J’ai eu la chance de voir Down the Deep, Dark Web au cinéma des Galeries, à l’occasion du festival Millénium : un documentaire qui explore les recoins méconnus et pourtant florissant du net profond.
Un journaliste doit écrire un papier sur le Dark Web, c’est-à-dire sur l’internet non-référencé, caché. Premier réflexe, s’en remettre à l’image qu’en donnent les grands médias : un lieu sombre, interdit, plaque tournante des trafics et repère des criminels. Travailler sur ces méandres, c’est plonger dans un univers de drogues, de tueurs à gages, de pédophilie et même de cannibalisme… Et puis, avec le temps et les recherches, notre journaliste découvre une autre facette du darknet : un espace de liberté et de création, où se mène un combat permanent entre des visions de l’avenir concurrentes.
Le film de Tzachi Schiff et Duki Dror est passionnant. Cela tient déjà à son montage : dynamique, rapide, les images illustrent quasi instantanément la narration d’Yuval Orr, le fameux journaliste et accessoirement le scénariste. Sa forme est en parfaite adéquation avec le monde qu’il évoque, où les médias fusionnent et où le temps a été aboli par les échanges d’informations ultra-rapides. Malgré son format court, une cinquantaine de minutes, le documentaire parvient à mettre en lumière plusieurs représentations du darknet, de son rôle et de son avenir.
En effet, le protagoniste principal va être confronté à des idéologies radicalement opposées. D’un côté, les adversaires du darknet, qui justifient l’existence des systèmes de surveillance gouvernementaux pour des raisons d’ordre et de sécurité ; de l’autre ses partisans, une myriade de mouvances qui défendent au contraire le droit à la vie privée et même, plus radicalement, le droit de se passer d’un État ou d’un gouvernement. Même si les deux camps ont la parole, c’est clairement celui des protestataires qu’Yuval Orr et les réalisateurs mettent le plus en avant.
On rencontre ainsi les crypto-anarchistes – des codeurs/hackeurs révolutionnaires, bien décidés à se battre contre Big Brother. À leurs yeux, nous vivons dans des sociétés à la limite du totalitarisme, où les moyens techniques de surveillance se sont tellement développés (notamment avec internet, les smartphones et la connectivité galopante) que la contestation classique est presque devenue impossible. Dans un monde où l’intimité n’existe pas, il sera toujours possible de faire pression sur les individus en les menaçant de révéler leurs secrets au grand jour – sans parler bien sûr de la capacité des autorités à prévoir les mouvements de révolte à l’aide du Big Data.
Ces crypto-anarchistes sont les descendants des cypherpunks, des groupes de cryptographes ayant prédit, dès l’apparition d’internet, tous les dangers et les défis de ce nouvel espace. Le documentaire dresse le portrait d’une lutte, presque titanesque, entre la cryptographie et la surveillance, entre ceux qui produisent des moyens d’anonymisation et ceux qui les brisent ; lutte éternelle puisque pour chaque code cassé par les surveillants, les cryptographes en inventent de nouveaux. Une des forces de Down the Deep, Dark Web est de montrer l’action des activistes non seulement dans des démocraties libérales mais aussi dans des dictatures, où l’utilisation du darknet peut se révéler une question de vie ou de mort.
Si les crypto-anarchistes s’inscrivent ouvertement dans une filiation révolutionnaire, d’autres défenseurs du darknet se cantonnent à la défense de la vie privée ou alors s’inspirent du transhumanisme et pensent que l’humain fusionnera un jour avec la machine. Dans tous les cas, ces militants reconnaissent que le darknet est utilisé pour des activités illégales, mais ils vouent une certaine sympathie aux « criminels », au moins dans le domaine des drogues. C’est une amusante répétition de l’histoire : déjà pendant ses heures glorieuses, l’anarchisme voyait parfois dans le lumpenprolétariat, c’est-à-dire les franges marginalisées des classes populaires, un agent de la révolution.
Comprenons-nous bien : ce documentaire n’est pas une pièce de propagande ; il présente ces visions mais n’hésites pas à louvoyer entre l’étonnement contemplatif et la remise en cause totale. Comme Yuval Orr l’a expliqué au public après la projection, son but est lever le voile sur un monde et des idées que la plupart des gens ignorent. Malgré les révélations de Snowden, pour prendre l’exemple le plus frappant, les populations européennes et américaines semblent résignées à vivre sous le regard permanent de leurs gouvernements. Down the Deep, Dark Web a évidemment pour objectif de les aiguillonner mais pas de leur fournir un programme ou une réponse définitive. À eux de se faire leur avis, expliquait Yuval Orr.
La présence à ses côtés de Jean-Jacques Quisquater, professeur à l’Université catholique de Louvain et cryptographe, était également éclairante. En Belgique, dix mille personnes utilisent le logiciel TOR pour anonymiser leur navigation sur Internet – en France, le chiffre monte à cent mille. Même s’il s’agit d’estimations (la pratique elle-même rendant impossible un comptage précis), on constate que la défense de la vie privée est une affaire partagée par bien plus de gens qu’on ne le pense.Down the Deep, Dark Web n’est pas un documentaire militant, mais un documentaire politique. Il parle de la face cachée d’un système que nous utilisons tous en permanence et que, pourtant, nous connaissons fort mal ; il se fait le relais de philosophies opposées sur le rôle ou le pouvoir du gouvernement, sur la nécessité ou non de défendre bec et ongles nos libertés ; il fait partie de ces films sans prétention mais forts, capables, peut-être, de faire changer les choses pour un, deux, ou quelques individus. Ce qui, à notre époque, est déjà un exploit.