Tom Buron a publié en mai dernier, au Castor Astral, un nouveau recueil : Marquis Minuit . Karoo revient sur celui qui s’affirme, livre après livre, comme un grand poète contemporain.
Les avez-vous vus descendre en cortège
là où les étoiles pullulent et les serpents scintillent ?
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Vous les verrez, dans leurs débauches, les noirceurs, leurs splendeurs, les mots défiler sans ordre, comme un grand carnaval de la fin du monde. Vous serez, perdus, dans le flot, vous boirez la tasse ou trinquerez avec des verres débordants d’absinthe ; la langue, dans la folie de ses méandres, est contagieuse. Vous voudrez relire, replonger, errer encore au-dedans, pour comprendre ? Peut-être. Pour vous enivrer sans doute. Pour goûter, une fois de plus, au magma d’une poésie libre et pourtant si finement bâtie, c’est sûr.
Avec Marquis Minuit , Tom Buron poursuit l’aventure qu’a résumée Nadirs , publié en 2019 chez maelstrÖm . Une grande ambition : tailler dans le milieu de la poésie, une brèche inconfortable, aller jusqu’au bout d’une architecture complexe, faite d’ombres et de colonnes absentes ; offrir aux sens de ses contemporaines2 une expérience poétique radicalement différente et qui s’assume sans souci de plaire ou d’être célébrée. Une ambition remplie ou plutôt une aventure qui rempile.
Nous suivons un sillage, celui du Marquis, personnage ou plutôt personnification de ce qu’on voudra mettre de grandeur et de passion noire. Figure en tout cas toute en contradiction et vibrant de dialectiques négatives ; noble dans son déclassement, riche dans le caniveau, lumineuse si le feu aspire toute lumière. Compagnon délirant, le poète raconte aux assoiffées des histoires de mers grandioses ; s’il est un Eldorado, il doit être pirate, mouvant quelque part au centre de l’Atlantique et ouvert aux seuls exilées.
Marquis Minuit queue de comète –
que chaque parole s’effondre !
que chaque parole s’effondre en un orchestre
que chaque voyage soit un retour
mais adieu aux nuits adieu à la foi
et adieu aux analogies hallucinatoires
L’oiseau-tonnerre retrouve sa place
Il enterre enfin sa sandale lavée de lave
La lumière du phare haut porté
nous brûle la poitrine
Décortiquer l’écriture de Tom Buron n’a pas le moindre intérêt. On pourrait dire, redire, que ses poèmes sont comme des toiles d’araignée pleines de nœuds de sons et de sens ; que comme une toile, elle tremble quand la lectrice approche et fait entendre à son oreille intérieure la mélodie des grelots dansant, s’entrechoquant ou balançant tout juste leurs ors. On pourrait se répéter encore en avertissant la lectrice : Marquis Minuit est à proprement parler une expérience, qui, en modifiant les règles de la lecture analytique pour la rendre presque purement automatique et symbolique, fait naître quelque chose d’étranger . Et donc d’infiniment nourrissant. On pourrait bien sûr relever que la couverture, une peinture de James F. Johnston, coiffe parfaitement le texte et semble même provenir de lui.
La tâche critique, face à sa poésie, n’en est que plus passionnante puisque, là encore, il faut abandonner ses armes et s’abandonner à l’autonomie de langue de l’autre. Si critique il y a, elle se doit d’être aussi inconsciente des règles et des contraintes du réalisme que le texte qu’elle critique. Elle ne pourrait être, sinon, qu’admiration aride ou étude scolaire. Ou rejet bien sûr. Lâcher prise ainsi c’est devenir le Marquis ou celui qui le suit, ou l’œil qui les surplombe, ou l’altérité adorée-honnie du Major Zénith, ou une simple passante au milieu de la toile. On peut relire trois fois le recueil et son long poème central et s’oublier dans un nouveau point de vue. Pour cela, cela simplement, on mesure à nouveau la profondeur de l’empreinte de Tom Buron, creusant avec ses mots des espaces qu’on peut ré-explorer à l’envie, des cités souterraines où de nouvelles façades feront jour, tout à coup, à notre propre surprise.
Zeitnot
Un silence, telle une flèche d’or
balafre le monde
Disparaîtras-tu
autant de fois qu’il le faut ?
En 2019 je faisais des prophéties. Aujourd’hui, je préfère rêver joyeusement. Dans les « Satellites » qui accompagnent le poème principal, Tom Buron glisse quelques courtes écritures, comme « Zeitnot » juste cité, « Couvre-feu » ou « Hors-jeu ». Cette forme, presque aphoristique, convient particulièrement à langue du poète. Peux-tu imaginer, cher Marquis, un jardin planté de courtes odes ? De quelques tiges d’expressions frappantes ? Je ne sais si cette forêt d’ombres lunaires sera tienne – mais je veux l’espérer.