Plongée dans la guerre civile syrienne à travers les yeux d’un auteur-dessinateur de bandes dessinées, Zerocalcare, qui a embrassé la cause kurde : voici Kobané Calling , paru aux toujours excellentes éditions Cambourakis.
Comment rendre intelligible les affres d’une guerre comme celle qui secoue la Syrie depuis 2011 ? Comment donner corps à la lutte spécifique des kurdes syriens, qui se battent autant contre Daesh que pour gagner leur autonomie ? Zerocalcare a choisi le reportage BD.
Il part une première fois pour la région en 2014, au plus fort de la bataille de Kobané : Daesh a avancé dans le nord de la Syrie et contrôle presque entièrement le canton de Kobané. Seul demeure une poche de résistance dans la ville même. Les Kurdes doivent en plus faire face, sur leurs arrières, à l’hostilité du régime turc qui empêche le ravitaillement et complique considérablement l’arrivée de renforts. Au pire moment, les Kurdes ne tiennent plus qu’une fine bande de terre près de la frontière et quelques immeubles…
Les États-Unis et la coalition internationale changent alors de stratégie : ils commencent à bombarder activement les positions de Daesh. Les Kurdes saisissent leur chance et la bataille de Kobané se renverse. La ville est libérée. Zerocalcare vit une partie des combats depuis un petit village kurde de Turquie ; il rencontre des soldats blessés et des civils kurdes qui ont fui devant Daesh. La nouvelle de la victoire lui arrive en Italie – il en est bouleversé. Le sort du Rojava, le Kurdistan syrien, est devenu pour lui quelque chose de personnel.
Une question structure le récit de ce premier voyage : pourquoi est-il parti ? Pourquoi prendre tous ces risques : s’approcher d’une zone de guerre, venir apporter son soutien aux Kurdes en Turquie où cela peut coûter très cher ; pourquoi se lancer dans cette aventure ? Au-delà des raisons rationnelles ou idéologiques, Zerocalcare finit par répondre : le cœur. Sa génération n’a pas connu ce sentiment que le monde va changer radicalement, qu’il va peut-être devenir meilleur. Les Kurdes incarnent aujourd’hui, pour certains, cet idéal : pas seulement se défendre contre Daesh mais fonder une nouvelle société politique démocratique, autogestionnaire et égalitaire. Kobané Calling est autant une porte ouverte sur la situation au Rojava que le résultat d’un frisson existentiel.
Zerocalcare repart ensuite en juillet 2015, en passant par le Kurdistan irakien et les camps d’entraînement du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, équivalent en Turquie du PYD). La situation est différente : Kobané a été libérée, les Kurdes avancent, Daesh recule. Depuis 2014, le territoire contrôlé par les Kurdes et leurs alliés (des milices arabes, syriaques, turkmènes, etc.) n’a cessé de grandir. À l’heure où j’écris ces lignes, la capitale de Daesh, Raqqa, est encerclée par ces mêmes combattants. La bande dessinée tente de montrer les différentes réalités du monde kurde : la guérilla secrète du PKK, le gouvernement de la région autonome kurde en Irak et puis la situation précaire dans un Rojava dévasté par la guerre.
En lisant Zerocalcare on pense évidemment à Joe Sacco, référence obligée, mais on constate aussi que le dessin de Kobané Calling est à la fois un acte générationnel et un acte politique.
Générationnel parce que la BD s’inspire d’une multitude de codes (notamment des comics américains) et usent de plusieurs dizaines de référence à la pop-culture des années 1990-2000. Son auteur parle aux gens de sa génération. Même le mode de narration – qui alterne le dialogue intérieur, les explications géopolitiques, les témoignages des acteurs sur place – jette régulièrement le sérieux aux orties et n’hésite pas à représenter la voix intérieure de Zerocalcare sous forme d’un tatou ou alors « l’esprit » de son quartier romain sous forme d’un mammouth. L’irrévérence et la fantaisie sont là pour soulager le lecteur du poids d’un sujet particulièrement difficile.
Politique, la BD l’est sans aucun doute. Même si l’auteur n’aura de cesse de remettre en cause toutes les propagandes, et donc aussi celle des Kurdes (et en particulier du Parti de l’union démocratique, PYD, qui contrôle en partie le Rojava), il ne cache jamais sa sympathie pour la révolution sociale. Zerocalcare a évolué dans les milieux alternatifs italiens – quand il part pour la première fois pour la Syrie, il fait partie d’une délégation « de soutien » à la cause kurde.
Kobané Calling est une bonne introduction à la révolution du Rojava, en plus d’apporter de la fraîcheur dans le genre du reportage de guerre dessiné. Il faut toutefois se garder de prendre le récit de Zerocalcare pour autre chose qu’un récit : au milieu d’un monde et d’une guerre complexes, l’auteur-dessinateur ne peut pas saisir toutes les nuances de la réalité. La lecture d’autres ouvrages sur le Rojava est impérative pour se faire une idée plus juste de la révolution du Rojava.