Cette semaine, une plongée dans les étagères poussiéreuses du XX e siècle, avec un roman socialiste d’Upton Sinclair. L’histoire des abattoirs de Chicago et des travailleurs qui y tuaient et s’y tuaient au siècle dernier.
La littérature est politique. C’est à la fois un lieu commun et l’expression d’une exigence qu’il est bon de rappeler de temps à autre. Tous les ouvrages littéraires contiennent une dimension politique, une représentation de la société ou de son imaginaire – ils sont tous, au fond, parcouru par la question de la « bonne société », même quand ils plongent dans le nihilisme ou le cynisme le plus noir. Mais certains écrivains vont encore plus loin et font de l’acte d’écrire un acte explicitement politique. C’est le cas d’Upton Sinclair.
Aujourd’hui, son nom est largement tombé dans l’oubli. Il fait partie d’une tradition littéraire qu’on peut qualifier sans trop s’avancer de « socialiste » ou de « prolétarienne », dont Jack London demeure l’un des représentants les plus connus. Dès l’aube du XX e siècle, de nombreux auteurs ont raconté le monde à travers les yeux du peuple et dans l’espace de son quotidien. En France, Panaït Istrati, Henri Poulaille, les frères Boneff pour n’en citer que quelques-uns ; en Russie, la Mère de Gorki, publié en 1907 en constitue le prototype ; comme le moins célèbre Bateau-Usine de Takiji Kobayashi a pu l’être au Japon en 1929.
Et aux États-Unis, nous retrouvons Utpon Sinclair. Auteur de plusieurs dizaines de romans, de pièces de théâtre, journaliste, activiste, il a couronné son œuvre avec les onze Lanny Budd , série romanesque retraçant l’histoire de la première moitié du XX e siècle à travers les tribulations de Budd – elle n’a jamais été traduite entièrement en français. Et pourtant, Sinclair continue à nourrir l’imagination de notre époque : l’un des plus grands films de Paul Thomas Anderson, There Will Be Blood , est adapté de son roman Pétrole ! .
Le hachoir et la chaîne
L’œuvre qui l’a fait connaître, c’est la Jungle , publiée en 1906 après une diffusion en feuilleton dans le journal socialiste Appeal to Reason . L’histoire de Jurgis Rudkus, immigré lituanien débarqué à Chicago avec sa future femme Ona et quelques parents, tous trois attirés comme beaucoup d’autres étrangers par l’espoir d’une vie meilleure. Jurgis trouve rapidement un travail aux abattoirs, une ville dans la ville, avec ses propres banlieues, construites sur des marais et des décharges. Jeune et vigoureux, il est persuadé d’être ce self-made man qu’exalte la culture américaine. Il se marie, achète une maison à crédit, ne compte pas ses heures. Les syndicalistes ? Des râleurs. Les chômeurs ? Des fainéants ! Lui y arrive bien, pourquoi pas eux ?
Évidemment, rien ne se passe comme prévu. Il y a l’hiver et ses maladies et puis un accident. Jurgis est immobilisé pendant plusieurs semaines. L’argent ne rentre plus. Et tout va à vau-l’eau : ils sont chassés de leur maison qu’ils ne peuvent plus rembourser, Ona se prostitue sous la pression d’un contremaître, Jurgis accepte les pires tâches pour briser la spirale infernale. Mais rien n’y fait. Ona meurt et Jurgis abandonne tout, quitte la ville et se fait vagabond. Le reste du roman raconte son retour à Chicago et ses nouvelles errances, successivement mendiant, voleur, bourreur d’urnes, contremaître, briseur de grève et, finalement, sa rencontre avec des socialistes et sa conversation à la cause révolutionnaire.
La Jungle emprunte au journalisme un certain regard, une vision de l’environnement. Les descriptions des abattoirs sont glaçantes, l’absence d’hygiène, l’industrialisation de la chaîne alimentaire, le traitement des animaux et, bien sûr, celui des humains : machines jetables quand elles s’enrayent. Chicago est une société taille-réduite : les classes populeuses, massives, toujours aux bords de la misère quand elles n’y ont pas déjà plongé ; et puis la bourgeoise et les patrons qui semblent vivre sur une autre planète.
Jurgis est un personnage-type, qui va vivre à peu près tout ce qu’il est possible de vivre dans cet environnement. D’abord dans la peau de l’ouvrier modèle (travailleur et obéissant), il va ensuite connaître la précarité puis le vagabondage, la mendicité, le vol, le trucage politique et, enfin, la militance. On sent bien que cette construction est artificielle mais tout le roman est tendu vers un but unique : faire connaître une vérité sur la condition humaine. Jurgis et tous les autres personnages ne sont in fine que des noms d’emprunt, choisi par le journaliste-écrivain pour figurer une réalité générale.
Il faut noter, du coup, que le style de Sinclair est utilitaire – il rejoint cette tradition anglo-saxonne de l’écriture transparente et, en fait, très moderne. Même cette approche découle d’un choix conscient et politique : le roman, la fiction, sert à donner à la vérité une chair, un pouls, une vie avec tout ce qu’elle compte d’émotions ; le style dépouillé, parfois trop, doit permettre aux « héros », les classes laborieuses, de pouvoir lire leur propre histoire. L’intention est donc clairement de faire du livre un objet et une arme populaire.
Le lecteur contemporain y trouvera quand même son compte, par exemple en découvrant que tous les questionnements sur la condition animale et sur l’industrie agro-alimentaire se posaient déjà à la toute fin du XIX e siècle. Il s’agit presque d’une préhistoire de notre culture ultra-industrielle. Et surtout, la Jungle parle d’un passé qu’on balaie souvent sous le tapis, celui des centaines de milliers d’ouvriers et de travailleurs qui ont fait la fortune des États. À contre-courant d’une historiographie qui ne retient que les Alexandre, les César et les Napoléon, Upton Sinclair participe à la conservation de la mémoire des Jurgis, Ona et de tous les sans-noms.