Karoo explore l’exposition consacrée à l’artiste bruxellois Sébastien Bonin, visible au Botanique jusqu’au 19 avril. Une série d’œuvres d’art qui pose la question… de l’art lui-même, de ses limites, de sa transmission.
Un drôle de spectacle accueille la visiteuse du Botanique en ce dernier jour de février, le 29, un jour rare. Les Jardins sont fermés à cause de l’énième tempête qui balaye la ville. Effectivement, au-dessus des arbres et des sculptures, la drache fouette et le vent se déchaîne. Il souffle si fort que l’eau de la fontaine s’envole, coule à l’horizontale comme une brume houleuse, et vient s’écraser contre les fenêtres du hall d’entrée. Les vieilles et hautes vitres vibrent et laissent passer quelques gouttes. Des filets d’eaux descendent joyeusement le long des colonnes tandis que, à l’extérieur, les aigles et les perroquets en bronze semblent prêt à s’envoler.
Et puis le vent chante ; en glissant entre les portes et les joints mal scellés, il fait monter un concert de sifflements, plus ou moins longs, plus ou moins graves. Indifférente aux éléments tonitruants, une abeille précoce rampe sur le sol, près de l’entrée de l’exposition. Elle avance, doucement, met une vingtaine de minutes à parcourir trois mètres qui paraissent considérables. Passant du marbre du hall au parquet du Museum, elle hésite, fait des cercles et finit par se cacher sous le battant d’une porte. Comme si le printemps, réveillé trop tôt, retournait se blottir dans la chaleur d’un trou en attendant que passent les trombes de l’hiver…
Les équipes du Botanique ont choisi de déshabiller le Museum et d’offrir une grande pièce blanche aux visiteuses. Cela s’inscrit totalement dans la démarche de Sébastien Bonin, dont les tableaux sont souvent composés d’espaces vides, à remplir. Comme le note Charlotte Friling, dans son éclairant texte de présentation, l’artiste « incite le spectateur à projeter une interprétation chromatique et idéologiques » sur ses œuvres. À la spectatrice de mettre en couleurs, de combler les lacunes, de s’approprier, en fait, le tableau pour le co-construire. Cette approche très contemporaine de la relation entre l’exposée et l’amatrice peut toutefois poser certains problèmes.
Car, disons le d’emblée, Documenti réclame certains pré-requis. Dans de très nombreuses œuvres, Sébastien Bonin fait référence à l’histoire de l’art et à une pléthore d’autres artistes plus ou moins anciennes. Qui ne connaît pas Le Déjeuner sur l’herbe de Manet ne saisira sûrement pas Le Petit déjeuner sur l’herbe de Bonin. D’une manière générale, le propos même du créateur est de poser la question de l’art et de son histoire : qu’est-ce que la peinture ? Que retient-on des créations passées ? Comment se transmettent-elles ?
Ces interrogations sont bien sûr sensibles dans les références quasi-systématiques des œuvres exposées. Mais elles sont déployées dans les techniques utilisées par Sébastien Bonin : le collage, la peinture, le pochage et la citation. La série principale de Documenti , de grands tableaux au blanc prédominant, sont composés d’une première couche de collages – de photocopies de livres sur l’histoire de l’art, nous apprend Charlotte Friling – recouvert par une couche de gesso, un enduit à base de craie ou de plâtre. Il est généralement utilisé pour donner à la toile un premier « fond » sur lequel appliquer la peinture et, dans ce cas, il est apposé de manière régulière et uniforme. Sébastien Bonin, au contraire, le brosse ou le racle sur la toile très irrégulièrement. Vient pour finir le premier plan de ces tableaux : quelques collages ou dessins au crayon esquissant une scène incomplète.
Cette démarche « radicale » ne peut être comprise sans le support d’un texte savant. Celui de Charlotte Friling, que je cite depuis le début, est précieux… mais il démontre à quel point le sens des œuvres est ésotérique s’il n’est pas explicité. Comment deviner que le gesso renvoie à l’enfance de l’artiste et du travail de son père dans la rénovation ? Comment reconnaître la première couche de collages sans en avoir l’explication ? Ils ont pourtant un sens et même un sens fondamental : chaque tableau renferme, en son cœur, toute l’histoire de l’art. Cette construction en couches, dont la première est à peine visible, à peine reconnaissable, est presque une allégorie de l’esprit humain lui-même et son rapport à l’inconscient comme histoire affective de soi, résurgente quoique dissimulée sous un brouillard. Sébastien Bonin fait de l’histoire de l’art une histoire imaginaire collective. Ses séries donnent l’impression d’être pleines d’échos, de souvenirs fugaces d’un passé inaccessible…
Et c’est peut-être le grand paradoxe de l’exposition : déconstruire l’idée même de transmission, d’héritage historique, au point de rendre toute tradition artistique intransmissible. Il est difficile d’imaginer des novices, des enfants ou des adultes non formées à l’art, entrer dans un rapport d’éducation avec Documenti . Les initiées, quant à elles, pourront se triturer les méninges mais y trouveront-elles quelque chose de plus qu’une opération conceptuelle rondement menée ? L’art de Sébastien Bonin parce qu’il « se moque de la syntaxe comme de la sémantique » (nous dit Charlotte Friling), parce qu’il brise tous les codes, finit par être incomparable. Or, la comparaison, la connexion est le propre de l’histoire d’un art ; une peinture d’aujourd’hui contient toutes les peintures d’hier ; sans en être forcément le produit linéaire, elle est le résultat d’une dialectique entre son contexte présent et le passé.
Ce qui touche, au final, dans le travail de Sébastien Bonin, c’est son empreinte personnelle, ce qui concerne le moins le magma de la modernité se repliant sur elle-même. Il évite l’écueil de trop de productions contemporaines dont l’abstraction atteint des niveaux absurdes. Ses peintures ne sont pas lisses, sa déconstruction ne prétend pas s’abstraire de sa subjectivité artistique ; étonnement, il demeure un artiste profondément attaché à la matière. Ses blancs, à eux seuls, ces blancs consistants et clairs, ne se suffisent-ils pas à eux-mêmes ? Un esprit malicieux pourrait dire que les collages et les dessins sont comme des ornements ou des habits ; un déguisement pour ce blanc des vitrines en travaux, ce blanc des bricolages enfantins, ce blanc sans page, toujours malléable, qui n’a pas forcément besoin de mots pour être original. On trouvera peut-être, dans Documenti , autre chose que les documents, plutôt l’âme d’un chercheur infatigable. Et c’est tant mieux.