérées ensemble ou séparément, suffisent au frisson et au remous de l’esprit, et mériteraient de plus amples et plus poétiques descriptions ; mais le lecteur ferait aussi bien d’aller les contempler pour ressentir directement leur vibration dans sa tête et son cœur.

S’il y a une œuvre qui sort du lot, ou plutôt, qui surprend tant elle incarne et résume bien l’exposition, c’est Dissolution du jeune Français Samuel Yal. Un visage, un masque blanc, l’air endormi ou affligé ou simplement méditant, explosant ou implosant, en une infinité de fragments, sur cinq plans que le visiteur pourra regarder de face ou de côté. Impossible de dire si Yal voulait évoquer l’extrême destruction de soi, la mélancolie mortifère ou alors le big bang créatif, l’esprit déflagrant pour un univers neuf ou même, à l’opposé, si ce n’est pas l’individu qui se dissout au néant mais en fait le néant se soudant au sein de l’individu. Le visage, l’identité, l’être, Yal nous en offre une version profonde, philosophique, débordant de sens possibles. Il touche l’ambiguïté de la mélancolie et le gouffre de la condition humaine. Au risque et péril du flâneur : le bouleversement n’est pas exclu.

La visite de Melancholia n’a pas de direction ou de sens imposé. Une fois passée l’antichambre labyrinthique de Benchamma et le leitmotiv croulant de Parmiggiani, nous voilà livrés à l’attraction des œuvres, à l’instinct, à la dérive. Mais il est un fait imposé, peut-être, par l’actuel vortex hivernal : les installations extérieures concluent généralement la promenade artistique. Et tant mieux. Terminer avec Animitas de Christian Boltanski est le choix le plus sage (mais peut-être pas le plus respectueux de l’esprit du spleen). La création de l’artiste français est une petite parcelle plantée de tiges flexibles, au bout desquelles pendent des clochettes, elles-mêmes poursuivies par de fines plaques en plexiglas. Le vent fait tournoyer et miroiter les plaques qui font tinter les dizaines de clochettes de manière hasardeuse et musicale.

Dissolution par Samuel Yal – Galerie Ariane CY

On retrouve ici le goût de Melancholia pour l’allégorie. L’œuvre de Boltanski, comme celle de Yal, contient le tout de la mélancolie, du rapport de l’humain à l’existence. Les clochettes sont disposées pour figurer la position des étoiles la nuit de naissance de Boltanski ; la constellation de l’arbitraire d’une naissance en un lieu et une époque. Comme l’esprit humain, elles sont ballottées au gré d’une force éternelle, le vent, sur laquelle elles n’ont aucune prise. La Nature est leur fatalité et leur grandeur. Avec elles, la brise glacée devient musicienne ; comme les soubresauts de l’existence peuvent faire d’un individu, d’une monade, un artiste. Et, puisque c’est une œuvre, c’est qu’elle a été créée… Son artificialité est aussi une démonstration du pouvoir de celui qui l’a faite. Pensées et concepts, un art est toujours en même temps le résultat d’une multitude de déterminations plus ou moins hasardeuses et le fruit d’un travail, d’une volonté et d’une intention.

Doit-on désespérer de notre petitesse, de notre impuissance ? Du temps perdu, des regrets, de l’absence de réponse définitive que l’incroyance impose ? Cette désespérance n’est-elle pas finalement un confort, un carburant ; ne révèle-t-elle pas notre part de masochisme, d’amour de la souffrance ? Autant de questions qui pourront éclore d’une visite hors des sentiers, des certitudes et des lois de la Raison. Hors aussi des atmosphères suffocantes de l’époque ; de la naïveté aveugle, du refoulement des âcres contraintes, du superficiel brouhaha qu’on entend sans entendre, dont l’habituation nous rend inquiets au silence de notre propre esprit. Melancholia n’est pas une réponse, même pas vraiment un questionnement. C’est un sentiment, enraciné, universel, une maladie qu’on peut croire éradiquée mais qui revient toujours, par le pore le plus incongru. Laissons le dernier mot à qui de droit :

« J’ai plus de souvenirs/que si j’avais mille ans. » Baudelaire

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Melancholia

Commissaire : Louma Salamé
Fondation Boghossian, Villa Empain
Du 15 mars au 19 août 2018