Retour sur
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le Septième Juré,un classique de Georges Lautner en noir et blanc datant de 1962, dépeignant l’hypocrisie des mœurs et des institutions bourgeoises. Acide et poétique.
Le crime originel : un pharmacien de province, déplumé, bedonnant, effacé, croise par un dimanche ensoleillé une jeune fille qui bronze au bord du lac ; il se jette sur elle, étouffe ses cris, l’étrangle. Grégoire Duval (interprété par Bernard Blier) passera le reste du film à se questionner, à nier, à accepter, à essayer de comprendre comment lui, le notable à la vie si tristement banale, a pu devenir un assassin. À se demander pourquoi Catherine Nortier (Françoise Giret) est morte. Peut-être aurait-il pu vivre avec son méfait, mais les événements vont le forcer à assumer ses actes.
Or, le hasard poursuit le pharmacien. Parce que représentant respectable de la communauté, il est nommé juré au procès. Le coupable devra donc juger l’innocent. Duval se découvre du courage et parvient à sortir Sautral d’affaire ; mais le verdict ne satisfait pas les notables. Si ce n’est pas un représentant de cette jeunesse immorale, qui alors ? Un bourgeois ? Impensable ! Le film se termine au moment où Duval avoue, et hurle qu’il est bien coupable quand on lui répond que c’est impensable. Sa femme Geneviève (Danièle Delorme), pour sauver la pharmacie et pour « ne déranger personne », le fait interner. Duval paraît soulagé, il va payer son crime et puis, « prison pour prison, celle-là en vaut bien une autre ».
Le long métrage de Lautner impressionne par sa maîtrise. Basé sur un livre éponyme du romancier Francis Didelot, il reprend et retourne les codes du policier – débutant avec le crime, l’intrigue suit non pas l’enquêteur mais le meurtrier, obligé de devenir lui-même l’agent de la vérité pour sauver un bouc-émissaire. La caméra montre toujours les forces de l’ordre et le procureur avec une ironie mordante. Bouffis d’orgueil et de préjugés, ils pensent avoir réglé l’affaire en un claquement de doigt et sont complètement dépassés quand Duval fait voler en éclats leurs arguments au procès.
Typique d’un certain cinéma français des années 1950-1960, le film repose avant tout sur ses dialogues. Il ose donner à Duval une voix intérieure bavarde et savoureuse, presque poétique. La mise en scène se met au service des mots, jouant en permanence sur le diégétique (la réaction des personnages, coups d’œil, mouvements, moues interrogatrices devant Duval qui parle dans sa tête) et l’extra-diégétique (le discours intérieur, les musiques). Au cœur de la réalisation et du scénario, un thème central, celui du miroir : les surfaces reflètent, à commencer par celle du lac au bord duquel est perpétré le crime. Duval est le reflet de Sautral, sa femme Geneviève celui de la jeune Nortier, les notables et leur café celui de la jeunesse et de leur club, la musique classique celui du jazz et du rock.
Le Septième Juré , plus qu’un film policier ou judiciaire, est un film de mœurs politiques. Il décrit une société provinciale hypocrite et conservatrice. Quand Catherine meurt, les bourgeois s’indignent alors qu’ils la vouaient quelques jours plus tôt aux enfers. Il ne leur viendra jamais à l’esprit que c’est un des leurs qui a tué. Le commissaire ne croira pas Duval, même Sautral ne croira pas Duval ! Lui, l’assassin ? C’est ridicule ! Et pourtant, c’est vrai et, en dernier recours, on le fera passer pour un fou. Parce qu’un notable convenable ne peut pas être un tueur.
Pourquoi Duval a-t-il tué Catherine ? Lui-même pense trouver la réponse : il a épousé sa femme au lieu de se consacrer à l’amour, il a fondé une famille au lieu de penser à son bonheur. Dans une scène très touchante avec son fils, il se rappelle ce temps, avant qu’il ne devienne Monsieur le pharmacien de première classe, quand il était encore vivant. Il est coupable, bien sûr, mais la société l’est aussi, cela sera répété plusieurs fois : ce sont les notables qui ont tué Catherine. Ils ont créé un monde de mensonges, plein de refoulés et de non-dits. Ce fut Duval, mais cela aurait pu être quelqu’un d’autre. Et finalement, n’est-ce pas Catherine qui avait raison ? De vivre, de rire, de profiter de la joie ?
Le film de Lautner a un peu vieilli et certaines scènes peuvent sembler étrangement découpées, notamment pour créer des effets de malaise, lors du meurtre ou alors quand toute la famille Duval est prise d’un rire nerveux. Mais ses qualités le placent hors de portée des critiques faciles. Le Septième Juré est un magnifique exemple de cinéma littéraire, critique et stylisé. Et son époque parle à travers l’œuvre, la vieille société française tremble, les racines de l’autorité sont pourries par l’hypocrisie, la jeunesse prend son élan et rêve de 68 avant de l’avoir vécu ; un monde s’efface et un monde naît. Et entre les deux, une jeune fille meurt d’avoir été heureuse et un vieux pharmacien comprend qu’il s’était arrêté de vivre longtemps auparavant.