Exposition Les Orages
L’ISELP fête cette année ses cinquante ans et c’est dans ce cadre que se déroule, du 23 avril au 19 juin, l’exposition Les Orages . Expressions et explorations des pratiques conceptuelles y sont mises à l’honneur.
Devant la galerie de l’ISELP (Institut Supérieur d’Étude du Langage Plastique) les trottoirs sont presque déserts malgré l’uniformité bleu du ciel qui pèse, d’un sommet d’immeuble à l’autre. Les rares passantes1 , masquées et discrètes, portent encore leurs vêtements d’hiver ; les vestes surnuméraires battent l’épaule de leurs propriétaires ou sont soigneusement calées et repliées contre leur avant-bras. Sur le seuil, je prends une dernière bouffée d’air ; il est chargé de chaleur, de poussière et d’une légère vapeur de pétrole qui émane sans aucun doute de la station service toute proche.
À l’intérieur, on pénètre dans l’atmosphère tamisée et un peu étouffante de l’exposition Les Orages . Étonnant titre, pour commencer. Ce qui se dégage des œuvres, on va le voir, tient plutôt d’une tension, d’une attente inéluctable. « Avant la tempête » aurait sûrement mieux couvert cet état de pression. Mais Les Orages renvoie, comme nous l’expliquera son curateur Laurent Courtens, à une scène de L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock2 . Et puis, l’exposition s’inscrit également dans le contexte des temps présents, celui des crises à répétition et du sentiment d’une violente cassure à venir. Admettons, même s’il ne faut pas s’attendre à des furies, des bourrasques et des tourbillons. Au contraire, la plupart des œuvres réunies s’inscrivent assez ouvertement dans une forme d’art conceptuel, allégorique et souvent froid.
Les œuvres
La visiteuse croisera d’abord la route de Der Bergsteiger (l’alpiniste) du suisse Simon Deppierraz : un bloc de roche (en polystyrène) assuré par une corde d’escalade. Suspendue en l’air, la fausse roche incarne l’individue en un instant de précarité intense, retenue au-dessus du vide, sa vie ne tenant qu’à un fil. Un peu plus loin, sous cloche, une installation de l’artiste marocain Mounir Fatmi : des manuels de traduction, des dictionnaires et autres ouvrages sur l’humanité et les langues sont reliés entre eux par des câbles multicolore, c’est Connexions 02 : Le Langage . Ici, la métaphore sur les liens entre les sociétés et les humaines me semble transparente. À l’autre bout de la galerie, deux micros sur pied en bronze, dont l’un gît au sol ; il s’agit de Talking Loud Saying Nothing de Jonathan Sullam. Une fois encore, le concept et sa réalisation parlent pour elles-mêmes.
Ce qui étonnera peut-être la visiteuse, tout au long de l’exposition, c’est l’absence quasi totale des figures humaines. C’est un peu comme si ce monde au bord du basculement était peuplé d’ombres. Si cela peut tenir justement du propos, cette impression devient problématique quand les œuvres discutent directement avec le présent. Inventory 216 de Cathy Coëz est sûrement l’installation la plus trouble : elle est composée de deux cent seize matraques, de diverses formes, reproduites en bois de chêne. Leur texture est chaleureuse, presque douce et rappelle celle des jouets en bois. Ici pas de matraqueurs, pas de matraquées, pas de sang ou de matière vivante ; on pourrait penser que la matraque est un objet de musée, un artefact de torture médiévale conservé par souci d’éducation. La négation de la chair ne saurait être plus totale ; et celles qui ont souffert, réellement, de la morsure d’un gourdin pourraient se demander si, dans ce cas précis, le langage plastique ne manque pas de travaux pratiques et d’une réflexion un peu plus profonde sur l’éthique, la dignité et leurs rapports aux arts.
Malheureusement, les trois œuvres qui me paraissent sortir clairement du lot héritent toutes d’une situation compliquée dans l’exposition. D’abord l’impressionnante installation, États latents , de la plasticienne belge Gwendoline Robin : un cratère constitué de plusieurs couches, de sable, de terre noire et de béton, surplombé par un énigmatique réseau de tubes en verre. L’ensemble fait partie d’une performance qui se déroulera le 6 mai. On aurait bien voulu encourager nos lectrices à s’y rendre mais… l’évènement affichait déjà complet avant même l’ouverture officielle de l’exposition. Même si cette fraction de paysage possède, en elle-même, une capacité à frapper l’imagination indéniable, la visiteuse se trouve frustrée de ne pouvoir jouir de l’œuvre entière.
Celle qui souffre le plus est sans conteste3 l’extrait du Territoire des autres , documentaire animalier, poétique parfois expérimental, réalisé en 1970 par François Bel et Gérard Vienne. Pour l’occasion, Michel Fano a associé aux images des sons, notamment ceux d’une battue, qui renforcent l’exploration visuelle fascinante, réalisée par les documentaristes, du fonctionnement interne des corps. Malheureusement, l’écran choisi pour présenter l’œuvre se trouve à l’entrée de la galerie, dans une zone trop lumineuse qui favorise les réflexions et, surtout, à un endroit de passage relativement bruyant, qui ne permet pas de rendre justice à sa dimension sonore.
Enfin, on peut regretter que la seule toile présentée de l’artiste belgo-nigérianne Obiageli Okigbo, La Pieta , se trouve en face du History Is Not Mine de Mounir Fatmi, une vidéo où un homme sans visage tape sur une machine à écrire avec des marteaux. Si celle-ci incarne bien son message et se réflexion sur la censure, il est assez cocasse qu’elle empiète sur l’expérience sensorielle de la visiteuse et donc sur la découverte d’autres œuvres. La Pieta , pour moi le clou de l’exposition, frappe par sa puissance esthétique. L’artiste mélange des techniques et des styles très variés, de la peinture coréenne à la sculpture nigériane, pour arriver à un résultat très sombre, iconique et presque millénariste. Celle qui incarne, dans cette toile, la figure religieuse, est représentée à côté de la mort, peut-être celle de l’enfant ; les formes de l’encre, des pigments et des pastels laissent à celle qui regarde une grande marge d’interprétation mais demeurent toujours bouleversantes.
L’art, le concept et le public
L’ISELP, qui a donc cinquante ans d’existence, est aujourd’hui en pleine mutation. On comprend qu’avec Les Orages , l’Institut ait voulu mettre en avant un thème profondément contemporain et offrir quelques explorations plastiques audacieuses au public. Mais on peut se demander à quel public ? Dans le communiqué de presse annonçant l’exposition, il est indiqué que l’ISELP a été fondé dans « le but d’offrir au grand public un accès à la création contemporaine » (c’est moi qui souligne). De ce point de vue, le résultat des Orages est plutôt en demi-teinte. Il y a, bien sûr, de nombreuses œuvres-concepts aux propos assez clairs, mais, à l’inverse, plusieurs des pièces les plus importantes se classent plutôt dans des variantes ésotériques de l’art conceptuel. Ainsi, qui comprendra sans contexte The Benefit of the Eye de Jonathan Sullam ? L’œuvre renvoie en même temps aux bombardements du régime syrien sur Alep et au 11 septembre ; elle utilise un algorithme complexe pour faire varier sa luminosité en fonction du nombre de frappes et de morts à Alep sur une période de temps donnée. Massive, froide avec ses tons métalliques et ses néons bleutés, d’une altérité électronique affichée, elle semble, d’emblée, menaçante.
Même l’exercice assez didactique de Der Doppelgänger du vidéaste Bernard Gigounon est difficile à suivre sur la durée. Présenté dans une salle obscure, cette vidéo d’une demi-douzaine de minutes monte des images de grandes stars du cinéma d’action hollywoodien et les font se tuer elle-mêmes en raccordant des scènes de différents films. Si l’effet est amusant, l’utilisation d’une piste sonore unique reprenant en boucle le roulement de tambours, au début de la bien connue ouverture de la Twentieth Century Fox, devient rapidement très agaçante et fait du visionnage un effort assez absurde.
Notre époque de crise est aussi une époque de gouffre entre le grand public et l’art dit « contemporain » ; en tout cas, d’avec les diverses pratiques d’art plastique contemporaines. La question des orages que notre société doit affronter ne passe-t-elle pas, aussi, par une réflexion sur la pratique et le partage démocratique des arts ? Quand Laurent Courtens parle de « révolution » et évoque le nécessaire « redéploiement total de l’esthétique », on peut s’effrayer que celui-ci soit défini, avant tout, d’un point de vue conceptuel et avant-gardiste, loin, très loin des masses. C’est aux artistes, bien sûr, à trouver des solutions, des ponts et des passerelles ; à créer les réponses adéquates. Mais on peut regretter que la question elle-même soit si souvent écartée au motif de la fatalité et d’un état des choses. Les Orages , à l’instar de nombreuses autres expositions actuelles, la repose pourtant de plusieurs manières : une galerie est-elle un lieu d’éducation et d’autodidaxie ? Doit-elle intégrer dans sa scénographie et ses choix artistiques la notion d’accessibilité ? Ou alors peut-elle assumer d’être un lieu protégé aux profits des esthètes et des artistes ?