Le Toni Erdmann de Maren Ade a déjà beaucoup fait parler de lui depuis son passage à Cannes. Il a gagné le prix officieux du « film qui aurait mérité la Palme d’or » et est régulièrement encensé dans la presse depuis sa sortie en salles.
On le présente avant tout comme une histoire humaine attachante et surtout drôle, terriblement drôle, au point de s’en tenir les côtes sur son fauteuil de cinéma. Touchant et drolatique, Toni Erdmann , le film et le personnage, le sont. Mais les critiques semblent manquer ce qui fait sa saveur et son originalité : l’audace de plonger son regard dans l’abîme de la condition humaine contemporaine, de « voir le gouffre », comme dit Victor Hugo.
L’histoire du film est tout à fait banale. Un père et sa fille, Winfried et Ines, ne se voient plus depuis qu’elle est partie travailler hors d’Allemagne pour une boîte de consultance en ressources humaines. Ils se croisent lors d’un anniversaire. Winfried comprend qu’Ines n’est pas heureuse ; lui-même déprime depuis la mort de son compagnon, un vieux chien depuis longtemps au bout du rouleau. Il décide alors de rejoindre Ines à Bucarest. Commence un chassé-croisé entre les deux personnages. Le père est un clown, son humour potache est au centre de sa personnalité, sa fille est une cadre dynamique et ambitieuse, le sérieux seul peut la conduire sur la voie du succès – le mélange est détonnant.
Maren Ade, la réalisatrice, parvient à naviguer entre les registres de manière surprenante. Le film est avant tout un drame, moralement épuisant, quand on se confronte au vide sidéral occupant le cœur d’Ines, incapable de donner à son père une définition du bonheur qui ne soit pas purement utilitaire. Sa vie est un naufrage dissimulé derrière le paravent de la réussite professionnelle. Son emploi lui-même consiste à donner à des entreprises les moyens de licencier des travailleurs au nom de l’efficacité économique. Cet emploi est le reflet exact du vide de son existence : tout est question de communication, de stratégie, envers les clients et ses collègues – la novlangue du travail a corrompu sa manière de parler d’elle, et de se représenter elle-même.
À l’inverse, la tristesse de Winfried est profondément humaine. Il souffre de la perte de son chien, qu’il aimait énormément, il souffre de voir sa fille souffrir… et sa tentative de transcender la réalité, cruelle, par l’humour, naît de l’espoir de la voir sourire. Ses relations avec les autres, même ceux qu’il ne connaît pas, sont brutes, sincères. Quand il rencontre des ouvriers (futurs licenciés), il échange avec eux et les comprend même s’il ne parle pas leur langue ; il est naturellement curieux et cherche à entretenir des rapports humains presque instinctivement. La société allemande, qui est à peine évoquée, n’a pas l’air plus joyeuse que celle du management international dans lequel évolue sa fille ; sur ces deux scènes de théâtres, il adopte un optimisme jusqu’au-boutiste incarné par ses blagues, ses déguisements, ses histoires farfelues.
La confrontation de ces deux univers, celui terne et vide d’Ines, et celui bariolé et fou de Winfried, forme toute la pulsion narrative du film. Le drame et l’humour ne se succèdent pas, ils fonctionnent ensemble, dialectiquement. L’humour exorcise le drame, le drame supplie l’humour. La réalisatrice n’a pas cherché à passer du baume sur les blessures émotionnelles de ses personnages et, partant, des spectateurs, elle a réussi à montrer que la vie ne se dévoile vraiment que dans l’oscillation extrême du désespoir et de la joie. Mieux, elle ne tranche pas et termine son œuvre sur une longue attente, sans doute frustrante, mais diablement réaliste. On aurait bien du mal à dire si, à la fin, le personnage d’Ines a vraiment changé ou si elle a simplement vécu les événements comme une pause ; si le vide l’habite encore entièrement ou si elle s’est humanisée.
La force de Toni Erdmann est d’arriver à marier non seulement les registres émotionnels mais aussi les registres cinématographiques. Le film navigue en permanence entre un réalisme presque naturaliste et des envolées absurdes. Malgré une approche visuelle très simple, parfois sèche, les acteurs, Sandra Hüller et Peter Simonischek en particulier, crèvent l’écran et jouent avec une justesse admirable ; même les rôles mineurs ont droit à un traitement particulier, qui nous convainc qu’il s’agit bien d’individus réels, ayant une existence hors du cadre.
Le film n’est pas seulement une comédie ou l’histoire d’une famille, c’est surtout une fable sur l’esseulement des êtres humains et sur les rôles que nous font jouer les sociétés modernes. Le père comme la fille enfilent des costumes, mais c’est l’intention, la volonté de chacun qui diverge fondamentalement : le père ment pour faire rire, pour engendrer le bonheur chez les autres et lui-même, la fille ment pour réaliser un projet professionnel froid, destructeur et qui ne la satisfait pas.
Le fait qu’Ines endosse, à la fin, le costume de son père, puis le retire au bout de quelques secondes résume toute l’histoire : est-ce que l’humour gagnera contre le sérieux ? Et Maren Ade refuse de répondre, parce que le réalisme s’impose à la farce et au conte. Une lecture pessimiste de Toni Erdmann serait justement de le voir comme l’histoire de la mort du conte, du côté enchanté de la vie dont Winfried serait un vestige anachronique (et mourant). Une lecture optimiste verrait au contraire dans l’attitude d’Ines une ouverture au réenchantement et un rejet de la froideur de son univers et du vide de son cœur.
La réalisatrice parvient en tout cas à faire passer ces messages, variables selon l’impression du spectateur, efficacement grâce au rire. Et il me semble qu’au final, c’est en effet le rire qui l’emporte, qui emporte le souvenir de Toni Erdmann dans l’ébranlement du plaisir ; il gagne parce qu’il est profondément libérateur et que c’est le sujet inavoué du long métrage : la libération d’Ines et, à travers elle, notre propre libération.